Né le 28 juillet 1991 à Naltchick
Russe
Réalisateur
Tesnota, une vie à l’étroit, Une Grande Fille (prix de la mise en scène Un Certain Regard Cannes 2019).
Lauréat du Prix de la mise en scène et de celui du jury de la Fipresci dans le cadre d’Un certain regard, Une grande fille s’attache au difficile retour à la vie civile de deux combattantes de l’Armée Rouge, au lendemain du siège interminable de Leningrad qui n’a laissé que ruines et décombres, aussi bien physiquement que moralement. Balagov y plonge Viktoria Miroshnichenko et Vasilisa Perelygina dans un pays en reconstruction qui n’a d’autre issue que de renaître de ses cendres, alors que le régime stalinien règne d’une main de fer, sans reconnaître tout ce qu’il doit aux femmes.
Qu’est-ce qui vous a décidé à traiter du retour à la vie civile de deux femmes de l’Armée rouge à Leningrad, dans l’immédiat Après-Guerre ?
Kantemir Balagov C’est le livre de Svetlana Alexievitch [Prix Nobel de littérature 2015] “La guerre n’a pas un visage de femme” qui a véritablement été le déclencheur de ma décision de raconter le retour de ces deux femmes à la vie civile. C’est un livre dépourvu de narration qui est composé d’une série d’entretiens que l’auteur a réalisés avec des femmes qui sont montées au front et qui évoquent à la fois leurs souvenirs de la guerre et de leur difficile réinsertion dans la société.
Comment avez-vous transformé ce livre de témoignages en un scénario de film, tant sur le plan de la structure que sur celui de la fiction
K. B. Nous nous sommes véritablement plongés dans ces destins de femmes pour fabriquer les personnages et pour essayer de comprendre ce qui se passait chez chacune des protagonistes que nous allions inventer, de manière à leur fabriquer des biographies. Nous voulions ensuite construire un scénario qui soit totalement original et créer des personnages qui n’existaient pas tels quels, mais qui restent constamment inspirés de ceux qui prennent la parole dans le livre.
Est-ce qu’en utilisant une telle méthode vous n’avez pas disposé du maximum de liberté narrative dont puisse rêver un cinéaste ?
K. B. C’est exactement ce que nous a enseigné Sokurov : tout est dans la littérature et la littérature vous permet de vivre d’autres vies, de partager d’autres expériences et de nourrir justement votre propre vécu et vos propres expériences en accomplissant un retour sur vous-même. Dès lors, vous ne pouvez plus être sourd à ce qui se passe à l’extérieur quand vous lisez et, de toutes façons, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de lire le plus possible pour se nourrir et de voir peu de films afin d’éviter d’être influencé.
Avez-vous complété cet “emprunt” littéraire par d’autres démarches particulières, notamment des rencontres avec des témoins encore vivants ?
K. B. Il reste encore effectivement quelques femmes qui sont montées au front. On en a même rencontré qui prétendaient avoir combattu, mais mentaient en fait de façon éhontée (…)
Y a-t-il eu tout de même certains témoins plus constructifs ?
K. B. Mes actrices ont rencontré une femme qui avait vécu le blocus de Leningrad et elles l’ont interrogée sur sa manière de se laver et d’autres questions d’hygiène. J’ai d’ailleurs tourné une scène qui ne figure pas dans le montage final où je montrais les mouvements de foule au moment où l’on se mettait à distribuer de la nourriture, ce qui provoquait des blessés et des morts. Bref, tout ce que nous voulions à ce moment-là, c’était que les actrices soient dans la plus grande justesse de l’époque. C’est pourquoi nous avons engagé des conseillers historiques qui nous disaient sur le plateau ce qui était crédible et ce qui ne l’était pas. De même que nous avons également fait appel à des conseillers médicaux afin de valider certaines situations ponctuelles.
Existe-t-il beaucoup d’images d’archives sur cette période et certaines de ces femmes ont-elles été invitées à témoigner après la guerre ?
K. B. Pour être tout à fait honnête, nous n’avons pas cherché d’images d’archives, dans la mesure où le livre de Svetlana Alexievitch nous suffisait par la richesse de ses informations. En revanche, nous nous sommes mis en quête de photos d’archive, mais nous avons rapidement déchanté, dans la mesure où nous nous sommes aperçus que les clichés qui auraient pu témoigner de la réalité de cette époque avaient été purement et simplement… mis en scène. Quant aux photos prises sur le vif, soit elles ont été détruites, soit elles n’ont jamais existé. Celles qui subsistent ne reflètent donc qu’une réalité déformée et étaient bien évidemment destinées à remonter le moral des gens.
Comment expliquez-vous que dans Une grande fille, comme déjà dans Tesnota, une vie à l’étroit, vos personnages principaux soient des femmes ?
K. B. Ce n’est pas un hasard. Ça m’intéressait plus d’avoir des personnages féminins, car, curieusement, ça m’est plus confortable et ça me permet d’analyser ma part féminine à moi en répondant à mon propre questionnement. Néanmoins, je me suis mis en tête que mon prochain film aurait pour protagonistes de jeunes hommes. J’ai plutôt envie de montrer aujourd’hui ce qu’est la part masculine sans la masculinité et sans la testostérone qu’on lui associe généralement.
Comment avez-vous préparé vos deux actrices à leurs rôles ?
K. B. Je leur ai fait lire des livres sur l’époque à laquelle se déroule le film. Certains qui racontaient l’histoire du blocus de Leningrad, mais aussi des journaux intimes et naturellement les écrits de Svetlana Alexievitch. Je leur ai aussi montré des films soviétiques qui avaient trait à cette époque-là, que ce soit Quand passent les cigognes ou des œuvres d’Alexeï Guerman et de Larissa Chepitko.
Quels étaient vos critères déterminants pour ces choix ?
K. B. En règle générale, ces films donnent une vision assez différente de la période de la guerre, par rapport à ce qui se pratique aujourd’hui. Il y a à la fois une autre façon d’être et de marcher. Actuellement, tous les films russes consacrés à la Seconde Guerre mondiale appartiennent à un mouvement qu’on appelle “Hourra patriotique”. Ils ne dénoncent absolument pas la guerre et sont franchement de tendance belliciste.
Pourquoi avez-vous pris le contre-pied de l’enseignement que vous a prodigué Aleksandr Sokurov en recommandant à vos actrices de voir certains films ?
K. B. Il est vrai que j’enfreins là une règle édictée par Sokurov, mais notre démarche n’est pas la même. Lui se plaçait dans un rôle de formateur et cherchait à savoir jusqu’où il faut aller chercher son inspiration. Or, il se trouve que la mienne passe beaucoup par les films, alors que chez lui, elle est plus influencée par la peinture et la littérature. Mais, pour ma part, je n’ai pas envie d’être coupé du contexte cinématographique et j’ai envie de continuer à voir des films.
Avant votre rencontre avec Sokurov, y a-t-il un film ou un réalisateur qui ait déterminé votre envie de faire du cinéma ?
K. B. Il y en a trois que je portais aux nues avant de le rencontrer : Quentin Tarantino, Alejandro González Iñárritu et Christopher Nolan. C’est moins le cas aujourd’hui. (…)
Avez-vous rencontré la moindre difficulté particulière au cours de ce tournage ?
K. B. Globalement, non. Après, il y a toujours le facteur humain qui entre en compte. Je m’attendais sur certaines scènes à disposer d’un certain nombre de figurants et j’en avais en fait, soit moins, soit plus. À un moment, le gamin est tombé et s’est fait une grosse bosse, du coup on ne voyait plus que ça ! Nous avons tourné pendant environ quarante jours, mais comme nous n’étions pas parvenus à filmer la scène finale au moment où je le souhaitais, nous avons tout recommencé le soir, puis à nouveau le lendemain. Mais, en gros, rien de vraiment extraordinaire.
Quel sens donnez-vous à la scène du repas chez les parents au cours de laquelle le fils présente à sa famille sa petite amie qui n’est pas de son milieu ?
K. B. Cette scène n’existait pas chez Alexievitch, mais pourtant toutes ses composantes y sont présentes. En fait, nous sommes allés chercher plein de petits moments que nous avons lus dans différents témoignages de ces femmes et que nous avons ensuite agglomérés, y compris les dialogues qui sont prononcés autour de cette table. C’est une séquence qui a été écrite par mon coscénariste, Aleksandr Terekhov, et c’est la seule de tout le film qui n’ait pas été retouchée au moment du tournage où il est pourtant fréquent de reprendre des scènes.
Faut-il voir en filigrane de cette confrontation une critique sociale de la Russie d’aujourd’hui ?
K. B. Ce n’était pas notre intention. Il y a toujours eu des différences sociales en Russie et il y en a encore de nos jours. En revanche, si vous voyez le film comme une critique sociale, c’est que je me suis trompé, que je n’ai pas réussi à faire passer mon propre message, qui était de ne surtout pas juger les gens en mettant en avance cette différence sociale, et que je ne suis sans doute pas allé suffisamment loin dans le fait d’aplanir les choses. En fait, je voulais juste montrer la situation telle qu’elle était à l’époque. On voit d’ailleurs que la mère veut mettre à la porte son fils et sa petite amie, alors que le père est prêt à leur donner une deuxième chance. Il y a en quelque sorte une volonté de rééquilibrage.
Cette séquence surprend dans un film situé pendant l’ère stalinienne, là où elle n’étonnerait personne dans une production hollywoodienne…
K. B. C’est vrai que ce genre de scène aurait été inconcevable dans un film de l’ère soviétique. En revanche, dans le cinéma russe contemporain, sur une histoire située de nos jours, c’est une chose très courante.
En lisant le livre de Svetlana Alexievitch, avez-vous constaté que dans la mesure où ces combattantes sont des femmes, elles semblent moins sacralisées que les héros de guerre traditionnels ?
K. B. Je pense que, de toutes façons, toute héroïsation tend vers la mythologie et que la mythologie, à défaut d’être vraiment artificielle, gomme l’aspect humain. Or, moi, ce que j’avais envie de montrer, c’était aussi des gens qui avaient fait la guerre, qu’on pouvait peut-être considérer comme des héros, mais qui avaient leurs défauts. Je pense justement qu’il faut se battre contre quelques cultes, notamment ceux qui visent à héroïser telle ou telle personne, parce que l’exploit qui peut être accompli par cette personne-là est rendu vulgaire par l’héroïsation qu’on fait du personnage. À la guerre, il y a des héros qui ont été à certains moments lâches et des lâches qui se sont comportés en héros dans d’autres circonstances. Il y a des salauds qui ont été corrects, il y a des gens qui se sont sacrifiés et je pense que c’est cette dualité qu’il faut combattre. Il n’y a pas d’un côté les bons, de l’autre les méchants.
Sur le plateau, pendant le tournage, à quel endroit vous placez-vous ?
K. B. Ça dépend des scènes. Quand je tourne des plans larges, je suis très souvent dans la pièce à côté devant le moniteur et j’essaie de faire en sorte qu’il y ait le moins de gens possible sur le plateau. Moi-même, je sors du plateau pour ne pas gêner, parce que je ne veux pas être dans l’espace des acteurs et que je pense qu’il faut leur donner de la respiration et de l’air, donc je me mets de l’autre côté. En revanche, pour peu que ce soit une scène très intime avec un côté tactile, je tiens à être au plus près de mes acteurs.
Y a-t-il un conseil que vous ait donné Aleksandr Sokurov qui est resté marqué pour vous ?
K. B. Le premier, c’est de lire le plus possible. Le deuxième, c’est d’essayer d’enfouir au plus profond la tragédie dans chacun des personnages, de manière à faire en sorte qu’elle ne puisse pas devenir une marchandise. Le troisième, c’est de ne pas esthétiser la violence.
Ces préceptes vous guident-ils surtout au moment de l’écriture ?
K. B. Oui, mais avec le troisième, c’est parfois compliqué, car la ligne de démarcation entre l’esthétisation et l’observation peut s’avérer difficile à trouver. Quand je suis entré dans son école, en voyant les films que j’ai pu lui montrer, Sokurov a compris que j’avais un côté “tarantinesque” et m’a conseillé de ne pas aller dans ce sens-là, tout en me précisant que sinon ce n’était pas la peine de venir suivre des études chez lui.
Quelle est la nature des coupes que vous avez pratiquées au moment du montage final ?
K. B. Nous avons commencé le montage en parallèle du tournage. Donc, dès le début, quand nous visionnions les rushes, nous nous disions que nous pourrions couper ici ou là. Nous nous sommes aperçus au fur et à mesure que le film devenait un peu lourd et que physiologiquement, ça risquait même de devenir compliqué pour le spectateur d’endurer tout ça. Nous avions envie de quelque chose qui soit plus léger, donc plus nous avancions, plus je me suis mis à pratiquer des coupes claires. Sokurov nous disait justement que quand on se met à couper son propre film, ça veut dire qu’on a une vision claire de ce qui doit rester et de ce qui doit s’en aller. Dès lors qu’on le fait en éprouvant du remord, parce que la scène a été compliquée à tourner, parce qu’elle a coûté cher et pour plein d’autres raisons, ça devient du narcissisme et il faut s’en échapper.
Réintègrerez-vous certaines scènes coupées dans l’édition DVD du film ?
K. B. Non. En tout cas, il n’y aura pas de Director’s Cut. Je ne voudrais pas imposer dans le DVD ma vision, comme si le résultat ne me correspondait pas tel quel. Je ne voudrais pas qu’il y ait une double approche de ce film-là. Il n’y en a qu’un et chaque spectateur doit être en mesure de se construire le sien propre, à la fois en fonction de sa propre imagination et de ce que je lui propose. Par ailleurs, je n’envisage pas davantage d’ajouter des scènes coupées parmi les bonus.
Quels enseignements spécifiques tirez-vous respectivement de Tesnota, une vie à l’étroit et d’Une grande fille ?
K. B. Il y a des choses dans la mise en scène de Tesnota qui ne me conviennent plus et que j’ai essayé de corriger quand j’ai tourné Une grande fille. En revanche, il m’est difficile de revenir sur ce dernier film, car je manque encore de distance, même s’il y a déjà deux ou trois choses qui me déplaisent et que j’essaierai d’améliorer dans le troisième.
Qu’est-ce qui vous a tant déplu dans Tesnota ?
K. B. Il me semble que la mise en scène était trop plate, notamment les mouvements de caméra à l’intérieur des séquences à plusieurs personnages. Je trouve que ça ne décolle pas assez.
François Truffaut a dit un jour que s’il en avait eu la possibilité, il aurait aimé revoir et corriger ses films tous les ans. Partagez-vous ce fantasme ?
K. B. Pas du tout. Le passé, c’est le passé. D’autant plus que je suis absolument persuadé que l’inspiration et le moteur qu’a été la mise en scène d’un film s’éteignent au fur et à mesure qu’on avance dans le temps et que c’est un autre moteur qui va se mettre en place pour un autre film, mais que ce moteur-là finira lui aussi par se consumer de lui-même. Mieux vaut que je sois sur la nostalgie de quelque chose plutôt que sur une envie de revenir sur le passé.
De quelle façon travaillez-vous avec les acteurs ?
K. B. Je consacre une très longue période aux répétitions. Pour Une grande fille, je tenais à insister tout particulièrement sur l’aspect de fatigue physique de chacun de ces personnages qui sortent de la guerre. Je voulais qu’ils portent comme un poids sur leurs épaules. Nous avons aussi beaucoup répété les scènes où elles sont toutes les deux, parce que je tenais à ce qu’il y ait vraiment une interconnexion qui se fasse entre elles.
Tournez-vous beaucoup de prises ?
K. B. Je tourne la plupart du temps entre treize et quinze prises de chaque plan, et je dois avouer que ce n’est pas toujours justifié, parce que très souvent, nous choisissons la deuxième ou la troisième au montage. Ça finit par me faire douter aussi de ma prise de décision sur le plateau, donc c’est presque de la paranoïa à ce niveau-là. Pour me rattraper, j’aurais tendance à vous dire que nous essayons de choper aussi quelque chose dans chacune des prises, que ce soit un geste de la main, une mimique, un petit détail qui peut avoir son importance. D’où le fait que, de scène en scène, ce petit mouvement peut se révéler différent.
Pourquoi privilégiez-vous à ce point le plan séquence dans votre mise en scène ?
K. B. Ce qui me plaît dans ces longs plans, c’est ce que j’appelle l’intonation du silence, c’est-à-dire tout ce qui ne se dit pas et que le silence doit pouvoir transmettre. D’où la plastique du plan. Je voudrais que le spectateur ressente dans le silence de ces longs plans tout ce qui ne s’est pas dit dans le dialogue. Et j’ai envie de le plonger dans l’ambiance du plan et de ne pas le sortir de là en montant un autre plan au milieu. C’est aussi un plus par rapport à ma relation avec Alexander Rodnianski (ndlr le producteur) qui m’a donné mon indépendance.
Comment le film a-t-il été accueilli en Russie ?
K. B. La sortie s’est très bien passée et les critiques ont été globalement plutôt bonnes. Ce qui m’a vraiment fait plaisir, c’est de voir beaucoup de jeunes aux projections auxquelles j’ai assisté. Par ailleurs, je suis assez accro aux réseaux sociaux où beaucoup de jeunes m’ont dit que grâce à mon film, ils portaient un autre regard sur ce qu’avaient fait leurs grands-parents pendant la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement leurs grands-mères. Or, s’il y avait un but auquel je tenais, c’était de montrer la guerre aux jeunes de ma génération sous un autre angle que les films russes contemporains qui traitent de cette période, et j’y suis arrivé.
Savez-vous déjà de quel sujet traitera votre prochain film ?
K. B. La seule chose que je puisse vous dire, c’est qu’il devrait se passer dans le Caucase et que ça sera une histoire contemporaine, mais je n’en sais moi-même pas plus que ça.
Propos recueillis par Jean-Philippe Guerand
Traduction de Joël Chapron pour Avant-Scène Cinéma.