Alejandro Jodorowsky

jodorowskyNé le 17 Février 1929 à Tocopilla Chili

Chilien  Français

Réalisateur, romancier, poète, scénariste de bandes dessinées

El Topo, La Montagne Sacrée, Santa Sangre, Le Voleur d’Arc en Ciel, La Danza de la Realidad, Poesia sin Fin

Alejandro Jodorowsky : “Ma patrie, ce sont mes chaussures”

C’est une légende, Alejandro Jodorowsky, Franco-Chilien voyageur, (Ma patrie, ce sont mes chaussures », affirme-t-il), réalisateur il y a quarante ans d’El Topo et de La Montagne sacrée (grâce auxquels l’expression « film culte » a été popularisée), scénariste star de la BD de science-fiction, ami des surréalistes et de leurs épigones. Un sacré bonhomme, autoproclamé philosophe thérapeute fumeux ou génial, chacun décidera – qui a longtemps réuni dans divers lieux de la capitale des patients passionnés à qui il lisait, gratuitement, les tarots (il a abondamment écrit sur le sujet).

Sur le tard, à 84 ans,

il est revenu au cinéma : La Danse de la réalité est une fable fellinienne sur le Chili de son enfance, un voyage à l’imagination débridée qui prend le spectateur par surprise, et le ravit irrésistiblement. « Jodo » savoure son statut retrouvé de cinéaste. Il surgit dans le hall du Negresco, un vieux palace de Nice où il passe quelques jours. Ses habits noirs font contraste avec sa chevelure blanche, il est un peu plus petit qu’on ne l’imaginait, plus ludion que patriarche. Il se raconte d’une voix chantante – l’accent chilien ne l’a jamais quitté –, égrenant souvenirs et digressions. Une odyssée unique !

Vous n’aviez pas tourné depuis vingt-trois ans… Le cinéma vous manquait ?
Enormément. Chaque film que je regardais chez moi en DVD – et j’en ai vu un par jour – me procurait une tristesse énorme. Parce que j’avais envie de tourner et qu’aucun projet n’a pu voir le jour. J’ai même fini par respecter les mauvais films : c’est tellement dur de mener un projet à bien ! Pendant toutes ces années, j’ai eu pourtant beaucoup d’activités : j’ai écrit des bandes dessinées et des livres, j’ai donné des conférences, je ne me sentais pas un raté !

Mais le cinéma, c’est autre chose. J’ai toujours pensé que c’était le plus complet de tous les arts, celui par lequel je pouvais m’accomplir le plus entièrement. C’est aussi le plus cher. Aujourd’hui, le cinéma dominant ne cherche qu’à gagner de l’argent. Pourquoi pas ? Comme on dit : « Si Dieu t’envoie un gâteau, ouvre la bouche ! » Si mon film marche, quelle merveille… Mais ça ne peut pas être la seule motivation.

Quand avez-vous compris la force singulière du cinéma ?
Très jeune. Dans le village de mon enfance, au Chili, il y avait une salle improvisée. Chaque fin de semaine, je voyais les aventures de Frankenstein, du loup-garou, ou de Zorro, qui s’appelait alors « El Crotal ». Mon respect pour le cinéma s’est accru quand j’ai fréquenté les surréalistes : ils aimaient Buster Keaton et les Marx Brothers, Antonin Artaud s’était enthousiasmé pour Shirley Temple ! Et André Breton avait un goût très sûr, il nous arrivait souvent de parler de cinéma.

Les films qui continuent de m’influencer sont ceux que j’ai vus il y a longtemps, ceux de Tod Browning ou La Nuit du chasseur, de Charles Laughton. Je préfère ne pas vous dire ce que je pense du cinéma d’aujourd’hui. Parfois, quand même, une petite surprise : je suis allé voir… comment ça s’appelle, déjà ? L’homme-loup. Vous savez, avec les griffes…

Wolverine?

Oui. Cela m’a enchanté. Il y a quelque chose, quand même… Sauf que, com­me tous les films d’aujourd’hui, ça ne parle que d’argent ! Prenez Le Hobbit : après quoi ce nain célibataire part-il en chasse ? Un trésor de pièces d’or. C’est l’oncle Picsou !

Vous avez conversé avec beaucoup de grands cinéastes de l’âge classique…
Parfois, c’était très court : Federico Fellini voulait me rencontrer. Il avait vu mes films, il était curieux. Moi, j’avais vu La Strada quand j’étais jeune homme, ses films avaient changé ma vie ! Il tournait La Voce della luna à Rome. Il me voit, il ouvre les bras : « Jodorowsky. » Il était très grand, on s’est étreints, j’ai crié : « Papa ! » Il s’est mis à pleuvoir des cordes, tout le monde est parti se protéger, je ne l’ai plus revu.

Luis Buñuel m’avait invité à son anniversaire, pour ses 80 ans, au Mexique. Il aimait mes films, mais il me disait que j’étais fou : pourquoi se donner tant de mal avec tant de figurants, des scènes spectaculaires ? Lui, il se contentait de filmer comme d’une chaise roulante…

En 1970, El Topo vous impose comme une star du cinéma underground. Quel souvenir en gardez-vous ?
Aux Etats-Unis, c’était énorme. Les vedettes du rock m’ont adopté. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que, en art, soit on est le meilleur, soit on est différent. Je ne sais pas si j’étais le meilleur, mais j’étais différent ! Je suis arrivé à la bonne époque. Tout le monde fumait de la marijuana. Parfois, j’allais rencontrer les spectateurs à l’Elgin Theater, à New York, qui a gardé le film six mois : il y avait un nuage dense de drogue, au passage les gens me tendaient des joints. Mais je ne fumais pas. On croyait que le film avait été fait sous l’influence de la drogue. Mais non, je voulais que le film soit la drogue !

Et John Lennon a partiellement financé votre film suivant, La Montagne sacrée, en 1973…
Je l’avais rencontré : il était avec Yoko Ono et le militant Jerry Rubin. C’étaient d’immenses idoles : mon chef op, Rafael Corkidi, restait debout alors que nous prenions le thé. « Assieds-toi. – Je ne peux pas, je suis tellement impression­né que mes jambes ne veulent pas bouger ! » Lennon m’a donné un million de dollars, avec carte blanche. Et George Harrison devait jouer dans La Montagne sacrée.

Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?
Il me disait : « J’aime le script, mais il y a une scène que je ne veux pas faire, celle où le maître nettoie l’anus du voleur dans une fontaine. Je ne veux pas montrer mes fesses. » Je lui ai répondu : « Mais ça serait formidable pour votre ego que vous montriez votre cul, ce serait une leçon pour tout le monde. » Je n’ai pas voulu sacrifier la scène et il a refusé.

Au milieu des années 70, vous travaillez de longs mois avec le dessinateur Moebius sur l’adaptation du best-seller de science-fiction de Frank Herbert, Dune. Un projet finalement tombé à l’eau. Cela reste une blessure ?
Non, pas pour moi. Pour d’autres, oui : l’Américain Dan O’Bannon, qui avait travaillé avec nous et qui a fini par écrire le scénario d’Alien, est resté deux ans dans une maison de repos après l’arrêt du projet. La douleur était trop forte ! Moi, j’ai dit à Moebius : « Ecoute, Dune, c’est une œuvre littérai­re ; les images qu’elle m’a inspirées et que tu as dessinées nous appartiennent. » On a donc changé de chemin, on a fait L’Incal, qui est devenu un classique de la bande dessinée.

La BD, c’est plus petit que le cinéma, mais j’ai écrit une soixantaine d’albums, qui continuent à être publiés dans le monde entier. J’ai eu des millions de lecteurs, et ça m’a fait vivre !

Dans Dune, vous vouliez vraiment faire tourner Salvador Dalí ?
Qui d’autre pour faire l’empereur de la galaxie ? Je l’ai coursé à Paris, New York, Barcelone. Il voulait être l’acteur le mieux payé de l’histoire du cinéma : 100 000 dollars de l’heure ! J’ai accepté, mais j’ai réduit son rôle à… une heure de tournage !

Paranoïaque, l’empereur aurait fait construire un robot à son image. Je n’aurais eu besoin que de quelques plans de Dalí dirigeant le robot. J’avais eu aussi l’accord d’Orson Welles. Je lui avais promis d’engager un immense cuisinier. A l’époque, il était gros comme un hippopotame !

Y a-t-il eu d’autres projets non aboutis ?
Hélas, oui ! Par exemple King Shot, que David Lynch devait aider à produire. Nick Nolte et Marilyn Manson étaient prêts à jouer gratuitement. Mais les producteurs ont eu peur… J’ai été parfois découragé, mais La Danse de la réalité a vu le jour à la suite d’une série de rencontres qui tiennent du miracle. A un certain moment, j’ai demandé à mes abonnés sur Twitter de participer au financement.

J’écris quinze tweets par jour, je considère que c’est une activité artistique sérieuse. J’ai récolté 40 000 dollars, donnés par neuf cents personnes. Autant de gens désireux de me voir faire un film, quel encouragement extraordinaire ! On a trouvé le budget ailleurs et j’ai remboursé tout le monde, mais les neuf cents sont au générique.

é. Je n’ai pas de regrets, mais le film aurait été un choc mondial, je serais aujourd’hui milliardaire, une sorte de Spielberg !

La Danse de la réalité mêle autobiographie réelle et fantasmée…
J’y entrecroise des passages de deux livres autobiographiques : l’un intitulé La Danse de la réalité, l’autre L’Enfant du jeudi noir. Le jeudi noir, c’est le krach de Wall Street de 1929, qui a eu un effet terrible au Chili : 70 % des ouvriers se sont retrouvés au chômage. J’ai reconstitué mon enfance à Tocopilla, une petite ville portuaire sur la côte du Pacifique.

Quand j’y suis retourné, rien ou presque n’avait changé en près de quatre-vingts ans ! Et j’ai réalisé les fantasmes de mes parents : ma mère voulait être chanteuse d’opéra, son personnage s’exprime en chantant. Mon père, communiste, voulait tuer le dictateur Carlos Ibañez, j’ai imaginé son voyage pour assassiner le tyran. J’aimerais bien pouvoir raconter la suite, mon adolescence à Santiago, ma découverte de l’art.

Votre vie pourrait devenir une longue série de films ! Pourquoi êtes-vous parti pour Paris en 1953 ?
J’avais 23 ans, et trois ambitions : travailler avec le mime Marceau et devenir meilleur que lui ; rencontrer André Breton et sauver le surréalisme ; suivre les cours de philosophie de Gaston Bachelard, à la Sorbonne. J’ai pris le bateau à Valparaíso et, au bout de cinq semaines, j’ai débarqué à Cannes. J’ai pris le train pour Paris, j’avais 100 dollars en poche.

Par miracle, le soir même, je rencontre des Chiliens exilés. Ils me trouvent un logement, repas compris, un mois pour 100 dollars ! Je me suis débrouillé jusqu’à ce que j’entre dans la compagnie de Marcel Marceau. Et je ne pouvais pas être meilleur que lui parce qu’il était génial. J’ai fini par écrire quelques-uns de ses numéros : La Cage, Le Fabricant de masques, etc.

Et Breton ?
Je l’ai appelé dès mon arrivée. Des surréalistes chiliens m’avaient donné son numéro. Il était 3 heures du matin. Je le réveille : « Allô, qui est à l’appareil ? – Jodorowsky, je suis celui qui sauvera le surréalisme, je veux vous voir tout de suite. – Non, demain. – Tout de suite. – Non. » Je m’énerve : « Si c’est non, c’est que vous n’êtes pas un vrai surréaliste. Je ne vous reparlerai jamais. » J’ai fini par le rencontrer quelques années plus tard, mais le groupe était surtout politique, des trotskistes en cravate ! Et je me suis faufilé aux cours de Bachelard, qui m’a beaucoup appris.

Ensuite, vous êtes parti vivre au Mexique ?
J’ai suivi Marceau en tournée. Là-bas on m’a proposé d’ouvrir une école de mime. J’avais envie de théâtre, j’ai commencé à faire des mises en scène, j’en ai fait plus de cent. Notamment Fando et Lis, de Fernando Arrabal, dont mon adaptation au cinéma quelques années plus tard allait faire scandale au Mexique. C’est à cette occasion que je l’ai rencontré et qu’avec lui, Roland Topor et quelques autres, nous avons fondé le mouvement Panique. Une scission avec les surréalistes, qui n’avaient pas accepté les changements de l’époque : Breton n’aimait pas la peinture abstraite, le rock, l’art publicitaire, la pornographie, la science-fiction…

La première expression du mouvement Panique a été un spectacle que j’ai créé en 1965 au Centre américain, là où se tient aujourd’hui la Fondation Cartier. C’était un festival de happenings, ces spectacles spontanés et transgressifs à la mode de l’époque. Les autres troupes faisaient ça avec rien, moi j’y ai mis tous les droits d’auteur que Marceau avait tardivement fini par me payer. Je voulais être le Cecil B. de Mille du happening ! J’ai engagé des danseurs, des rockeurs. Cette soirée a beaucoup influencé Jérôme Savary.

A Paris, dans les années 80, vous êtes célèbre pour lire les tarots dans les cafés…
Pour moi, les tarots ne prédisent pas le futur, ils sont un langage pour mieux se comprendre, résoudre ses problèmes personnels. Les cartes forment une phrase qu’il faut interpréter : on n’en tire rien d’autre que ce qui est déjà en nous. Ce langage des tarots, il fallait que je l’enseigne pour pouvoir le parler avec d’autres ! Et j’ai organisé des consultations de ce que j’ai appelé la « psychomagie », une technique dérivée de la psychanalyse que j’ai mise au point.

Si vous n’avez pas résolu votre complexe d’Œdipe, que vous voulez coucher avec votre mère, le psy ne peut rien faire. Moi, j’ai découvert que l’inconscient accepte la métaphore : pour lui, une photo, c’est une personne. Tu veux faire l’amour avec ta mère ? Habille ta maîtresse avec les habits de ta mère, confectionne-lui un masque avec le visage de ta mère et couche avec elle. Tu résoudras ton problème !

Et euh… ça marche ?
Bien sûr. Et ça a fait école. Il y a des consultations de psychomagie un peu partout dans le monde…

Ce rituel rappelle un peu comment, dans Hamlet, le théâtre dans le théâtre permet de troubler les meurtriers et de les démasquer…
Absolument, c’est du théâtre pur. Je crois en un art thérapeutique. Comme tout artiste, j’ai longtemps tourné autour de mon nombril, moi, moi, moi. Et puis j’ai perdu brutalement un fils alors qu’il avait 24 ans. J’ai fait une dépression, je me suis interrogé sur la fonction de l’artiste. Et j’ai voulu faire un art pour guérir. On s’occupe des problèmes économiques, politiques, mais qui gère les problèmes émotionnels ? La pénurie émotionnelle est immense ! Depuis ce deuil, chaque œuvre a été une expérience thérapeutique, pour ceux qui y ont participé comme pour les spectateurs…

Vous avez dit ne pas avoir peur de la mort…
Ah oui, éclairons ça, c’est un sujet important. Je crois qu’il y a en chaque être quatre énergies : intellectuelle, émotionnelle, sexuelle, corporelle. Elles dirigent les idées, les émotions, les désirs, les besoins. Intellectuellement, j’ai compris, j’accepte de disparaître. Mais mon corps ne le veut pas, il trouve que mourir est atroce. Si je pouvais vivre jusqu’à 150 ans, je serais ravi, mais je trouverais quand même que c’est peu…

Alejandro Jodorowsky en quelques dates

1929 Naissance à Tocopilla, au Chili.
1953 Arrivée à Paris.
1962 Création du mouvement Panique, en l’honneur du dieu Pan.
1968 Premier film, Fando et Lis, d’après Arrabal.
1970 El Topo, western surréaliste, contribue largement au phénomène des « midnight movies », films cultes projetés aux séances de minuit.
2013 Présentation au festival de Cannes, à la Quinzaine des réalisateurs, de La Danse de la réalité, son septième film, et de Jodorowsky’s Dune, documentaire de Frank Pavich sur le projet inachevé.

 

 

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