Rencontre avec le réalisateur et scénariste Juan Pablo Félix et son producteur Edson Sidonie lors du festival Cinélatino, Rencontres de Toulouse en mars 2022.
Cédric Lépine : Pouvez-vous présenter le malambo, cette danse au cœur de l’intrigue du film ?
Juan Pablo Félix : En ce qui concerne le malambo, en Argentine, il s’agit d’une danse traditionnelle pratiquée par les gauchos. C’est une danse qui s’est maintenue et s’est développée dans le temps au sein de la culture populaire criocha et s’est répandue dans tout le pays. Le tango est plus connu comme une danse plus bourgeoise, plus sophistiquée et qui s’exporte davantage dans le monde.
En vérité, je pense qu’en Argentine le malambo se danse plus que le tango et cela dans les différentes parties du pays. L’enjeu de cette danse n’est pas de maintenir un folklore pittoresque. Les personnes qui dansent le malambo le font de manière naturelle avec une envie personnelle plus que selon une obligation identitaire. J’ai aimé traiter ce sujet selon l’hypothétique opposition, vue de l’extérieur, entre un jeune homme s’appropriant d’un côté une danse aux codes traditionnels avec beaucoup de passion et d’amour durant ses cours en journée et d’un autre côté la nuit venue écoute du hip hop avec son téléphone portable. Santiago Loza a traité ce sujet dans son film Malambo, El Hombre bueno où il a choisi de montrer comment un individu passionné de malambo finit par le pratiquer devant un public touristique dans un enjeu folklorique. Je trouve ce choc culturel intéressant. Je me pose en tant que cinéaste dans un statut d’observateur pour tenter de comprendre comment une culture traditionnelle est réinterprétée dans un futur toujours plus mondialisé. Martín est un champion national de malambo tout en restant un grand fan de hip hop : ces deux sensibilités coexistent au sein de la même personne.
Edson Sidonie : Je vis en Argentine depuis plusieurs années mais avant ce projet de film je ne connaissais absolument pas le malambo. J’étais surpris de voir à quel point ces danses faisaient partie du quotidien de ces personnes. En dehors de Buenos Aires, ces danses, le malambo comme la chacarera, sont pratiquées partout pour faire la fête. Il n’y a donc pas dans la pratique du malambo la volonté militante de se réapproprier une culture.
C. L. : Cette culture du gaucho est pourtant mise à mal actuellement avec la crise économique liée à l’élevage remplacé depuis dix ans par la monoculture intensive de soja, contexte que l’on peut voir dans le film uruguayen de Manuel Nieto Zas Employé/patron (El Empleado y el patrón).
J. P. F. : Le film Employé/patron se déroule en Uruguay non loin de Buenos Aires où la répartition des richesses est très aristocratique entre les grands propriétaires terriens qui ont asservi leurs employés. Karnawal se déroule dans le nord de l’Argentine où la situation est distincte. Les danseurs de malambo de cette région sont pour la plupart des personnes très humbles et modestes. Dans cette région du Nord, nous ne sommes pas dans une réalité économique où les grandes propriétés terriennes sont omniprésentes comme autour de Buenos Aires. Là où se déroule Karnawal, les habitants possèdent de modestes élevages avec quelques vaches et moutons. La nouvelle génération attirée par les réseaux sociaux et les outils technologiques ne souhaite plus travailler dans le monde rural. Les jeunes quittent peu à peu ces lieux isolés. En revanche, il ne s’agit pas de communautés féodales où un grand propriétaire contrôle tout et tient à sa disposition la famille de ses employés. Cette réalité, on la retrouve davantage dans le sud, surtout en Patagonie avec un autre type dès lors de représentation de la culture gaucho.
E. S. : Dans Employé/patron on trouve vraiment les problématiques de la pampa où sont cultivés le soja et le blé, alors que dans le Nord c’est beaucoup trop sec pour avoir ce type de cultures. On trouve plutôt de l’élevage non intensif. Comme disait Juan Pablo, le problème est plutôt l’exode des jeunes. Le Nord de l’Argentine est le seul endroit du pays où l’on peut vraiment sentir la culture indigène prédominante. En Patagonie, il y a bien des conflits mais la culture prédominante est européenne. Ainsi, dans le Nord, si la culture traditionnelle commence à disparaître, c’est parce que les jeunes partent.
C. L. : Pourquoi avoir choisi le malambo comme sujet original de votre premier long métrage et le nord de l’Argentine comme lieu de tournage ?
J. P. F. : Tout d’abord, je pratiquais le malambo quand j’étais jeune. Ensuite, j’ai participé il y a quelques années à un programme pour la télévision consacré à l’histoire des jeunes qui faisaient des représentations folkloriques pour le reste du pays. Durant le processus de casting de ces jeunes, je me suis rendu compte que dans le Nord de l’Argentine, les jeunes pratiquaient la danse avec une réelle et profonde passion. Cet esprit de la danse se retrouve ainsi davantage dans cette région plutôt qu’ailleurs. Je sentais que pour développer ce récit d’un fanatique de la danse, cette région le reflétait le mieux. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à m’intéresser davantage à ce lieu et envisager les sujets que je pouvais développer. Le carnaval dans cette région consiste à fêter la sortie du diable. La communauté originaire de Humahuaka est tranquille et pourrait presque paraître soumise d’un point de vue extérieur mais durant ces jours de fête cet apparent calme explose. Le pire comme le meilleur ressortent de ces jours où se multiplient notamment des scènes de machisme, d’ivresse excessive, de violences diverses. Cette période est vraiment folle. Dans leur mythologie, les populations adorent la Madre Tierra et lors du premier jour du carnaval, les participants au carnaval boivent beaucoup d’alcool afin de faire sortir le diable d’eux-mêmes. Ainsi, dans le film il y a un plan, où l’on peut voir beaucoup de personnes costumées avec beaucoup de couleurs en train de danser et chanter, qui est documentaire. C’est le moment où le diable est censé sortir. Je trouvais intéressant que ce soit alors aussi le moment de la rencontre entre la mère, le fils et le père sorti de prison. J’ai tenté de faire un mélange entre cette réalité documentaire de sortie du diable et cette apparition du père. De ce point de vue, le film présente un grand travail sonore pour perturber l’appréhension du monde du jeune protagoniste. La question qui se pose alors pour celui-ci consiste à savoir s’il devra attendre encore un an pour que réapparaisse ce « diable » paternel.
Peut-être qu’autour de cette famille se reflète un peu du contexte social de cette région. En effet, le personnage joué par Alfredo Castro aux traits occidentaux qui font de lui un étranger à cette région, pourrait être un homme qui a rencontré dans le passé lors d’une fête de carnaval la future mère de son fils. Ils ont pu alors avoir une rencontre sexuelle brève et rapide d’où leur fils serait né. Je pense que cela reflète la réalité de l’Argentine, résultat d’un profond métissage. Ainsi, un Européen a une relation sexuelle avec une femme d’origine bolivienne et de leur union naît un gaucho. Pour moi le cri final du fils est le cri des Argentins quant à leur identité. En effet, le jeune homme ne comprend pas bien quelle son identité, pourquoi son père est un voleur, etc. C’est pour moi une question fondamentale pour nous les Argentins : qui sommes-nous ? Voilà comment j’interprète en sous-texte ce cri final.
C. L. : Le protagoniste doit se construire avec autour de lui différentes masculinités non satisfaisantes, celle du compagnon de sa mère et celle de son père, tandis que le malambo devient pour lui une alternative.
J. P. F. : C’est en effet l’histoire d’un jeune homme qui ne veut pas reproduire la masculinité par simple répétition. À la recherche de ses références paternelles, il veut connaître qui est vraiment son père. Il souffre beaucoup de ne pas pouvoir trouver le père qu’il souhaite. J’ai moi-même eu beaucoup de mal à trouver, adolescent, mes propres références de masculinité et la danse m’a permis de trouver une issue. Le modèle d’homme patriarcal dominant ne me permettait pas d’affirmer mon identité homosexuelle à tel point que je ne pouvais en parler à personne autour de moi. Ce conflit autour de la sexualité ne concerne pas le protagoniste et pourtant il est lui aussi confronté à un monde patriarcal rude.
C. L. : Cette confrontation entre un acteur professionnel identifiable, Alfredo Castro, et Martín López Lacci, danseur avant d’être acteur, était-elle aussi un moyen d’assumer le métissage entre fiction et documentaire ?
J. P. F. : Ce fut une réalisation plus spontanée que réfléchie en termes de formes et d’utilisation des genres de film. L’écriture du film était un moment personnel où j’ai pu faire sortir tout ce qui émanait de moi. Je n’ai pas beaucoup pensé à la structure du film : je me suis davantage concentré sur la construction des personnages. J’ai alors mobilisé un grand nombre de mes propres souvenirs, comme ce qui se passe au bord de la frontière qui est un élément autobiographique, tout comme l’expérience de la danse. C’est vrai aussi que se trouvent dans le film des références de films que j’aimais voir lorsque j’étais enfant. Une fois ce scénario écrit que j’ai transmis à Edson, il m’a fallu encore développer le film autour de sa narration proprement cinématographique. J’ai beaucoup aimé ce travail pour trouver la bonne tonalité de l’ensemble des personnages. Il nous a fallu avec Mónica Lairana et Alfredo Castro, quitter leur registre naturaliste de la vision documentaire pour assumer davantage la fiction. Il fallait qu’il y ait une bonne connexion avec Martín López Lacci qui s’était entraîné à la danse depuis plusieurs années et qui devait entrer sur le même registre d’interprétation que les autres acteur.rices. La partie documentaire est très présente dans le film en même temps que les références aux genres filmiques. J’ai vécu cette réalisation comme un véritable exercice d’expérimentation.
E. S. : Nous souhaitions avoir Alfredo Castro parce que c’est un acteur extraordinaire et qu’il a toujours cette générosité de jouer avec des acteurs non professionnels. Nous savions ainsi que nous avions la sécurité avec lui que le tournage se passerait bien et qu’il allait pouvoir se mettre au niveau d’un acteur non professionnel pour interagir avec lui. Il a tant d’expérience comme acteur qu’il peut jouer tout ce qu’il veut.
J. P. F. : J’ai aussi choisi Alfredo Castro car son personnage est inspiré d’une histoire vraie : il s’agit du père d’un ami proche qui lui ressemble beaucoup avec toute cette ambiguïté d’être à la fois sympathique et effrayant. J’ai transmis à Alfredo Castro l’idée précise que j’avais de son personnage et je suis heureux de sa proposition.
E. S. : Sur le tournage, nous avons beaucoup travaillé la relation entre fiction et documentaire. Ainsi, la fiction s’appuie sur toute une réalité documentaire, qu’il s’agisse du carnaval comme ce qui se passe à la frontière.
J. P. F. : En effet, le carnaval a été filmé avec Martín un an avant le tournage, durant le carnaval réel. Nous avons ensuite tourné d’autres scènes dans les mêmes lieux avec la même lumière et avec les mêmes personnes. C’était essentiel de pouvoir ainsi sentir la véritable énergie de cette fête. Il aurait été bien artificiel de reproduire ce carnaval pour le film.
E. S. : En outre, il était interdit de reproduire ce carnaval en dehors de sa propre représentation.
J. P. F. : De même, les costumes et tous les éléments du diable ne peuvent être utilisés en dehors du carnaval au risque de voir apparaître des manifestations diaboliques. Cela nous a été présenté avec beaucoup de sérieux et sur la question du respect des règles mythologiques, les populations sont extrêmement exigeantes alors qu’elles ont été pour le reste très généreuses pour faciliter le tournage.
E. S. : On peut ainsi voir comment ces populations tiennent à défendre leur propre culture. Elles se sentent en effet légitimes pour défendre à leur manière leur culture comme leurs terres où elles vivent.
C. L. : Comment se construit et se met en scène un récit très local partagé sous forme de film au niveau international ?
J. P. F. : Il est vrai que l’histoire fonctionne bien au niveau cinématographique avec la danse, le road movie, la musique, le drame, etc. Il y a quelque chose de magique avec le public, c’est qu’il oublie les registres des genres de fiction convoqués pour entrer pleinement dans l’histoire. Ainsi, le public me parle moins des genres que de la danse, du diable, de ce qu’il advient au fils et à son père… Le public oublie la structure du film pour entrer pleinement dans l’histoire. Cela me paraît très beau et réconfortant. Le film est un mélange entre des thèmes sociaux, une distance auteurale et le pur plaisir de raconter. Le public aime les aventures quand il y a en plus la compréhension d’un contexte social.
Lorsque j’ai commencé à faire ce film, je n’avais pas forcément de références de films argentins en tête ni même de films contemporains. Je me suis davantage en revanche inspiré de films mexicains comme Rêves d’or (La Jaula de oro, Diego Quemada-Díez, 2013) et Sin nombre (Cary Fukunaga, 2009). Je pensais en effet à des personnages très jeunes contraints à faire face à de nombreuses situations difficiles. Ce sont des films où les personnages avancent progressivement et où le film lui-même reste en toile de fond. L’influence sur le film était ainsi plutôt latino-américaine qu’argentine.
Par Cédric Lépine pour Blog -médiapart.