Sohee aime tant danser.Cette lycéenne coréenne au caractère bien trempé se verrait bien star de K-pop et, devant la glace, elle répète inlassablement une chorégraphie en se filmant avec son téléphone portable. Mais, il faut bien préparer l’avenir, et le professeur principal de son lycée technique est si fier de lui avoir dégotté un stage de formation dans un centre d’appels téléphoniques…
Alors, Sohee pénètre dans ce local sans âmes où une kyrielle de toutes jeunes femmes sous-payées, casque sur les oreilles, sont sensées empêcher les clients de résilier leur abonnement internet, mais passent surtout leur temps à encaisser les injures de leurs interlocuteurs. Sohee n’est pas assez efficace, son manager parle de déshonneur devant les mauvais résultats du centre, et voilà qu’il se suicide, laissant une lettre aux accents de lanceur d’alerte…Le visage de la lycéenne se ferme, de plus en plus insondable, sous le joug des pressions et de l’humiliation. Quitter ce stage ou bien se déshumaniser pour devenir rentable et ne pas décevoir ses proches : le dilemme est intenable et personne, y compris sa meilleure copine ne voit arriver le drame…
Inspiré d’un fait réel qui a bouleversé la Corée, ce film est un coup de maître, et un coup de poing d’autant plus spécial que la jeune réalisatrice opte pour une mise en scène à l’élégance cotonneuse. Elle radiographie ainsi tout un système, qui tue littéralement la jeunesse sous prétexte de performances. Techniques de persuasions, objectifs insoutenables, concurrence toxique et accords de confidentialité imposés par le siège de l’entreprise : la première partie du film est glaçante de précision et de tension psychologique. On suffoque comme cette gamine qui pourrait être notre fille ou notre sœur, dans cette entreprise dont le nom Human & Net ressemble à un ignoble gag dont la mâchoire se referme sur sa proie, avec la complicité du monde scolaire, lui-même soumis à des objectifs et des classements.
La force du film réside aussi dans sa manière de se plier, après le drame, en une deuxième partie : une enquête où la première héroïne laisse la place à une autre, Oh Yoo-jin, inspectrice de police butée qui, au sens propre va marcher dans les pas de la jeune Sohee. Elles s’étaient croisées, quelques minutes, sans le savoir, au début de l’histoire. L’adolescente n’est plus là, mais reste cette adulte qui cherche obstinément un pourquoi à la tragédie et refuse que Sohee s’efface des mémoires. La solitude, cette flic à l’air de bien la connaître également, et elle non plus ne manque pas de caractère, interpellant (et même giflant!) ces hommes qui participent à l’horreur du système. Vertige : dans une autre réalité, la jeune Sohee aurait pu vieillir sous les trais d’Oh Yoo-jin…
Avec ces deux personnages magnifiquement incarnés par Kim Si-eun et Doona Bae (vue récemment dans les bonnes étoiles, du japonnais kore-eda), la réalisatrice July Jung fond deux visages féminins en un seul, inoubliable : celui du combat contre l’ultralibéralisme assassin.
Critique de Guillemette Odicino – Télérama.