LETO (L’ETE)
Leningrad, 1980 (ce n’est qu’en 1991 que la ville reprendra le nom de Saint Petersbourg). Nous sommes sous le règne du marmoréen Brejnev, à cette époque où le pouvoir tient encore d’une main de fer toute opposition et toute velléité d’occidentalisation, autant dans les mœurs que dans l’économie.
Et pourtant la première séquence de ce remarquable Leto contraste avec ce cliché terne et grisailleux de l’Union soviétique des années 80. On y voit des jeunes filles escaladant une échelle à l’arrière d’un groupe d’immeubles pour se glisser par un fenestron dans ce qui s’avère être un des rares clubs de rock tolérés. Sur scène, pseudos Ray Ban et dégaine cuir, se déchaîne l’idole des jeunes filles Mike Naumenko. Mais attention : dans la salle, pas question d’exprimer trop ostensiblement sa passion pour le rock, point de slam ni même de gesticulations diverses, des émissaires stipendiés du régime étant là pour contrôler toute effusion excessive. Plus tard tout le monde se retrouve au bord du lac, c’est l’été (« leto », le titre du film), on chante encore, on flirte, les filles sont belles et les garçons pas mal non plus. Parmi eux le timide et étrange Viktor, au visage eurasien, qui lui aussi veut percer sur la scène rock. Il a un vrai talent et fascine Natasha, la compagne de l’inconstant Mike qui va néanmoins le prendre sous son aile, ami et rival à la foi. Ainsi se noue un étonnant trio à la « Jules et Jim », à la fois amoureux et artistique. Le film est directement inspiré du destin des deux leaders de la scène rock du Leningrad des années 80, Mike Naumenko et Viktor Tsoi.
Toute cette liberté qui exulte par chacun des plans et des musiques du film est d’autant plus paradoxale qu’il a été réalisé par un Kirill Serebrinnikov assigné à résidence dans son appartement, pour une obscure affaire de détournement de subventions. Imaginer que ce film si lumineux, si énergique a été finalisé à distance par un gars enfermé dans quelques dizaines de mètres carrés est particulièrement savoureux. L’ironie du sort étant que cette ode à la liberté qui évoque la Russie brejnevienne étouffante trouve un parfait écho dans celle d’aujourd’hui, encore plus cadenassée par le joug poutinien. Les punkettes moscovites persécutées de Pussy Riot feront peut-être dans 30 ans l’objet d’un film aussi réussi…