Mon amie Victoria

Mon amie victoria 2De Jean-Paul CIVEYRAC – France – 2015 – 1h35
Avec Guslagie Malanda, Nadia Moussa, Catherine Mouchet, Pascal Greggory…
Avec une empathie, dénuée de sensiblerie, pour une héroïne malmenée par la vie, le réalisateur adapte superbement le roman de Doris Lessing sur le destin et les amours d’une jeune femme hantée par un épisode de son enfance. Dans ce récit au long court et cette profusion d’évènements, sont abordés les thèmes du racisme et ses variantes, des classes sociales, de la réussite, de la fatalité. Ce mélodrame, sur une tragédie politique contemporaine, nous interroge sur ce qui fonde les activités et les passions humaines.

Critique

Le roman de Doris Lessing, Victoria et les Staveney, se situe à Londres. Le film, à Paris. Mais l’époque est bien la même : c’est la nôtre. Et l’esprit du livre demeure : une empathie, dénuée de sensiblerie, pour une héroïne malmenée par la vie, qu’on suit de l’enfance à la trentaine. Noire, pauvre, élevée par sa tante malade, Victoria connaît un bref moment d’éblouissement, petite fille, quand elle dort, une nuit, dans le grand appartement bourgeois d’un garçon de sa classe. Toute la suite en découlera.

Il faut s’arrêter sur la manière dont Jean-Paul Civeyrac met en scène cet épisode : chez les riches, qui sont aussi des artistes de gauche, Victoria passe la soirée seule avec le grand frère de son camarade. Il est à peine adolescent, et il dégage une bonté et une sérénité exceptionnelles. Victoria le voit comme un demi-dieu en son royaume, et le cinéaste le filme ainsi. Adulte, ce garçon sera joué autrement, par un autre acteur, forcément. Ce changement de corps et de visage sert au mieux le sujet : jamais la jeune femme ne retrouvera celui qui l’avait fascinée.

Les êtres, les choses et les événements échapperont à Victoria. Elle n’est pas la narratrice de sa propre histoire — racontée en voix off par sa meilleure amie, sa sœur d’adoption. Elle se laisse porter par le hasard et le désir des autres. Quand elle retrouve, dans sa vingtaine, le fils cadet de la famille blanche aisée, elle répond à ses avances et tombe enceinte sans l’avoir voulu. Plus tard, elle subira les absences répétées du père de son deuxième enfant. Passive, comme absente, et pourtant lucide, consciente de son destin.

Cette héroïne que Doris Lessing décrit comme « invisible » (par les nantis), Jean-Paul Civeyrac en fait une étrangère absolue, non pas juridiquement, mais dans sa chair. Spectatrice des autres, retranchée en elle-même. Le film, comme le roman, dit sans ambages qu’être noir et mal né dans nos sociétés occidentales conduit à se sentir à jamais sur­numéraire, à l’écart. Quand bien même la beauté et la jeunesse — c’est le cas de Victoria — déclenchent des opportunités, plus ou moins illusoires.

Le cinéma du discret Civeyrac se renouvelle profondément avec ce super­be récit au long cours, cette profusion d’événements. Il se réchauffe aussi, le réalisateur se tenant au plus près de ses personnages. Mais ce qu’il reste de bressonien dans son style (de Ni d’Eve ni d’Adam à Des filles en noir) exprime parfaitement la distance au monde de Victoria. L’accueil plein de compassion de la famille riche — avec Catherine Mouchet et Pascal Greggory en grands-parents à la fois exemplaires et monstrueux — semble ainsi vu à travers la vitre épaisse de la solitude et de la différence. On dirait un trompe-l’œil, une imitation de la vie. Mon amie Victoria renvoie ainsi irrésistiblement au chef-d’œuvre de Douglas Sirk, Mirage de la vie. Pas seulement par ses thèmes (le racisme et ses variantes, les classes sociales, la réussite, la fatalité), mais aussi par le doute métaphysique qu’il laisse planer sur toutes les activités et les passions humaines. —

Louis Guichard – Télérama

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