Monia Chokri ( Babysitter )

Née le 27 juin 1982 à Québec

Canada

Actrice, réalisatrice, scénariste

La Femme de mon Frère, Babysitter

Monia Chokri avait réalisé en 2019 un premier long-métrage remarqué, « La Femme de mon frère ». Elle est de retour avec « Babysitter », un exercice de style acidulé aux couleurs seventies. Évoquant autant De Palma que le giallo, Babysitter utilise à fond les codes du cinéma d’horreur et du fantastique.

Monia Chokri : Ce n’est pas juste parce que ça m’amusait de faire « genre ». Il y a deux raisons pour lesquelles je les utilise. La première, c’est que Babysitter vient du théâtre. Et quand on est au théâtre, il y a des conventions que l’on accepte plus facilement qu’au cinéma. Par exemple, je tenais énormément à ce que la babysitter arrive à un moment – comme dans la pièce – avec un costume de bonne. Mais si j’avais construit le film de manière réaliste, ses employeurs lui auraient dit : « rentre chez toi ! ».

La seconde raison, c’est que Catherine Léger a écrit la pièce quand elle était elle-même en post-partum : elle dormait très peu, elle avait un rapport distordu très intéressant à la réalité, au monde. Et là m’est venue l’idée de travailler sur l’imagerie du giallo, ou Les Lèvres rouges d’Harry Kümel, ou 3 femmes d’Altman — qui n’est pas un film d’horreur mais d’ambiance… Donc il y avait toutes ces références au cinéma érotique des années 1970 : au Québec il y a L’Initiation (1970) et Valérie (1969) de Denis Héroux, les films de David Hamilton ; et toute cette imagerie pornographique. En fait, ces deux genres : l’horreur et l’érotisme.

Eros et Thanatos vont souvent de pair…

Ces genres sont intéressants pour le regard qu’ils posent sur les femmes. Dans l’horreur, les personnages de sorcières sont craintes parce qu’elles ont du pouvoir : elles sont indépendantes, elles peuvent jeter des sorts et dominer. C’était intéressant de reprendre ces codes pour les inverser et les utiliser dans la comédie pour un sujet parlant du problème de la domination dans tous les genres, au-delà du rapport homme/femme, sur comment on se structure…

Mais ce qui est marrant, c’est que pendant la fabrication de ce film, je n’ai jamais pensé à ce que j’allais provoquer chez le spectateur. Je ne me suis jamais dit que je faisais un film de genre, mais plutôt : « quelle est la chose la plus juste pour raconter cette histoire ? » Pour La Femme de mon frère, mon premier film (qui était une comédie dramatique un peu classique avec un peu d’éclat, je crois), on était dans quelque chose d’un peu plus digeste, plus clair sur la forme. Là, le fait que je mélange des genres semble perturber. Je n’ai pas la conscience de vouloir provoquer.

C’est plus de la singularité que de la provocation…

Je ne me perçois pas comme quelqu’un de singulier, mais comme une artiste qui fait ce qu’elle pense être le plus juste. C’est le regard des autres sur mon travail qui me dit que c’est singulier. Mais moi, j’en suis absolument inconsciente ; je ne m’imagine pas comme quelqu’un de singulier, je ne pense pas avoir fait une œuvre différente des autres. Dans La Femme de mon frère, j’avais dit à mes collaborateurs : « je vais faire un film hyperréaliste ». Mais quand ma chef costumière est arrivée sur un décor – la chambre du nouveau petit copain je crois – elle m’a dit : « c’est ça ta vision du réalisme ? » Peut-être que je ne vis pas dans le même monde que vous. C’est face aux autres qu’on se rend compte qu’on est singulier, pas seul avec soi-même.

En fait, je vois plutôt Babysitter comme psychanalytique que comme un film de genre : ce qui est important pour moi c’est que le personnage de la babysitter hypnotise les autres et les fasse rentrer dans leur inconscient. À partir du moment où on entre dans un inconscient, on peut entrer dans tous les excès et dans une profondeur. J’ai pensé davantage à cela qu’à l’idée de l’horreur. Après, ça m’amuse : visuellement, c’est hyper intéressant.

Justement, votre film précédent était aussi très travaillé sur le plan visuel, avec notamment ses aplats de couleurs. L’était-il aussi psychanalytiquement ?

Par rapport à moi ? (rires) Tous les films sont intéressants psychanalytiquement. De toutes façons, je pense qu’un film est aussi cathartique pour un créateur. N’importe quel acte artistique (même quand on est dans son salon, qu’on n’est pas artiste professionnel et qu’on dessine, qu’on chante ou qu’on joue du piano) c’est une manière de transcender ses propres démons, sa joie… L’art permet de réparer, de comprendre. Et forcément, quand on est auteur, on parle toujours de soi. Même si je n’ai pas écrit ce film, je parle aussi de moi, d’une certaine manière.

La musique de Babysitter est elle aussi très marquée années 1970-1980.

J’ai travaillé avec Emile Sornin que j’admire énormément et qui est le compositeur et le chanteur de Forever Pavot – un groupe extraordinaire. J’ai approché Émile, j’ai voulu travailler avec lui parce que dans sa musique et ses albums, il a un truc très cinématographique et rétro. Il était ravi d’entrer dans cet univers avec moi. On a tout suite eu envie d’aller vers la référence François de Roubaix ; ce film est un hommage à cette musique-là.

Babysitter sort en France le 27 avril ; est-il déjà sorti au Québec ?

Le 3 juin. Cette gestation a été très lente : je l’ai tourné il y a presque deux ans, en septembre 2020. Après il y a eu Sundance, mais le festival s’est déroulé en ligne. Donc la première expérience de salle et de rencontre avec le public, ç’a été le 20 mars quand je suis arrivé à Paris pour la promo du film. J’étais très fébrile. Ça m’a fait beaucoup de bien de rencontrer le public parce ce que c’est dur, la gestation ; c’est dur quand un film est dans les limbes. Et puis, je suis presque passée à autre chose…

…À un autre projet ?

Je commence un autre film fin septembre. C’est sur une femme qui est en couple depuis une dizaine d’années avec un homme, ils vivent dans un milieu universitaire très riche et urbain, à Montréal. Elle est à l’aube de la quarantaine, ils n’ont pas d’enfant, ils achètent une maison de campagne. Elle va alors rencontrer l’entrepreneur pour les travaux, tomber folle amoureuse de lui et vivre une passion avec cet homme. Tout marche jusqu’au jour où… C’est une étude sur le couple ; sur le fait que le couple, avant d’être un acte privé est un acte social qui doit être validé par l’environnement. Ça parle du manque de communication entre ce qu’on appelle « les provinces », c’est-à-dire les régions par rapport aux grandes villes : notre rapport à la culture, notre manière de bosser sont différentes sur un même territoire. On n’a pas même les mêmes enjeux.

Vincent Raymond pour Le Petit Bulletin du 22/04/2022.

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