Né en 1971 à Moscou, installé aux Etats-Unis depuis l’âge de 17 ans, Kirill Mikhanovsky s’est inspiré de sa propre expérience pour réaliser l’enthousiasmant Give Me Liberty. Vic, jeune Américain trop gentil de Milwaukee (Wisconsin), est un conducteur de véhicule sanitaire qui tente de gagner son maigre salaire en convoyant dans son fourgon des personnes handicapées et, occasionnellement, quand il lui faut enterrer sa grand-mère, toute la communauté russe de la ville. Furieux et poétique, ce film est son deuxième long-métrage après Sonhos de Peixe, réalisé en 2005 au Brésil, où Mikhanovsky a plus récemment participé à l’écriture du formidable film de Fellipe Barbosa, Gabriel et la Montagne (2017).
C’est une étrange et forte scène qui ouvre votre film : celle d’un tétraplégique noir, alité, la clope aux lèvres, incroyablement stylé, qui explique à votre jeune héros, Victor, à quel point la vie doit être chérie. Tout l’esprit de votre film ne tient-il pas dans ce plan ?
Mais oui. Et pourtant je n’ai connu James [Watson] que deux semaines avant le tournage. On a parlé, on est tout de suite devenus amis et j’ai su que ce type, avec sa foi en l’existence, sa force de caractère stupéfiante, deviendrait en quelque sorte la conscience de mon film, même s’il ne tient pas un rôle prééminent. Avec sa bouteille de Jack Daniel’s et ses menthols, il a intégralement improvisé son texte et Chris Galust, l’acteur principal, a été très ému par lui.
La rencontre de ces deux personnages est aussi celle de deux communautés – afro-américaine et russe immigrée – qui partagent un destin marqué par l’aliénation…
Milwaukee, où j’ai tourné ce film, est une des villes américaines les plus marquées par la ségrégation. Les communautés y sont pour cette raison très cloisonnées et la méfiance prédomine. J’ai donc ressenti le besoin d’expliquer aux acteurs afro-américains de mon film d’où je venais moi-même. De leur parler de ma famille juive, de la zone de résidence, des métiers interdits, du génocide, des camps staliniens. Cette conscience commune d’appartenir historiquement à un peuple de seconde zone, ce vieux fonds biblique qui nous réunit à travers les cantiques du gospel, nous a beaucoup aidés.
Que vous reste-t-il de ce passé russe ?
Tout. J’ai vécu en Russie jusqu’à l’âge de 17 ans. C’est ma culture. Aujourd’hui encore, j’écris en russe. C’est un pays que j’adore, mais qui est problématique depuis toujours et qui, je le crains, le restera. C’est pour cela que j’ai ajouté l’anglais, l’espagnol et le portugais.
Et le français aussi, visiblement…
Un peu oui. Ça vient du cinéma. En fait, c’est le cinéma que je considère comme ma véritable langue. Lorsque je suis arrivé aux Etats-Unis, je voulais faire de l’histoire et je me suis inscrit finalement en linguistique. Et j’ai découvert que la linguistique, c’était du montage. C’est ma mère qui est à l’origine de tout ça. Elle était chef costumière aux studios Mosfilm et m’emmenait avec elle à toutes les avant-premières. Je suis rapidement devenu fou de cinéma, je voyais cinq à six films par jour, et beaucoup de cinéma français.
Est-il exact que Give Me Liberty s’inspire de vos premières années aux Etats-Unis ?
Tout à fait exact. Nous avons atterri avec ma mère, ma sœur et mon grand-père directement à Milwaukee, dans le Wisconsin, à la fin des années 1980. J’y ai fait mille petits boulots, dont celui d’ambulancier, qui a été de loin le plus dur mais aussi le plus instructif. J’ai découvert l’Amérique grâce à ce travail, en même temps que la tragicomédie de la vie. La ville est un des personnages du film.
Son esthétique, qui relève d’un chaos plus ou moins raisonné, avec un grand nombre d’acteurs non professionnels, suggère une histoire de production mouvementée. Qu’en est-il ?
C’est très simple, personne ne voulait du film. Rendez-vous compte : nous avons mis trois ans rien que pour lever les fonds du film, dont le budget s’élève finalement à 125 000 dollars (111 000 euros). Le film s’est construit sur ce genre d’obstacles, sans un centime au départ, et avec l’énergie du désespoir. Je vous le dis : les Etats-Unis sont l’endroit le pire au monde pour faire un film un tant soit peu authentique. L’argent n’y provient que de sources privées, ce qui explique la médiocrité de ce cinéma, y compris quand il se réclame de l’indépendance. En même temps, pour moi, ce film est la preuve que le rêve américain, auquel je crois toujours, n’est pas mort.
Parlez-nous de ces deux acteurs formidables que sont Chris Galust, qui joue l’ambulancier Victor, et Maxim Stoyanov qui interprète Dima, un type tombé du ciel…
Chris vient de New York, où il exerce le métier d’électricien. Il est hypersensible et très doué. Je pense que c’est parce qu’il vit tout ce qu’il joue. Avec huit jours de préparation, on peut dire qu’on l’a jeté à l’eau et qu’il a nagé très vite. Maxim, c’est une tout autre histoire. Il est né en Moldavie, où l’alcool et le chômage font des ravages. Il a rêvé d’être Mike Tyson, a remporté 32 victoires en 37 matchs, puis s’est converti au métier d’acteur à Moscou après avoir mémorisé tous les dialogues de Pulp Fiction. C’est un caractère et une présence.
Diriez-vous que la mixité ethnique et l’impureté esthétique qui caractérisent votre film lui confèrent une dimension politique ?
En ce sens, oui absolument, même si nous n’avons pas voulu faire un film politique au sens militant du terme. C’est juste un film qui affirme fortement le droit à la dignité humaine. Qu’on le voie comme politique pour cette raison est un signe des temps ! Nous en sommes arrivés à un tel point que faire un film humaniste aujourd’hui aux Etats-Unis devient un geste révolutionnaire. Moi, j’ai juste le sentiment d’avoir fait mon boulot de cinéaste.
Quand sort-il aux Etats-Unis ?
Il sortira au mois d’août, dans six salles environ à l’échelle du territoire. On verra bien ce que ça donne. Mais il sort d’abord en France parce que c’est la France, avec le soutien inespéré de la société Wild Bunch, puis de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, qui lui ont permis d’exister sur la scène internationale.