de ROBIN CAMPILLO
France 2h08
Avec : Olivier Rabourdin, Kyrill Emelyanov, Daniil Vorobyev
Une drague, gare du Nord : Daniel, un homme plus tout jeune, soudain ébloui par le visage d’un adolescent, lui fixe rendez-vous, chez lui, le lendemain… Ainsi commence ce film original, ambitieux, constamment sur le fil de l’inattendu et de l’ambiguïté. Rien n’y est prévisible, tout semble s’y dérober sans cesse. Se métamorphoser. A commencer par la sexualité, presque crue, d’abord, entre les deux hommes, qui se mue peu à peu en affection. En attachement. En éducation sentimentale. Et c’est cet amour imprévu et incongru qui poussera, plus tard, Daniel à dépasser sa médiocrité. A se transfigurer, si l’on ose dire, pour s’en aller, au péril de sa vie, sauver cet amant, devenu bien plus qu’un objet de désir.
Deux moments superbes, où le temps semble s’étirer à l’infini, soutiennent le film, comme deux piliers. Dans le premier, Daniel attend celui qu’il a dragué la veille. Mais c’est un gamin nettement plus jeune qui sonne à sa porte. Trois autres ados s’introduisent à sa suite. D’autres encore, et parmi eux le « boss », un peu plus âgé, un petit mec à la redresse, inquiétant et suave, visiblement le patron de ce petit gang d’eastern boys venus de Russie et d’Ukraine. Ils s’éparpillent dans l’appartement, repèrent les objets de valeur, vident le frigo, s’emparent de l’ordinateur. Ils mettent de la musique, ils dansent, ils versent de l’alcool dans des verres, en offrent même à leur hôte : ce sont les mendiants buñueliens envahissant un monde qui les exclut. Et contre toute attente, Daniel participe à la farandole grotesque. Il accepte cette fête dont il est l’otage : il bouge, il se déhanche, il boit. Tout autour de lui, comme dans un rêve, passent des objets familiers, sa télé, ses peintures, son lustre, et même le grand miroir du salon ; le gang les emporte. Au cœur des stridences et de sa transe, il croise le regard du beau jeune homme qui l’a trahi. Mais c’est la voix du boss qu’il entend : « C’est toi qui es venu nous chercher à la gare. C’est toi qui nous as dit de venir. »
L’autre grand moment, aussi long, aussi intense, joue sur des rapports de force inversés : humilié chez lui, Daniel pénètre dans l’hôtel bizarre où le gang retient son jeune amant. Le film vire au polar, avec rapides travellings dans les couloirs et sensation d’un danger qui menace, telle une bombe à retardement. Daniel le bien nommé semble alors y lutter avec des lions modernes. Et, comme dans un conte de jadis, il affronte, une à une, des épreuves qui le font progresser vers son bien-aimé. Afin de le délivrer des sortilèges et le ramener, enfin, à la lumière.
Ces deux (longs) passages sont magnifiques, mais le film de Robin Campillo (on lui doit Les Revenants, qui a inspiré la série télé à succès) reste, tout du long, excitant. Et dérangeant. Parce que le réalisateur semble autant détester la mièvrerie que les bons sentiments. Aucun de ses personnages n’attire vraiment la connivence. Daniel (remarquablement interprété par Olivier Rabourdin), même s’il progresse vers sa vérité, reste jusqu’au bout complexe et énigmatique : est-il bon, est-il méchant ?, se demande-t-on tout le temps… Le jeune Ukrainien (Kyrill Emelyanov, impeccable) est, évidemment, une victime, mais aussi un calculateur qui accepte de se servir de sa seule arme — son corps — pour survivre : entre ces deux hommes, les rapports de force se modifient mais ne s’effacent pas. Le plus fascinant de tous reste le boss (Daniil Vorobyev, superbe). Flanqué de sa petite cour des Miracles — et surtout de ce gamin qui s’accroche à ses épaules comme un petit singe —, il ressemble à un héros de roman picaresque, un dieu venimeux, tout-puissant en apparence mais fragile dès lors que sa jeunesse et sa force qui fondent son pouvoir le fuient, déjà…
Sur cette France des miséreux qui errent sans but dans les gares, sur l’homosexualité, la paternité, sur la solitude, aussi, et les liens qui se tissent, néanmoins, entre les êtres, Robin Campillo pose un regard aiguisé. Lyrique. Romanesque, au sens stendhalien du terme : un film-miroir que l’on promènerait le long d’un chemin.