De Jean-Luc Godard – France – 1h10
Avec Héloïse Godet, Zoé Bruneau, Kamel Abdelli…
Prix du jury Cannes 2014
«Jean Luc Godard» resurgit en 3D et se confronte aux grands maîtres de la peinture.
Un jeune acteur inconnu est le personnage principal d’Adieu au langage. Il s’appelle Roxy Miéville, et tout prouve, à longueur des plans le cadrant, qu’il s’agit d’un chien. Un chien de famille, un familier en tout cas, puisque Miéville est aussi le patronyme d’Anne-Marie, la fidèle compagne de Jean-Luc Godard. C’est une blague ou quoi ? Oui, c’est une blague, un vrai gag. De ceux qui, comme dans un Charlot d’antan, nous font suffoquer de rire, nous soulagent de l’esprit de sérieux, nous vengent des nuques raides qui, au choix, embaument prématurément Godard ou le massacrent a priori. Roxy, peut-être, est le vrai héros du film, corniaud de rêve, qui pisse, qui dort, qui gémit, qui furète, chien cinéaste, donc mélancolique, qui a toujours l’air de n’en penser pas moins. Si la parole lui manque, son bon regard est là qui nous dit : «Allez, on y va, pas de panique, ça va aller.» Alors allons-y franchement, dans le sillage de son panache, cet idéal quant à soi.
Tourné en 3D avec des smartphones, des caméras Go-Pro, des appareils photo, Adieu au langage peut être accueilli comme une prouesse technique éblouissante. Mais c’est plutôt comme un peintre moderne (Nicolas de Staël à la volée) qu’il faut envisager Godard face au défi du relief et aux disciplines qu’il impose : dessiner un motif parfaitement classique sur sa toile, avant de le brouiller en y projetant du sable, en faisant péter ou dégouliner les couleurs, en accusant les perspectives, en soulignant les jointures, en saturant les prises sonores et en barbouillant de merde, s’il le faut, les angles trop nets des conversations…. Météoritique. Rien d’autodestructeur dans ce processus. Le résultat est magnifique et parfois sublime. Il a beau s’appeler Godard, on a le sentiment que le montreur d’ombres n’a pas pu se retenir de faire joujou avec la 3D comme le premier enfant hollywoodien venu : à certains moments, il fait le frère et la sœur Wachowski à lui tout seul, comme dans ce plan sidéral, météoritique, qui nous jette au visage l’envol d’un canard bleu… «C’est idiot, l’effet», dit-il à propos de la 3D. OK, d’accord, mais c’est cool aussi. Même chose avec la prolifération de plans penchés ou inclinés, ou encore avec cette scène en voiture où Godard applique des essuie-glaces sur nos lunettes d’insecte polarisé. Même s’il est alimenté à la mélancolie, un feu de joie scopique fait cramer en beauté Adieu au langage, et pas seulement à l’occasion d’un incendie de lumière orangée dans les feuillages d’automne. Le monde, pardi, est une matière 3D que Godard observe en artiste-scientifique, façon Michel-Ange et Vinci. Adieu au langage est une opération réussie de chirurgie optique. On voit trouble, on est troublé ; on voit double, on est doublé ; on voit flou, on voit fou.
Godard fait valoir «un essai d’investigation littéraire», comme il est écrit sur l’écran. Et encore une fois, comme dans pratiquement tous ses derniers films, il fait entrer dans le champ et dans nos crânes le plan majestueux d’un bateau glissant sur le lac… Un lac «majeur» sur lequel «on peut imaginer qu’est né Frankenstein». De fait, façon bouffée d’un Straub-Huillet inédit, on voit Mary Shelley et Byron se promener en costumes sur ses rives circa 1820. Littéraire aussi, parce que le film est chapitré (1 : Adieu 2: la Métaphore) et ses dialogues entièrement composés de citations puisées dans la bibliothèque perso de «JLG», dont il donne aimablement les sources au générique final. A ce titre, ça ne fait pas de mal d’écouter ce qu’on a déjà lu ou ce qu’on devrait lire : Maurice Blanchot, Pierre Clastres, Van Gogh ou Monet, qui a écrit : «Ne pas peindre ce qu’on voit, puisqu’on ne voit rien, mais peindre ce qu’on ne voit pas.» Nous voilà à deux doigts d’effeuiller la Marguerite, cette bonne Duras qui résumait ainsi son cinéma : «Filmer le désastre du film.»Hélas pour moi, disait Godard dans un essai antérieur.
Serpent. Mais foin de mamours, Godard investigue, mais il investigue quoi ? Autrement dit : c’est quoi l’histoire ? «Le propos est simple», résume Godard (in dossier de presse) : «Une femme et un homme se rencontrent, ils s’aiment, les coups pleuvent, un chien erre entre ville et campagne, les saisons passent, l’homme et la femme se retrouvent, le chien se trouve entre eux…» Dans ce billet calligraphié à la main, Godard a rajouté en incise que la femme est «mariée» et que l’homme est «libre». Elle s’appelle Ivich ou Josette ou Mary, il se nomme Marcus, Gédéon ou Davidson. Ménage à six ? On connaît la chanson : «Dans masculin, il y a masque et cul ; dans féminin, il n’y a rien.» Mais près de cinquante ans après Masculin Féminin, le déséquilibre bascule cette fois en faveur de la femme. Adieu au langage est un film féministe qui dit que l’homme, cette salope, quitte toujours la maman pour la putain. Vive la mariée, donc. Même si elle est en noir. «Les deux grandes inventions : le zéro et l’infini. Mais non : le sexe et la mort.» Et les nus de la femme et de l’homme sont filmés comme Cranach peignait Eve et Adam : sexy, pudique, au paradis sous le signe du serpent.
«Le philosophe est celui qui se laisse inquiéter par la figure d’autrui», est-il dit. Pétard, Jean-Luc, on t’inquiète tant que ça ?
Critique de Gérard LEFORT et Olivier SÉGURET