Après avoir fait son service civil dans un ciné-club de Rhénanie, il finit ses études (lettres et théâtre) à Berlin. Diplômé de l’Académie de cinéma et de télévision de Berlin, il devient ensuite assistant à la réalisation.De 1987 à 1993, il réalise courts métrages, téléfilms et documentaires pour la ZDF et Arte. Il réalise son premier long-métrage en 2000: Contrôle D’Identité (Die Innere Sicherheit) dont il signe également le scénario. Ce film fait de Christian Petzold l’un des chefs de file de la « nouvelle nouvelle vague » du cinéma allemand (et notamment de ce qu’on a appelé l' »école de Berlin ») et lui permet d’être, par la suite, fréquemment, sélectionné en compétition au Festival de Berlin.
Fantômes (Gespenter), Yella, Barbara, Phoenix, Transit, Ondine
Entretien croisé entre le réalisateur d’« Ondine » et son interprète, Paula Beer, à propos de cette figure de l’absolu amoureux.
Pour son neuvième long-métrage, Christian Petzold remonte à la source des mythes et contes germaniques pour raconter, dans le Berlin d’aujourd’hui, un amour étrange et comme hors du temps. Ondine s’identifie tellement au visage mystérieux et au regard océan de sa jeune interprète, Paula Beer, nouvelle venue dans le cinéma de Petzold, qu’il semblait plus judicieux de rencontrer ensemble comédienne et réalisateur.
Qu’est-ce qui vous a amené à redécouvrir le mythe d’Ondine et à en faire un film ?
Christian Petzold: C’est la femme de mon ami et coscénariste Harun Farocki [réalisateur allemand mort en 2014] qui, un jour, nous a interpellés, en nous faisant remarquer que nos bibliothèques étaient à 95 % remplies d’auteurs masculins. Stupidement, nous lui avons répondu que ce n’était qu’un reflet de la réalité. Elle nous reprochait de plus belle de posséder les œuvres de Max Frisch mais pas celles d’Ingeborg Bachmann.
Par mauvaise conscience, j’ai suivi son conseil, et découvert chez cette dernière un récit intitulé Ondine s’en va. Cela nous a fait réfléchir et nous sommes partis de là. Avec en tête cette citation de Claude Chabrol : « Les hommes vivent et les femmes survivent. » Or, le cinéma est toujours du côté de la survie.
Paula Beer: Ce que j’ai aimé dans le projet, c’est qu’il ne s’agit pas d’un conte en costumes, avec perruques et créatures étranges, mais d’un conte qui s’intègre dans notre monde. Ce qui est fascinant, c’est que le cinéma permet d’aller du naturalisme au merveilleux, de naviguer entre le rêve et la réalité, davantage que sur une scène de théâtre. J’ai d’ailleurs beaucoup lu de contes sur ces sirènes et autres créatures aquatiques, des récits souvent partagés entre une grande sensibilité et une grande brutalité. Ce qui m’a intéressé dans cette Ondine moderne, c’est qu’elle est historienne et tient des conférences sur Berlin, comme si elle avait connu la ville aux temps où elle n’était encore qu’un marais.
Que nous dit le personnage d’Ondine, nymphe des rivières venue par amour parmi les hommes, transposé de nos jours ?
C. P. A l’origine, l’histoire d’Ondine vient de France. Elle est arrivée en Prusse avec les huguenots. Les Berlinois adoraient ce personnage, qui correspond exactement à cette époque où l’on a asséché les marais d’où leur ville est sortie. Comme si les habitants en avaient mauvaise conscience, ils ont inventé cette créature qui sortait des marécages et qui venait leur dire que ce n’était pas une bonne chose d’assécher la terre. Le romantisme allemand est une réaction à l’industrialisation. L’industrialisation et le capitalisme désenchantent le monde, alors qu’Ondine raconte son enchantement. Je pense que le cinéma est profondément romantique, quoi qu’on fasse.
P. B. Je crois que le milieu sous-marin est un lieu de désir pour les hommes. C’est comme si, sous l’eau, se trouvaient un monde enchanté et la paix : on pense à 20 000 Lieues sous les mers où est construite une sorte d’idéal. Pourtant, le seul désir des esprits, des êtres qui vivent sous l’eau dans ce paradis, est de venir nous rejoindre, ici, sur la terre. Ils veulent tous quitter ce paradis, qui n’est pas si paradisiaque. Nous sommes dans un monde de la trahison, de la pollution, des catastrophes et, pourtant, les ondines veulent nous y rejoindre. Cela signifie qu’il est possible d’aimer notre monde malgré tout.
Ondine ne symbolise-t-elle pas aussi ce désir très actuel d’un retour à la nature ?
C. P. Les esprits élémentaires du romantisme allemand sont des cris de la nature. Mais je crois qu’il n’y a rien de pire que de poser un regard nostalgique sur la nature. Les contes anciens sont beaucoup plus cruels que cela, remplis de forêts atroces où les monstres dévorent les enfants. C’est pourquoi un conte moderne doit produire exactement la même complexité, sans tomber dans l’imagerie d’un Disney.
P. B. Le plus beau, dans les contes, c’est qu’ils comportent une vérité intemporelle, mais aussi une force archaïque liée aux fureurs de la nature menacée. Ici, l’histoire est portée à un autre niveau : il ne s’agit pas simplement d’une petite histoire d’amour, mais d’une passion si forte qu’Ondine peut décider de disparaître. Sous l’eau, l’amour prend une autre dimension : on ne peut pas se parler, les mots ne servent à rien, c’est par le regard et le toucher que tout se joue.
Entretien avec Christian Petzold (Phoenix)
D’où est venue l’idée initiale de Phoenix ?En 1986, grâce à Harun Farocki, mon coscénariste, j’ai lu le roman d’Hubert Monteilhet, Le Retour Des Cendres. Dans l’histoire de Monteilhet, il est question d’une femme médecin française qui a survécu à Auschwitz et qui se fait refaire le visage dans une clinique en Suisse avant de revenir à Paris. Le roman est écrit sous la forme d’un journal intime, une forme littéraire très française. Harun et moi on s’est dit : « Une vraie histoire, enfin ». Mais on ne pensait pas pouvoir le faire en Allemagne. Quand j’ai réalisé Barbara en 2012, Harun a regardé les premières images avec moi et en voyant la prestation de Nina Hoss et Ronald Zehrfeld, il m’a dit : « Ah, c’est vraiment un couple d’amoureux. C’est eux que tu peux envoyer dans ce voyage atroce ». Et c’est comme ça qu’on a commencé à travailler sur l’histoire.
Être un réalisateur allemand vous a-t-il amené à un traitement particulier pour ce film évoquant l’holocauste ?
Je trouve tout à fait juste la phrase de Théodore Adorno qui dit
qu’il n’y a plus de poésie après Auschwitz. Cela veut dire qu’on ne peut pas raconter Auschwitz. Pour toutes les formes de brutalité humaine ou de génocide, il y avait des formes de récits possibles. Goya pouvait faire des dessins, Franz Werfel pouvait raconter sous forme de roman le génocide arménien. Ça n’est plus possible avec Auschwitz, et je me suis dit que je ne pourrais pas le faire. Et puis j’ai lu un récit d’Alexander Klug, une expérience sur l’amour. Les nazis à Auschwitz voulaient stériliser toutes les femmes juives du monde entier pour éradiquer le peuple juif. Le docteur Mengele a traité une femme aux rayons X, il a détruit son utérus. En regardant son dossier, il voit que cette femme a un amant dans le camp. C’était un « amour fou » (en français dans le texte, NDR) que ces deux personnes vivaient. Les soldats nazis ont été chercher l’homme et l’ont enfermé dans une pièce avec la femme. Ils les ont observés en espérant qu’ils allaient faire l’amour. Les nazis ont dû interrompre l’expérience et ils ont exécuté par balle les deux victimes. Les deux dernières lignes du récit de Klug sont : « Est-ce un malheur imaginable que l’absence de l’amour ? » Ce récit a été déterminant pour Phoenix. Ces deux êtres qui ne pouvaient plus aimer étaient aussi des résistants. Les nazis n’ont pas réussi à ressusciter le souvenir de l’amour, ce qui aurait donné de l’espoir. Les deux protagonistes de Phoenix essaient de reconstruire leur amour. C’est en tout cas ce que j’avais imaginé. Le roman de Monteilhet et le récit d’Alexander Klug ont été les deux portes d’entrée pour mon film.
C’est l’histoire d’un amour impossible : un homme qui refuse de reconnaître son épouse et une femme qui refuse d’admettre la trahison de son mari.
C’est juste. Quand on a un traumatisme ou une névrose, la psychanalyse voudrait qu’on reconnaisse le traumatisme, puis qu’on le répète pour l’effacer et retrouver la santé. John dans son sous-sol reconnaît sa trahison, et la répète pour l’effacer. Et Nelly joue le jeu mais ne veut pas faire le troisième pas. Elle veut reconnaître, répéter et revenir à l’époque d’avant. Lors du tournage, les deux acteurs m’ont dit : « On fait tout ce que fait un couple d’amoureux : on prend le café le matin, il lui fait son lit, il lui apporte un sandwich, ils se promènent dans la nuit, il lui offre des chaussures et des robes… On a une sorte de séisme fantomatique d’une histoire d’amour ». Mais l’homme le fait pour se débarrasser de sa femme et la femme pour redonner vie à son corps.
Dans la première scène, Nelly a le visage recouvert de bandages et elle est confrontée à des soldats américains très brutaux qui l’obligent à se dévoiler…
On a fait des recherches : entre 1945 et 1946, il y avait beaucoup de contrôles partout en Allemagne. Les Américains et les Français traquaient activement les soldats nazis. Et beaucoup de nazis jouaient les blessés pour échapper à ces recherches.
Quelle était votre méthode de travail avec les acteurs : la spontanéité ou le tournage de nombreuses prises ?
Je pense qu’il faut beaucoup réfléchir, répéter et travailler pour produire de la spontanéité. J’ai fait construire tous les espaces et j’ai passé une semaine avec les acteurs à regarder des films. On a vu Nuit Et Brouillard d’Alain Resnais, Allemagne Année Zéro de Roberto Rossellini, Les Demoiselles De Rochefort de Jacques Demy, La Griffe Du Passé de Jacques Tourneur. Ensuite, les acteurs étaient seuls dans les décors, sans moi. Le jour du tournage, on a fait des répétitions sans les techniciens pendant deux ou trois heures, tous seuls. Et on a tourné en une prise.
Ce n’est pas un film hollywoodien. La fin est très ouverte, il n’y a pas de résolution…
La dernière phrase du scénario est : « Nelly s’en va ». Je ne savais pas ce que ça allait signifier. Comme on a tourné de façon chronologique, on parlait de plus en plus souvent de cette fin au fur et à mesure qu’on s’en approchait. Nina Hoss est une comédienne qui s’est identifiée de façon incroyable avec son personnage et elle me demandait toujours : « Comment ça va finir ? Comment je vais sortir de cette histoire ? » Ce n’est qu’à la fin que j’ai compris ce que voulait dire « Nelly s’en va » : nous, on ne peut pas aller avec elle. Pour moi, c’était clair que le film devait finir avec tous ceux qui restent dans la pièce et la laissent partir. Et avec elle on perd l’art, la musique, la vie. C’était un jour incroyablement triste.
Votre producteur n’a pas tenté de vous imposer une happy end ?
Si ! (rires) Je crois que j’ai répondu : « Vous êtes fou ? » Pour moi c’est triste mais d’une certaine façon c’est une happy end, la plus belle qu’on puisse imaginer. Elle s’en va et elle sait que personne ne peut lui prendre le souvenir de l’amour.
Vous avez de l’empathie pour le personnage de Johnny ? Vous comprenez sa position ou vous le condamnez ?
C’était très étrange car pour la première fois, j’ai créé un personnage pour lequel je ne ressentais pas vraiment d’empathie. Mais il était incarné par Ronald Zehrfeld, un de mes acteurs préférés, et il voulait me plaire. À partir de là, j’ai ressenti de l’empathie. J’ai lu un magazine d’extrême droite qui avait trouvé Barbara formidable parce que c’était anti communiste, et leur critique de Phoenix était astucieuse : ils disaient que ce n’est pas le bon mythe, c’est Orphée et Eurydice. Or, Orphée est en enfer et c’est Eurydice qui doit aller le chercher. Ce qu’ils disent, c’est que c’est l’Allemand qui a souffert en vérité, celui qui est effacé et qui a besoin d’aide. Ce n’est pas très loin de Himmler qui disait qu’il fallait rester fort et ne pas montrer d’empathie. C’est vraiment affreux.
Quand on découvre Johnny, il est violent avec les femmes.
J’ai pensé qu’un homme qui est coupable et s’emmure en lui-même n’est peut-être pas brutal, mais il ne veut plus avoir de sentiments, d’émotions.
PHOENIX s’adresse-t-il plutôt à un public allemand ?
Je fais toujours mes films pour mes amis, qui sont partout dans le monde. Je ne veux pas faire des films contre mais des films pour.
Vous ne jouez jamais la carte du grand spectacle. Le budget de Phoenix était-il modeste ?
C’était correct, mais un décor comme celui des rues dévastées avec des ruines a coûté la moitié du budget. J’ai choisi de ne le montrer que quelques secondes. C’est ça, la véritable richesse. Le danger, c’est de montrer trop longtemps ce qui coûte cher. Le club Phoenix a coûté une fortune, on n’y a tourné que trois jours. J’ai vu un film où il y avait un avion, une Mercédès et trois filles nues célèbres, à l’écran pendant une demi-heure. Moi, je voulais faire exactement le contraire.
Combien de temps a duré le tournage ?
On avait 36 jours de tournage, dont j’ai jeté les trois premiers. On travaillait huit heures par jour, pas plus.
Comment avez-vous choisi la chanson Speak Low, qui revient à plusieurs reprises dans le film ?
Au départ, j’avais pensé à une chanson très triste et très belle de Marlène Dietrich, Wenn Ich Mir Was Wünschen Dürfte. On m’a dit qu’elle était utilisée dans Portier De Nuit de Liliana Cavani, que je n’avais jamais vu auparavant. J’ai regardé le film et je me suis dit que c’était inutilisable. Je n’aime pas la relation entre sexualité et fascisme. Un ami m’a proposé Speak Low de Kurt Weill, et j’ai trouvé que c’était beaucoup mieux. Weill l’a écrite en 1943 à Los Angeles et trois jours avant la fin du tournage, on a lu dans un livre l’histoire de cette chanson. Ça vient d’une comédie musicale, One Touch Of Venus avec Ava Gardner, l’histoire d’un Pygmalion qui veut épouser une femme. C’était la chanson parfaite.
Avez-vous envisagé d’autres acteurs pour incarner ce couple ?
Non, personne d’autre que Nina Hoss et Ronald Zehrfeld ne pouvait jouer ce couple. Après Barbara, je me suis dit que ça faisait un ensemble. D’ailleurs, d’autres acteurs de Barbara sont aussi dans Phoenix. Maintenant je fais une pause : c’était deux tournages difficiles avec beaucoup de moments de réflexion.
Propos recueillis par Olivier Cachin