Ouvert la nuit

OUVERT LA NUIT

Au théâtre ou au cinéma, depuis une quinzaine d’années, Edouard Baer fait chaque fois le même numéro. Des mises en abyme loufoques et brouillonnes de saltimbanque (lui-même) en plein remue-méninges. Qu’il planche sur un nouveau concept d’émission (La Bostella, 2000) ou s’amuse à faire jouer au vrai Jean Rochefort un faux Jean Rochefort (Akoibon, 2005). Avec toujours le ris­que que l’absolue quête de fantaisie dont il s’est fait le chantre passe, le charme évaporé, pour du je-m’en-foutisme. Son nouvel alter ego se nomme Luigi (comme le héros de l’un de ses spectacles de cabarets, La Folle et Véritable Vie de Luigi Prizzoti) et dirige avec une joyeuse désinvolture un théâtre au rond-point des Champs-Elysées, à l’endroit même où l’acteur a jadis tenu son Grand Mezze, avec François Rollin.

Serait-ce la sagesse de la cinquantaine (chez lui resplendissante), l’échec longuement mûri de son précédent film, le fait de tourner enfin sur son terrain de jeu (Paris !) et non dans le sud de la France, ou plus simplement un regain de sincérité dans son personnage d’infatigable baratineur mondain ? Cette fois, l’alchimie est quasi parfaite dans ce road movie nocturne où l’on erre, légèrement grisé par le cocktail, de bar chic en troquet popu, de Montreuil aux quais de Seine, en compagnie d’un Luigi plus préoccupé de faire découvrir sa vie — la vie — à une jeune stagiaire pétrie de certitudes (Sabrina Ouazani, dans son meilleur rôle à ce jour) que par les « dix ou vingt mille balles » qu’il doit récupérer auprès de sa mécène pour payer sa troupe, en grève à la veille de la première.

Cette idée de « traversée de Paris », Baer l’a empruntée à son mentor, Jean-François Bizot, qu’il a suivi plus d’une nuit de bringue quand ce dernier lui a donné sa chance à Radio Nova, à l’aube des années 1990. Hymne à la tchatche, à l’imprévu, au hasard des rencontres, à cette capacité qu’a la nuit d’abolir les frontières entre les gens et les classes, le film est aussi une déclaration d’amour à la Ville lumière, filmée avec fougue et sans clichés.

Pris en flagrant délit d’ego trip, mi-Alberto Sordi, mi-Patrick Modiano, Edouard Baer n’en est pas moins ­lucide sur l’égoïsme du héros qu’il incarne, prêt à se plier en quatre pour sa famille de substitution, mais incapable de tenir compagnie plus de dix minutes à ses propres filles. « Je ne suis qu’un pauvre type, un cynique, un manipulateur, un sale con », dit-il de lui, en utilisant les reproches que son entourage, excédé mais séduit, lui envoie parfois à la ­figure. A savoir Michel Galabru, dans son dernier rôle, Audrey Tautou, ­géniale en assistante couteau suisse, et Grégory Gadebois, régisseur polygame. Mais comment en vouloir à cet homme de l’ombre, dévoué corps et âme à sa troupe, qui préférera toujours, à « l’argent de la vieille », contempler le soleil se lever en haut d’un parking de Montmartre ?« On s’en fout si/on a des soucis/Puisqu’on est aussi/ouverts la nuit », chante Souchon dans la chanson qu’il a écrite pour cette ode aux intermittents du coeur et du spectacle.

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