
Film de Sergei Loznitsa – 1h58 – France, Allemagne, Pays Bas, Lettonie, Roumanie, Lituanien – VOST
Les occasions de rire devant un film de Sergei Loznitsa sont rares. Raison de plus pour apprécier la blague soviétique racontée par le directeur de la prison de Briansk à son adjoint dans Deux Procureurs : « Deux bolcheviques se souviennent de leur jeunesse : “Que faisiez-vous avant la révolution ? — J’attendais en prison. — Et après la révolution ? — La prison m’attendait.” » Nous sommes en 1937. En URSS, la Grande Terreur stalinienne est à son apogée. Les militants les plus zélés du Parti communiste sont arrêtés par dizaines de milliers pour être conduits devant le peloton d’exécution ou au goulag. L’un d’eux, Stepniak, a réussi, depuis sa cellule, à transmettre un message (écrit avec son propre sang) pour raconter son calvaire et demander justice. Kornev, un jeune procureur tout juste diplômé, demande à le rencontrer derrière les barreaux pour recueillir son témoignage, en dépit des menaces à peine voilées des autorités pénitentiaires…
Le cinéaste ukrainien, grand metteur en scène de l’espace, transforme la prison en un labyrinthe infernal où le magistrat sûr de son bon droit semble tourner en rond, conduit par les geôliers réticents d’escaliers en corridors, de sas en plateformes, avec chaque fois une grille à ouvrir puis à reverrouiller dans un claquement métallique sinistre. Le cadre au format carré, le plan fixe généralisé, l’absence de couleurs vives (à l’exception du rouge sang) renforcent le sentiment d’oppression. On pense bien sûr à Kafka devant cette fable cauchemardesque sur le règne de l’arbitraire, où tragédie et grotesque se mêlent. Mais Loznitsa, comme dans Une femme douce (2017), l’un de ses précédents grands films de fiction, emprunte aussi à Gogol pour évoquer le petit peuple russe, symbolisé par un mutilé de guerre bavard. Ce personnage, lui aussi vétéran de la révolution, fait d’autant plus écho à celui du détenu Stepniak qu’il est interprété par le même acteur, le formidable Alexander Filippenko. Face à lui, Aleksandr Kuznetsov, avec son regard candide, bouleverse en procureur intègre, victime de son idéalisme révolutionnaire, sinon de sa naïveté. Un « idiot » au sens noble du terme, comme les magnifiait Dostoïevski.
