La Chine Nouvelle de Jia Zhang-ke

La Chine nouvelle de Jia Zhang-ke

Publié par philippe piercy sur 27 Décembre 2015, 17:24pm

Dans Le Monde du 26/12/2015 (http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2015/12/24/la-chine-nouvelle-de-jia-zhang-ke_4837754_3246.html​)

un long article et interview du cinéaste auteur de Touch of sin et d’  » Au-delà des montagnes » .

extraits:

Il émane d’Au-delà des montagnes, le nouveau film de Jia Zhang-ke, un -petit air de quête du Graal – un Graal qu’incarne l’Occident : le récit commence en 1999 avec Go West, le tube des Pet Shop Boys. C’est l’âge où, depuis leur patelin provincial, les personnages rêvent d’ailleurs et d’aisance matérielle. A l’étape suivante, en 2014, ceux des protagonistes qui croient vivre en Chine le rêve capitaliste le plus abouti en demandent toujours plus, éternels insatisfaits. En 2025, dans un futur imaginé par Jia Zhang-ke, on retrouve ces derniers en Australie, projetés dans un paradis factice, lisse et vide, où leur mal-être éclate. Prisonniers de leur passé, ils n’ont plus d’avenir.(…)

Cet exil en forme de fuite résonne assurément dans la Chine d’aujourd’hui. Derrière une vitrine de prospérité, les Chinois sont plus que jamais candidats au départ –  » Les uns, car ils veulent de l’air moins pollué, de la nourriture moins toxique, les autres, parce qu’ils fuient l’insécurité ou la campagne anticorruption « , nous explique Jia Zhang-ke, dans l’appartement du nord-ouest de Pékin qui abrite sa maison de production.  » L’émigration est moins aujourd’hui un phénomène individuel qu’un choix familial. Même dans le Shanxi – la province natale de Jia Zhang-ke où se situe l’action du film – ,où cette tradition est absente, beaucoup de gens ont pris la poudre d’escampette. « 

Au-delà des montagnes met donc en scène le rapport ambigu qu’entretient la Chine avec l’Occident, et ce que le régime se plaît à lui faire incarner. En Chine, l’Occident a -fasciné comme idéal de réussite économique ou de liberté individuelle, mais il sert aussi de prétexte au nationalisme le plus ombrageux. S’il fallait l’expliciter, l’équation reviendrait à ceci : l’Occident est bon pour le progrès économique et technologique chinois, mais pas question qu’il serve de -modèle à une modernisation politique sans cesse repoussée.

 » Ce n’est pas tant qu’ils se font des illusions sur l’Occident, mais plutôt sur la Chine « ,nous dit le cinéaste au sujet du trio amoureux du début du film – une femme, Tao, et ses deux prétendants. Cela se passe à Fengyang, dans le Shanxi, au tournant du XXe siècle.  » A cette époque de l’ouverture économique, au moment où tous ces nouveaux gadgets de l’Occident arrivaient en Chine comme le téléphone portable, puis l’Internet, les gens eurent l’illusion tout à coup d’être parvenus à un certain stade de développement. Mais en fait, du point de vue du système politique, du point de vue des émotions, on était encore loin derrière, poursuit-il. Et cela a continué… Quand on a découvert Google, on s’est émerveillé, et puis on a pris conscience qu’il y avait un moyen de nous empêcher de l’utiliser ! – Google est bloqué en Chine – . Quand Weibo – le Twitter chinois – a été lancé, on s’est dit que, enfin, tout le monde allait pouvoir donner son opinion. Et puis on s’est rendu compte que certains messages pouvaient être effacés ! « 

(…) Jia Zhang-ke incarne dans son cinéma un questionnement politique subtil, souvent allégorique, sur les mutations, mais aussi sur les blocages de la Chine contemporaine. Still Life (2006) évoquait la collision entre une vision utopique – la construction du -titanesque barrage des Trois-Gorges – et les vies ordinaires qu’elle brutalise. The World (2004), le premier de ses films à avoir été vu dans son pays, jouait sur les mirages de la Chine globalisée montrée comme un théâtre de pacotille – distrayant le temps d’une visite au  » parc des merveilles du monde « , mais incapable de donner le change à ceux que les réformes ont laissés sur le carreau.

Dans la dernière partie du film, sous le soleil australien, le père et son fils, nommé Dollar, se débattent avec leur propre histoire :  » Ce n’est pas un film sur l’émigration, mais sur combien on peut s’être éloigné de soi-même, affirme Jia Zhang-ke. Ce que j’essaie de faire comprendre aux gens, c’est que tous ces problèmes viennent du passé. Dollar souffre des liens brisés avec sa mère. Mia, la professeure de Dollar en Australie, est hantée par l’échec de son mariage. Le père a fui la lutte anticorruption en Chine et ne peut pas non plus rentrer à cause de son passé. « 

Un aveuglement persistant – comme si les Chinois projetaient dans l’Occident le réflexe d’utopie que leur a inculqué l’idéologie du régime :  » A force de parler d’avenir radieux, cela a influencé la vision des Chinois. La propagande est toujours “positive” en Chine. L’idéal de toute la société est modelé autour de valeurs utopiques : nous travaillons tous dur pour un avenir que nous ne pouvons apercevoir, mais forcément radieux. En fait, cela nous prive de la capacité de regarder en face nos problèmes actuels. S’il y a une seule idée que je veux exprimer à travers le film, c’est que l’avenir n’a pas à être radieux. Et qu’il ne sera probablement pas radieux. « 

Après sa projection à Cannes au printemps, Au-delà des montagnes fut critiqué dans son pays au motif qu’il  » montrait des aspects -négatifs de la Chine «  et était  » un film pour Occidentaux «  fait par… des internautes chinois basés en France. Des propos à l’emporte-pièce qui créent un mauvais buzz sur la Toile nationale. Il faudra pour reconquérir le public chinois une tournée de vingt villes, en octobre, où le cinéaste rencontre les spectateurs pendant de longs débats et multiplie les interviews.

Avec un million d’entrées en Chine, Au-delà des montagnes est aujourd’hui le plus grand succès de Jia Zhang-ke dans son pays – et son premier film à sortir après l’annulation en 2013 de la distribution de A Touch of Sin, pourtant officiellement autorisé mais frappé d’un mystérieux oukase (…).

Brice Pedroletti

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