Arthur Harari ( Onoda )

Né en 1981 à Paris

France

Réalisateur, scénariste, acteur

Diamant Noir, Onoda 10 000 nuits dans la Jungle.

E N T R E T I E N AV E C A R T H U R H A R A R I , R É A L I S AT E U R

Comment est né Onoda ?
Pendant plusieurs années, avant même le tournage de
Diamant noir, j’ai pensé à un film d’aventures. Je dévorais Conrad et Stevenson et m’intéressais aux navigateurs solitaires ou aux expéditions polaires. Un jour, comme je parlais de ce désir devant mon père, il a évoqué, presque sous la forme d’une boutade, le cas incroyable de ce soldat japonais resté plusieurs années sur une île. C’est ainsi que j’ai rencontré Onoda…


L’attrait est immédiat ?

Oui, je ressens aussitôt comme un appel. Partant de là, je me documente, lis des
interviews, consulte internet et surtout je rencontre, au Japon, Bernard Cendron [auteur en 1974, avec Gérard Chenu, du livre, Onoda, seul en guerre dans la jungle] qui ouvre ses archives et me confie ses souvenirs.
Avez-vous lu le livre d’Onoda lui-même,
No surrender, my thirty-year war ?
Je l’ai découvert plus tard quand le scénario était déjà écrit et qu’on allait commencer
le tournage. Ne pas avoir lu le livre m’a donné la liberté d’inventer le personnage que je voulais. Pour moi, Onoda était un carburateur à fiction et je ne voulais être prisonnier de sa subjectivité.
Vous parliez de Stevenson et Conrad. Avez-vous été influencé par la littérature
japonaise au moment de l’écriture du scénario ?
Je ne connais pas la littérature japonaise. Je me suis cependant demandé si je devais lire
le Bushido [code des principes moraux du guerrier japonais], mais je ne l’ai pas fait, car je ne voulais pas tomber dans une forme de fascination occidentale pour le samouraï. Pour moi, le film ne s’arrête pas à un prétendu particularisme japonais ; il est plus universel, plus humaniste que cela. En écartant les ouvrages japonais et en me détournant de cet imaginaire-là, je ne trichais pas avec le regard que je portais.
Et du côté du cinéma ?

Ma connaissance du Japon passe à 95% par le manga réaliste et surtout par le cinéma. Si
un réalisateur a influé sur Onoda c’est Mizoguchi. L’équilibre qu’il atteint entre empathie pour les personnages et hauteur de vue permanente. La distance de sa mise en scène pourtant jamais froide ni surplombante. Cette sérénité patiente qui se laisse parfois emporter, submerger. J’ai cherché ce même mouvement irrépressible qui culmine dans une intensification émotionnelle et poétique : les personnages et le monde, l’intériorité bouleversée des hommes et « l’ordre » extérieur des choses fusionnent. Kurosawa obtient, d’une manière totalement différente, une puissance ahurissante ; j’avais évidemment en tête le mélange extraordinaire d’épopée, de picaresque et de poème cosmique des 7 samouraïs. D’autres œuvres m’accompagnaient : Kon Ichikawa et Feux dans la plaine, Koji Wakamatsu et United Red Army, le Philippin Lino Brocka dont les films allient magistralement le réalisme et le mythe.

Et pour les cinéastes occidentaux ?
Renoir, Walsh (
Aventures en Birmanie !), Fuller et Leone (Il était une fois en Amérique). Et surtout Ford, dont les liens avec Kurosawa sont évidents et qui m’a marqué au point que ses cadrages, ses mouvements de caméra, sa scénographie sont ancrés en moi. Un autre cinéaste a joué un rôle très important, Monte Hellman dont j’ai revu The shootinget l’Ouragan de la vengeance avant le tournage. Ce dernier m’a frappé non seulement par son dépouillement et son réalisme notamment dans le jeu, mais également sa capacité à reprendre le mythe du bandit tout en essayant de trouver la manière d’être, de penser, de débattre dans les États-Unis de la fin du XIXe siècle. Un exemple génial de film historique au présent ! Le dernier film de Sternberg, Anatahan, avait dans ma tête un statut particulier, un peu fantomatique : comment être digne d’une telle folie dans une entreprise aussi proche de la sienne, tout en racontant tout autre chose ?!
Votre film est composite. Qu’en est-il des genres ? Le western ?

Le western est le genre vers lequel tous les autres convergent assez facilement, car c’est
la forme cinématographique parfaite de l’épopée. Il condense les obsessions primitives de la littérature occidentale et se rapproche le plus du mythe, du conte, d’une certaine épure. À chaque fois que je fais un film, je retourne vers le western. Pour la mort de Kozuka, la référence la plus explicite est Délivrance de Boorman, que je vois comme une relecture presque conceptuelle du western et de la place du genre dans l’inconscient américain. Dans la scène du harpon, les Japonais sont des cow-boys et les Philippins des
Indiens, mais qui auraient fini par se ressembler physiquement à force d’être coincés sur
le même territoire.
Comment s’est fait le choix des acteurs ?

La recherche du casting a atteint un degré obsessionnel ! Pour Akatsu, j’ai
immédiatement proposé le rôle à Kai Inowaki que j’avais découvert enfant dans Tokyo Sonata de Kiyoshi Kurosawa et que je trouvais génial. Pour d’autres en revanche, le processus a été extrêmement long et compliqué car, une fois passées les premières idées, je me suis plongé dans une espèce de deep web de l’actorat local. Avec l’aide du trio de collaborateurs qui m’aidait dans cette recherche – la directrice de casting Rioko Kanbayashi, le producteur Hiroshi Matsui et la traductrice Éléonore Mahmoudian – j’ai ainsi recensé sur Internet des quantités d’acteurs au point d’avoir un trombinoscope délirant. Endo Yuya qui tient le rôle d’Onoda jeune a été choisi grâce une photo qui m’avait frappé au milieu de centaines d’autres. Son visage ne ressemblait pas à celui d’un jeune premier. J’y ai reconnu quelque chose.
Le choix s’est donc fait sur une simple photo ?

Le choix de le rencontrer oui ! Même si j’ai visionné plus tard des bouts de scènes dans
lesquelles il jouait. Notre première rencontre à Tokyo a été marquante car d’emblée Endo-San m’a dit : « Pour moi, le jeu n’est jamais évident ; c’est toujours un problème ». Ça m’a plu tout de suite. Lors de ces essais, son jeu était d’une sincérité totale, à contre-courant de celui des autres candidats. Je dois aussi parler de l’autre interprète du rôle titre, Kanji Tsuda. C’est Yu Shibuya – traducteur du scénario et interprète sur le tournage – qui a attiré mon attention sur lui : il se trouve qu’il joue aussi un personnage extraordinaire dans Tokyo Sonata ! Il a une filmographie kilométrique mais uniquement des seconds rôles, notamment chez Kitano qui l’a fait débuter, et il n’a jamais incarné de rôle aussi

« important » que celui d’Onoda. Il a littéralement fusionné avec le personnage, et voir cette mue physique et quasiment spirituelle a été une des choses les plus fortes de toute cette expérience. A la fin, j’avais l’impression qu’il lévitait, que des branches le reliaient réellement au paysage. C’est une personne unique, un être poétique.

Et pour le jeu, quelle règle avez-vous imposée ?
Aucune règle, mais j’ai tendance à demander aux acteurs de
retenir. Les Japonais peuvent avoir une image très fixée de ce que sont la guerre, l’autorité, la hiérarchie et, pour se conformer à cette idée, jouent souvent avec une voix qui vient du ventre. Or, je ne voulais pas qu’ils jouent l’autorité ou la ferveur. Au contraire, ils devaient aller vers le dépouillement afin de ne reproduire aucun cliché. Je leur disais donc régulièrement : « Ça, ce n’est pas ta voix, j’ai l’impression que ce n’est pas ta voix ». Je voulais qu’ils parlent avec leur voix, au sens physique. Leur voix.
Votre film part donc du réel ?

Mon obsession – avec mon frère chef opérateur – était d’attraper quelque chose du réel
; le film devait devenir une expérience de réalité. Les corps étaient là ; les mains étaient là ; la nature était là. Il y a quelque chose d’une captation. Nous en sommes venus à être obsédés par la sueur, la saleté des costumes, la concrétude des éléments. Le film a pris une dimension plus sensuelle que je n’aurais pensé, il fallait que la pluie tombe réellement sur les spectateurs ! Là encore, un équilibre entre l’harmonie classique et un aspect direct, immersif nous a guidé, pour créer une expérience particulière du temps et de l’espace. Dans le film, il y a deux espace-temps qui cohabitent : d’un côté celui des villageois, ouvert sur l’extérieur et pris dans une chronologie dont les dates scandent les étapes ; de l’autre celui d’Onoda, fermé par le contour de l’île, dans lequel le temps est cyclique et constitue une stase qui évolue très lentement. Entre les deux, s’établit une frontière qu’Onoda frôle régulièrement pour se ravitailler mais qu’il refuse de franchir totalement. Énormément de scènes du film sont construites sur ce principe d’un champ-contre-champ presque irréconciliable.
Un contre-champ que vous refusez de montrer !

C’est Onoda qui le refuse, et mon choix est d’être à sa place, ou plutôt de me tenir à ses
côtés. Il est enfermé dans son champ – et nous avec – jusqu’à ce que le jeune routard arrive. Avec lui le contre-champ débarque, envahit tout, bouscule tout.
Le film n’est-il pas sous le signe du chiffre deux ? Deux espace-temps, deux pères…

… Et aussi deux rives, notamment à la fin du film quand Onoda et le jeune routard se
rencontrent. Le cœur du film est bâti autour de deux couples : Onoda-Kozuka d’un côté ; Shimada-Akatsu de l’autre. Dès l’écriture, j’ai pensé au double ; mieux, la dualité entre Onoda et le jeune routard structurait le scénario à tel point que celui-ci apparaissait quasiment comme une réincarnation de celui-là. Le globe-trotter représentait, en quelque sorte, une nouvelle version pacifiée du combattant, un continuateur, un relai. Suzuki [nom réel du routard], c’est Onoda libéré de toute autorité, qui choisit seul les formes de son aventure. Quant aux deux pères, ils se trouvaient déjà dans Diamant noir. Mais, ici, le père de substitution – le major Taniguchi – incarne lui-même une dualité paradoxale puisqu’il ordonne à son élève d’obéir… tout en lui imposant une autonomie absolue (« Tu es ton propre officier »). De même, il lui trace une voie sacrificielle, tout en lui interdisant de mourir. Ainsi Onoda est en permanence habité par le vide d’une autorité paternelle absente, et c’est la forme très singulière de sa liberté qui se joue là. Cette relation paradoxale au père m’a conduit, dans la scène finale de la reddition, à montrer Onoda étrangement plus souverain que Taniguchi : il a gagné, par son aventure, sa pleine autonomie, mais est-ce grâce à son supérieur ou en dépit de lui ? ça reste pour moi une question ouverte.

Cette figure du double entretient l’ambiguïté de certaines scènes.
La mort de Shimada est un bon exemple car la scène est montée en miroir, avec deux
plans symétriques. Est-il tué ou se tue-t-il ? Quand j’ai cherché l’acteur pour incarner le Philippin qui tire, je voulais même qu’il ressemble physiquement à Shimada pour entretenir le trouble.
Quelle place donniez-vous au spectateur dans votre dispositif ?

Le
challenge était très compliqué, à l’écriture comme au montage. D’une manière générale, le spectateur n’est pas totalement naïf lorsqu’il voit le film et, sauf rare exception, il connaît la situation d’Onoda. Il fallait donc le placer dans une position critique où il pouvait à la fois ressentir de l’empathie pour le personnage (en dépit de ses erreurs et de ses actes), tout en étant capable de le mettre à distance et d’attendre le contre-champ. D’où la scène initiale avec le jeune routard qui n’était initialement pas prévue à cette place. Cet équilibre instable entre adhésion, voire fusion, et distance est une chose qui m’obsède. Le classicisme, notamment au cinéma, est une tradition géniale pour ne pas céder à la fascination ni à la pure sidération. J’ai très vite compris que la forme du film n’irait pas du côté de la fièvre baroque. Il fallait au contraire faire sentir la lente construction d’un monde, un vertige temporel et moral qui n’abolirait pas la distance critique ou ironique.
Avec votre film, se pose la question de l’héroïsme. Onoda est-il un héros ?

C’est impossible de ne pas voir Onoda comme un héros, même si son aventure est
hautement ambiguë. Un héros (dans toutes les mythologies, notamment grecque), c’est souvent quelqu’un qu’on autorise à commettre des actes terrifiants. Il n’y a pas d’héroïsme sans ambiguïté, sans saleté. Onoda est héroïque parce que son histoire incarne des valeurs dans lesquelles une grande partie des Japonais s’est reconnue un temps. Mais il n’est pas besoin d’être japonais ou de verser dans le militarisme pour être frappé par son histoire. Onoda échappe à sa propre personne. Il fait partie du camp des perdants, mais il accomplit, presque à son corps défendant, quelque chose qui le dépasse.
Ne pourrait-on pas dire que le film reprend les différentes étapes de la naissance de
l’humanité ?
Paradoxalement, Onoda se rapproche de son humanité en accomplissant des actes
choquants. Je pense à la mort d’Iniez, la femme philippine. Alors que Kozuka refuse de tirer comme si quelque chose résistait en lui, Onoda fait feu. Le regard qu’il pose ensuite

sur le cadavre d’Iniez dans la tombe qu’il a creusée, est nouveau ; il ne l’a posé sur aucun autre « ennemi » auparavant. Il comprend ce qu’il a fait, et à qui il l’a fait.

Pour achever de recouvrer son humanité, il doit passer dans le monde des morts. Ne peut-on l’assimiler à Ulysse ?
J’ai pris conscience de la référence à Ulysse grâce à mon producteur Nicolas Anthomé,
à tel point qu’on a songé à ouvrir le film sur une citation d’Homère. Ulysse doit parcourir la Méditerranée avant d’avoir le droit de revenir dans son foyer. Onoda est également dans ce cas : il retourne au Japon après avoir supporté la totalité des épreuves qui lui ont été imposées. Entre Homère et le film – je ferais également le lien avec la Prisonnière du désert de Ford ou Un jour dans la vie de Billy Lean d’Ang Lee – je vois une idée commune essentielle : l’individu qu’on envoie lutter pour la survie de la communauté en est, de ce fait, exclu ; il se met (ou est mis) au ban de l’humanité pour sauver la société à laquelle il appartient. Cela suppose qu’il entre dans le monde des morts. Car, si Onoda avoue craindre la mort lorsque nous le voyons pour la première fois, il se retrouve à la semer partout autour de lui, avant de finir par vivre au milieu des tombes de ses camarades. Cette thématique est incroyablement renforcée dans le cas d’Onoda par le fait qu’on lui a interdit de mourir.
Il devient quasiment un moine !

Même si c’est choquant quand on y réfléchit bien, Onoda a vécu une expérience totale
qui finit par lui procurer une forme de paix intérieure. Il a dû se confronter à l’horreur, à l’abjection et à la solitude absolue pour atteindre la sérénité.
Ce changement lui permet dorénavant de faire corps avec son île !

Un peu auparavant, il découvre la beauté de l’île, sa sensualité. Le feuillage qu’il porte
sur lui, d’abord pour se camoufler, le confond avec la végétation. Il se change en une figure pastorale qui communie totalement avec la nature. Son départ est d’ailleurs un arrachement.
Arrivé au terme de l’entretien, je me dis qu’Onoda est le double d’Arthur Harari et que
l’expérience du soldat se rapproche d’une expérience cinématographique.
Le rapprochement entre le monde d’Onoda et celui du cinéma est évident. Pour moi, le
cinéma est une manière de vivre avec une réalité que je ne supporterais pas sans lui. Je crois que depuis l’enfance je rêve confusément d’avoir un destin héroïque ; je ne l’aurai jamais sinon à travers les personnages que je filme. Mais ce qui me lie le plus intimement à Onoda, c’est certainement la question de l’intégrité.
Quels sont vos projets dorénavant ?

Rien n’est encore fixé… Je suis partagé entre la nécessité de parler de mon pays et celle
de ne pas me raconter sinon à travers les autres. J’ai besoin de filmer mon époque, la France, sans pour autant m’y enfermer. En fait, avec Onoda, je me suis rendu compte que j’ai pris goût aux histoires difficiles voire impossibles à raconter. J’aime ce défi, cette aventure qui consiste à trouver une forme narrative, esthétique et poétique à des sujets vertigineux. Voilà ma certitude actuelle !

 

 


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