Cristian Mungiu

mungiuNé le 27 avril 1968 à Iasi

Roumanie

Producteur, réalisateur

4 mois, 3 semaines, 2 jours,  Contes de l’Âge d’Or, Au-delà des Collines, Baccalauréat 

Courant en tête du fabuleux peloton cinématographique roumain depuis sa Palme d’or en 2007 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours – récit glaçant d’un avortement clandestin en Roumanie communiste –, Cristian Mungiu, 48 ans, a pris l’habitude de ne jamais se déplacer au Festival de Cannes sans y remporter un prix. Baccalauréat, son quatrième long-métrage, récit trivial et subtil autour d’un médecin

qui se compromet pour assurer l’avenir de sa fille, en revient avec celui de la mise en scène. Rencontre avec une intelligence en action, regardant tant le cinéma que le monde.

Tous vos films, qu’ils se déroulent durant l’ère soviétique ou dans la période postcommuniste, stigmatisent le fonctionnement de la société roumaine. D’où vient ce trait, que vous partagez d’ailleurs avec d’autres cinéastes de votre pays ?

De la réalité. La société roumaine inspire de la défiance à ses citoyens. La corruption y empoisonne tout le système, quand elle ne tue pas concrètement les gens, comme c’est arrivé récemment avec l’incendie d’une discothèque de Bucarest, où cinquante jeunes gens sont morts. Les gens n’ont plus confiance en leurs dirigeants, ils ont peur de l’avenir, ils considèrent celui de leurs propres enfants avec angoisse et désespoir. Nous avons perdu près de trois millions de citoyens, parmi les plus éduqués, qui sont partis vivre à l’étranger pour cette raison. Quel futur voulez-vous envisager pour un tel pays, quand c’est la génération qui devrait le porter qui le déserte ?

C’est justement ce qui se déroule dans votre film, avec ce père qui pousse sa fille à émigrer en Angleterre pour ses études…

Oui, mais le film ne parle pas à cet égard que de la société roumaine, il parle aujourd’hui d’une bonne partie de l’Europe. Le film n’évoque pas non plus la seule question de la corruption, mais de celle de l’humanité en général. Il se tient aux côtés d’un homme qui arrive à un certain âge, qui se retourne sur son passé, qui n’y voit rien de mirobolant, et qui mise soudain ce qui lui reste sur l’avenir de sa fille.

Ce qui est particulièrement juste dans votre mise en scène, c’est qu’elle ne condamne personne, à proprement parler. Chacun compose, plus ou moins bien ou mal, avec un système qui tient de l’engrenage moral.

Oui, et toute la question est de savoir quel compromis on est prêt à faire avec un tel système pour y survivre. Jusqu’où le fossé entre notre discours et nos actes nous est supportable ? J’aimerais d’ailleurs préciser, pour rester dans la complexité des choses, que ce comportement, en Roumanie, remonte en fait à la dictature. Les gens y ont appris à contourner la loi, qui était inique, sans problème de conscience, et à manifester par ce système une sorte de résistance solidaire à l’oppression.

Vous évoquiez ces gens, nombreux, qui finissaient par déserter le pays. Cette vie par procuration, ce sentiment de départ imminent, on le sent fortement dans le cinéma roumain qui nous arrive.

Ce sentiment n’est pas nouveau, il date du communisme. L’Occident a toujours été l’alternative rêvée à ce monde-là. Le problème, c’est que pour tous ceux qui ont fait le choix de rester, les changements – car ils existent, les choses changent petit à petit – vont toujours trop lentement, du moins à hauteur de vie humaine. On parle volontiers en Roumanie de « génération sacrifiée », et il est terrifiant de constater qu’il s’agissait au départ de la génération de nos parents, puis de la nôtre, et aujourd’hui de celle de nos enfants.

N’avez-vous pas l’impression que c’est aujourd’hui le monde entier qui se met, pour le dire plaisamment, à l’heure roumaine ?

En pire ! Au point où on va sûrement commencer à se sentir bien en Roumanie. Je crois que l’Occident est en train de sortir d’une période heureuse, et qu’il réalise à la lumière de sa dégradation et des menaces qui le guettent qu’il ne savait pas qu’elle l’était. Face au populisme qui monte, il faudra beaucoup d’énergie et de courage pour préserver les acquis de la démocratie, c’est-à-dire notamment de l’information et de la culture.

D’où vous vient, justement, ce français impeccable ?

Il est loin d’être parfait. Je l’ai appris il y a longtemps à l’école communiste, puis je l’ai parlé de nouveau quand j’étais assistant de Bertrand Tavernier en Roumanie. Mes enfants sont inscrits à l’école française à Bucarest. Je trouve que c’est important qu’ils apprennent d’autres langues que l’anglais, que tout le monde parle chez nous, et se familiarisent avec d’autres cultures.

Comment se financent vos films, aujourd’hui coproduits avec des sociétés françaises, du côté roumain ?

Une part essentielle vient du CNC national, le reste de sponsors. Mais je fais des films volontairement modiques, entre 1 et 2 millions d’euros. Ça me suffit pour l’instant. Le problème n’est pas tant celui de la production que de l’exploitation. Il n’y a plus de salles uniques en Roumanie. Il en reste une dizaine, il y en avait quatre cents. Quant aux multiplexes, ils ne passent pas de cinéma d’auteur. Il n’y a d’ailleurs plus de critiques de cinéma non plus, mais une presse généraliste qui ne s’intéresse qu’aux sujets et aux récompenses.

Comment sont vus vos films, dès lors ?

Il faut prendre les choses soi-même en main. J’organise pour ma part des projections itinérantes. J’ai commencé à l’époque de 4 mois, en pensant qu’on tirerait des leçons du fait que la Palme d’or attribuée à un cinéaste roumain doive être projetée dans de telles conditions dans son propre pays. Résultat, rien ne s’est passé. Du coup, ce bricolage est devenu la norme pour le cinéma d’auteur en Roumanie, et j’ai dû acheter le matériel conséquent pour offrir aux salles municipales la possibilité de projeter des films. J’organise aussi depuis sept ans un festival qui passe les films de la Sélection officielle de Cannes à Bucarest. Le tapis rouge est là pour attirer l’attention, en attendant, la manifestation est devenue la plus grande tribune du cinéma européen en Roumanie.

« Baccalauréat » est-il sorti chez vous ?

Oui, étant donné ce que je viens de vous dire, j’ai pris la décision de sortir le film en même temps que Cannes, pour avoir le maximum de visibilité. Le jour de sa projection officielle, j’ai loué l’ex-salle des congrès du Parti communiste, qui contient quatre mille places, et je l’ai diffusé en duplex cannois avec la montée des marches. Cinquante-cinq mille spectateurs ont fini par le voir, ce qui n’est pas si mal quand on sait qu’un film roumain fait en moyenne dix mille entrées.

Jacques Mandelbaum  « Le Monde »

 

 

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