Sélectionné en compétition à Cannes et lauréat de la Queer Palm, Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde est un drame brillant, à la fois tendu et lumineux, où les réactions de villageois suite à une agression homophobe donnent lieu à une métaphore de la contamination de la pensée fascisante.
Avant d’aborder les thèmes traités par le film, je souhaitais débuter par vous interroger sur le remarquable travail sur la lumière. Comment avez-vous travaillé avec votre chef opérateur Silviu Stavilã sur cet aspect?
Tout d’abord, il faut dire que la lumière est déjà naturellement exceptionnelle dans cette région du delta du Danube où nous avons tourné. Jacques-Yves Cousteau a déclaré que cette région était le plus bel endroit du monde, et ce précisément à cause de la lumière spéciale qui existe là-bas. Je ne sais pas comment expliquer que cette lumière soit si particulière, si ce n’est qu’elle vient de Dieu.
Silviu Stavilã est un très grand chef opérateur qui a déjà travaillé avec Cristi Puiu ou Lucian Pintilie. L’idée que je lui ai soumise dès le début du projet était que pour le début du film, je souhaitais utiliser des plans fragmentés et décomposés, où les personnages et leurs visages n’apparaitraient pas forcément en entier, pour progresser peu à peu vers des plans conventionnels à mesure que les personnages révèlent clairement qui ils sont. Le tout pour aboutir aux plus beaux plans possibles. Je me suis beaucoup inspiré d’Ozu et de sa technique des tatami shots (méthode consistant à placer la caméra relativement bas, épousant le regard d’une personne à genoux sur un tatami, ndlr). Quant à la lumière, je souhaitais qu’on ne rajoute aucune source artificielle. A l’inverse, notre travail a plutôt consisté à filtrer autant que possible toute la superbe lumière que l’on recevait naturellement.
Dans son discours de remise de prix, le jury de la Queer Palm a justement souligné la dynamique des personnages qui sont soit aveugles à la lumière qui les entoure ou qui au contraire se dirigent pleinement vers elle. C’est une formulation dans laquelle vous reconnaissez votre film?
Tout à fait. Ce n’est pas pour rien que le film se clôt sur une séquence qui est d’abord filmée dans un canal particulièrement étroit avant d’aboutir vers un horizon de plus en plus vaste où l’on a enfin l’impression de pouvoir respirer. Ce n’est pas non plus pour rien que le film porte ce titre : le village où nous avons tourné se trouve littéralement à trois kilomètres de la mer, c’est donc littéralement la fin des terres, mais il s’agit aussi bien entendu d’une métaphore. Je voulais dire par là que si l’on continue à agir comme les personnages qui entourent le protagoniste, on court droit à la fin du monde. J’ai parfois l’impression qu’à force de racisme, d’homophobie et de xénophobie, on n’est plus qu’à quelques minutes près de la troisième guerre mondiale. Le monde a besoin de paix. La Terre est un endroit si merveilleux. La région où se déroule l’action est un coin de paradis mais par leur méfiance de toute différence, les gens en font un vrai enfer, et c’est pareil partout dans le monde. Je ne sais pas pourquoi on ne peut pas vivre ensemble malgré nos différences.
Le récit de 3 kilomètres a beau être claustrophobe et angoissant, vous filmez énormément la nature. La majeure partie du film est paradoxalement filmée en extérieur, dans de espaces très ouverts.
C’est la même idée. On souhaitait délibérément aborder cette surprise-là. Je voulais montrer un lieu qui ressemble au paradis, un lieu qui inspire immédiatement la paix, dans lequel tous les spectateurs auraient envie de vivre sereinement. Je voulais qu’on soit encore plus choqué par l’attitude des personnages, qui en font un enfer sur terre. Je voulais des plans très larges qui viennent contraster avec l’étroitesse d’esprit des personnages. Je ne parle pas forcément que des habitants de cette région, car c’est hélas partout pareil sur la planète. Ce village n’est qu’un exemple parmi d’autres de notre humanité. Si j’avais filmé cette histoire sur la côte française, thaïlandaise, américaine ou vietnamienne, j’aurais pu y trouver des coins de paradis que la bêtise humaine transforme en enfer. Dieu nous offre le paradis et nous on gâche tout.
Je sais bien qu’on ne peut pas changer l’humanité avec juste un film, un livre ou une chanson, mais cela peut néanmoins pousser les gens à réfléchir, et même beaucoup. Qui sait, peut être qu’avec vingt ou trente ans de recul, un film peut permettre de faire évoluer les choses. Je suis déjà heureux de pouvoir faire un cinéma qui soulève de telles questions.
Le récit débute par une agression homophobe, et le reste du récit s’attache davantage au réactions de l’entourage de la victime plutôt qu’à cette dernière, et ce décalage a étonné plusieurs spectateurs lors de la première du film à Cannes. Comment avez-vous trouvé votre équilibre idéal sur la place donnée au seul personnage queer de cette histoire ?
De deux choses l’une. Je ne fais pas partie de la communauté LGBT et j’ai su dès le départ que je n’avais pas la légitimité de m’exprimer à la place d’un personnage queer. C’est un point de vue que je ne peux pas prétendre exprimer, je n’aurais jamais osé aller sur ce terrain-là et parler à la place des personnes directement concernées. Ce que je connais en revanche, c’est la partie de la société à laquelle j’appartiens, et croyez-moi je la connais très bien. Je ne voulais pas parler à la place de la communauté queer mais la moindre des choses que je pouvais faire était de l’écouter. J’ai beaucoup échangé avec mes amis queer et j’ai beaucoup discuté avec Ciprian Chiujdea (l’acteur principal du film) qui est ouvertement gay. Leur ressenti sur le scénario était plus que précieux, il était indispensable. Il m’aurait été impensable de faire jouer à Ciprian quelque chose qu’il n’aurait pas trouvé juste ou qui l’aurait dérangé. Je connais les homophobes, je sais jusqu’où ils peuvent aller, je tenais donc à ce que Ciprian me dise jusqu’où le film pouvait aller sans nuire à la communauté queer.
Je suis un homme très croyant (il montre des tatouages de croix sur ses avant-bras, ndlr), mais j’ai tout à fait conscience que les institutions religieuses peuvent gâcher la vie des gens. Dans notre pays, ces instituons sont gangrenées par plein d’anciens membres de la Securitate et des politiciens très conservateurs, c’est la merde. Il faut en parler pour que les choses changent.Il y a deux ans, la télévision roumaine a passé un reportage sur la corruption financière de l’Eglise, et quatre millions de personnes l’ont regardé, sachant qu’on est quinze millions d’habitants.
Vous et moi portons tous les deux des lunettes, je rêve d’une société où être homosexuel ait aussi peu de conséquences que de porter des lunettes. Ce serait une société idéale. Mais en attendant, il faut pouvoir aborder les problèmes, même si c’est quelque chose qu’on me reproche. Je ne souhaite pas non plus m’approprier le combat et le vécu des autres. Mon film ne prétend pas être un exposé sur la particularité du vécu queer en Roumanie et comment notre société devrait évoluer sur ce sujet précis. Je ne serais pas légitime pour cela. Le sujet du film est davantage la normalité : qui décide ce qui est normal ou non ?
Est ce que cela vous convient si l’on dit donc que, contrairement aux apparences, l’homosexualité ou l’homophobie ne sont pas exactement le vrai sujet du film?
Ce n’est pas le sujet, en effet. Vous savez, je considère que la forme d’amour la plus pure et la plus puissante est l’amour qu’un parent ressent pour son enfant, que ce soit chez les animaux ou les humains L’amour devrait être inconditionnel par définition. Comment cette dimension inconditionnelle pourrait être remise en question dès que l’on se retrouve face à quelque chose qui dépasse notre confort? Comment peut on en arriver à des situations où notre place dans la société, ce que pensent nos voisins de nous, peut devenir plus important que l’amour pour nos enfants ? Il y a des gens qui peuvent visiblement comprendre que leur enfant vole, viole, violente d’autres personnes, et ils peuvent même continuer à l’aimer. Mais dès que leur enfant leur révèle quelque chose qui dépasse leur entendement, cet amour peut à peine survire.
Pas besoin que ce soit quelque chose d’extrême, d’ailleurs. Quand j’ai annoncé à mon grand père que je voulais devenir acteur, ça l’a tellement sidéré que j’aurais tout aussi pu lui annoncer que je partais vivre sur la lune. Il y a beaucoup de choses à améliorer dans la manière dont nous vivons ensemble. Comme je le disais hier soir lors de la première roumaine du film, je pense que nous allons dans la bonne direction. Là où j’ai des doutes en revanche, c’est sur la vitesse à laquelle nous y allons.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 21 juin 2024 pour Le Polyester