11 mai 1971 (44 ans) à Séville
Espagne
Réalisateur et scénariste
Le Costard, After, Les 7 Vierges, Groupe d’élite, La Isla Minima
Entretien avec Alberto Rodriguez
La Isla Minima, comme votre précédent film, Grupo 7, se déroule au début des années 80. Pourquoi cette période vous fascine-t-elle tant ?
C’est le début de cette phase qu’on appelle chez nous “ la transición democrática ” (la transition démocratique) : les cinq années qui ont suivi la mort de Franco en 1975. Une période incontournable pour comprendre ce qu’est devenu le pays et pourquoi nous sommes tombés dans les mêmes travers.
J’avais dix ans lorsqu’a eu lieu la tentative de coup d’État militaire du 23 février 1981. J’en ai un souvenir assez flou, en fait. Je me souviens juste que le lendemain, on n’a pas eu école et qu’avec ma sœur, on a senti nos parents très nerveux. Ils ont même songé à fuir – on ne l’a su que plus tard. À la télévision, on voyait les tanks patrouiller dans les rues de Valence, ce qui a immédiatement rappelé de terribles souvenirs aux gens de leur génération. De fait, beaucoup de leurs amis ont pris peur et sont partis immédiatement en direction de la frontière. En laissant tout. Comme en 1936, au début de la guerre civile.
La première ébauche de votre scénario date de l’année 2000.
Sur quoi était-elle construite ?
L’élément fondateur du film, ce sont deux documentaires télé absolument passionnants et assez critiques, consacrés justement à cette période sensible. La transition nous a été vendue par les médias
comme une sorte d’instant idéal, nous faisant croire que notre pays était passé des ténèbres au grand jour en un claquement de doigts. Plus de misère, plus d’émigration, plus de chômage. Rien. Envolés ! Les nostalgiques de la dictature qui célébraient chaque année la victoire sur les “ Rouges “ ? Évaporés eux aussi. Mais où étaient-ils passés, c’est une autre histoire. Un vrai conte de fées. Du pur marketing !
La vérité est donc tout autre ?
On l’a appris depuis, cette période charnière n’était que le fruit du pacte avec les militaires qui, entre 1939 et 1975 ont tenu l’Espagne d’une main de fer. Depuis, on a senti maintes fois combien notre équilibre restait précaire. On connaît par exemple la difficulté que rencontrent des milliers de familles pour exhumer les corps de leurs parents, ou grands-parents, fusillés et jetés dans des fosses communes sans aucune forme de procès pendant la guerre de 36 (et bien après). Une loi existe mais beaucoup d’élus de droite font de l’entrave pour ne pas l’appliquer. Autre exemple plus récent : pendant que nous écrivions le scénario, le débat faisait rage au parlement autour de la proposition du ministre de la Santé de revenir sur la loi sur l’avortement. Une des plus progressistes d’Europe, mais que cet homme
prétendait soudain invalider.
Alors “ Franco n’est pas mort ” comme l’affirment encore certains ?
Quand on apprend tout ça, on se dit que son cadavre bouge encore ! Si ce ministre avait obtenu gain de cause, cela aurait signifié pour les femmes un recul de quarante ans.
Dans votre film, l’ambiguïté de cette transition supposée “ démocratique ” s’illustre à travers les rapports entre deux flics que tout oppose.
Oui, ils sont représentatifs de ces “ deux Espagnes ” dont parlait le poète Antonio Machado. D’un côté, le vieil agent, au passé trouble, formé dans les rangs de la police politique de Franco – sa “ Gestapo ” (le mot est prononcé dans le film) ; et de l’autre, le jeune sorti de l’école de police avec des idéaux plein la tête et la démocratie comme étendard. Le premier est mû par la peur de mourir, le second par une ambition dévorante. Pour autant, il n’y a selon moi, ni “ gentil ”, ni “ méchant “ dans cette histoire. L’un n’est pas tout noir et ni l’autre tout blanc, ce serait trop simple. Pour autant, la question que soulève le film est frontale : notre jeune flic, en essayant de passer l’éponge sur les casseroles de son vieux collègue fait-il le bon choix? Quel avenir pour nous, pour l’idée de justice? Le compromis est-il la solution ? Et à quel prix ? Ces trente dernières années, nos hommes politiques, de droite comme de gauche, se sont concertés pour “aller de l’avant ” par peur de “ rouvrir des blessures ” comme ils disent couramment. Mais peut-être suffirait-il de les soigner ? Pour qu’elles cicatrisent enfin.
La force du film est de présenter un pur film de genre avec sa part de divertissement, mais d’offrir en sous-texte une lecture politico-sociale passionnante. Le public y a-t-il été sensible ?
Je suis un enfant de la contre-culture et j’assume la part de critique que véhicule le film. Mais sans l’avoir jamais mise en avant durant la période de promotion en Espagne. Il ne s’agissait pas d’effrayer le spectateur potentiel attiré par le thriller qu’est d’abord La Isla Minima. Mais il est vrai cependant qu’une large partie du public l’a perçue et appréciée.
Quels sont les cinéastes qui ont pu vous influencer ici ?
Mes influences sont multiples. Je suis une véritable éponge ! J’ai tout vu, avec mon père qui était technicien à la télévision et qui le week-end, était projectionniste. En tant que spectateur lambda, je suis fan de films de genre depuis toujours.
Je dirais dans le désordre : Memories Of Murder de Bong Joon-Ho, dont l’action se situe aussi dans les rizières sud-coréennes. Le Corbeau d’Henri-Georges Clouzot qui est l’histoire d’un village où, comme dans le nôtre, tout le monde a quelque chose à cacher. Et puis, Un Homme Est Passé de John Sturges, avec Spencer Tracy : en première lecture c’est juste un thriller mais le sujet de fond est le secret qui a entouré le traitement réservé aux prisonniers japonais, juste après Pearl Harbor.
Votre casting a dû désarçonner le public espagnol au départ ?
Oui, il y avait un risque car ce sont des acteurs qu’on a beaucoup vus à la télévision surtout dans des comédies. Javier Gutiérrez est devenu une star dans la série Aguila Roja. Quant à Raul Arévalo tout le monde se souvient de lui dans Les Amants Passagers de Pedro Almodóvar.
Le film se déroule dans une partie de l’Andalousie assez mal connue : les rives marécageuses du Guadalquivir. Cette région continue d’être très hostile et étrange. Même pour moi, elle reste une découverte. C’est une lande de 30 000 hectares, désespérément plate et inhospitalière, où pas un arbre ne saurait pousser du fait d’un taux de salinité exceptionnel. Les seules cartes détaillées sont des cartes militaires. Une foule de variétés d’oiseaux y règne. Peu de gens vivent là. Ils se consacrent à la culture du riz. C’est un labyrinthe naturel de canaux entourant des lopins de terre meuble. Impossible de passer d’une rive à l’autre autrement qu’en faisant un détour de dix kilomètres ! On a passé des jours à y circuler, sans jamais croiser âme qui vive. Sauf que lorsqu’on rentrait avec l’équipe au village, il y avait toujours quelqu’un qui, lui, nous avait vus ! C’est fascinant. Au bout de quelques kilomètres, les routes s’arrêtent net, pour laisser place à une étendue sans fin de rizières. La frontière du monde civilisé semble s’arrêter à cet endroit précis, pour laisser place à un monde implacablement sauvage.
Dans ce contexte, on imagine que les conditions de tournage n’ont pas dû être simples…
Je me souviendrai du tournage comme d’un enfer. Mais dont on est sortis indemnes ! Les conditions de tournage furent vraiment dures. On avait installé la cantine au bord du fleuve, où on pique-niquait de manière assez inconfortable, harcelés par les moustiques.
On a encaissé des températures extrêmes ; passant de + 40° à – 2° certaines nuits. Je me souviens avoir imploré le ciel pour qu’il pleuve pour certaines scènes cruciales. Mais il nous a fallu recourir à la pluie artificielle. Et lorsque ça s’est vraiment mis à tomber, elle a failli tout emporter. Je vois encore passer le banc de la maquilleuse, sa chaise, emportés par une coulée. Surréaliste !
Quel fut l’accueil de la population ?
Très bon. Les gens qui vivent et travaillent là sont fils et petits-fils de Valenciens, pour qui la récolte de riz est une tradition séculaire.
Vous nous plongez dès le générique dans ce monde en marge du monde, à partir de vues aériennes fascinantes. Qu’est-ce qui a motivé cette entrée en matière ?
Les plans d’ouverture, grâce auxquels on fait survoler la région au spectateur, sont faits à partir de photos aériennes d’un grand photographe, Hector Garrido. Sans se concerter, avec mon co-auteur, Rafael Cobos, on y a vu la base du générique. La vision de ce puzzle multicolore met le spectateur en condition. Ce décor est le premier “ personnage ” du film. Pour la composition des personnages et des décors, on s’est inspirés aussi du fabuleux travail d’Atin Aya, un photographe andalou disparu trop tôt, qui avait su comme personne fixer la terre d’Andalousie dans toute sa misérable splendeur.
La raison pour laquelle on cultive du riz à cet endroit précis, est singulière et illustre encore un peu plus la chape qui semble peser sur le lieu.
Expliquez-nous.
La culture du riz se pratiquait depuis 1926, mais dix ans plus tard c’est un général franquiste, Gonzalo Queipo de Llano, qui l’a rationalisée. La guerre courait depuis un an et il y a vu un moyen de nourrir massivement les troupes rebelles. Pour cela, la terrible ironie est que des centaines de prisonniers politiques républicains furent mis aux travaux forcés pour faire prospérer cette réserve alimentaire.
Étonnant en effet…
Et il y a plus étonnant encore ! Tous les ans, durant la Semaine Sainte, la Vierge de la Macarena, l’une des plus adorées de Séville, est promenée alors qu’elle porte sur elle une écharpe ayant appartenu à Queipo de Llano, telle une relique ! Ce militaire avait pourtant appelé publiquement au viol des femmes de prisonniers républicains. Nous sommes un peuple frappé d’amnésie…
Le meurtre qui conduit ces deux policiers à se frotter à ce monde est-il inspiré de faits réels ?
Il m’a été soufflé surtout par la lecture du roman 2666 du Chilien Roberto Bolaño. On a connu nombre de faits divers voisins, dont de jeunes filles furent souvent les victimes. Vous savez, jusqu’à il y a peu, une femme qui prétendait ouvrir un compte dans une banque espagnole devait avoir l’autorisation de son père – ou de son mari. C’est aberrant, mais c’est vrai. Ce qui ne plaide toujours pas pour la “ transición ” qu’on nous avait vendu, non ?