Nadine Labaki

Née le 18 février 1974 à Beyrouth

Liban

Réalisatrice, scénariste, actrice

Caramel , Et maintenant on va où?, Capharnaüm (Prix du Jury Cannes 2018)

Entretien avec l’actrice-réalisatrice libanaise, rencontrée la veille du palmarès. Elle ne savait pas encore qu’elle obtiendrait le Prix du jury…

Dans votre film, on découvre que les parents libanais doivent payer pour déclarer leurs nouveaux-nés à l’état-civil…

C’est aberrant. Et c’est un cercle vicieux : nombre d’enfants ne sont pas déclarés parce que leurs parents n’ont pas les moyens. Ils ne peuvent donc pas être admis dans un hôpital, ne peuvent pas être scolarisés, ne peuvent pas travailler, pas voyager, bref, ils sont complètement exclus du système. Beaucoup d’entre eux tombent donc dans la délinquance, parce qu’ils n’ont pas d’autre choix.

Ils ont été tellement négligés par la société, par leurs parents qu’ils deviennent des zombies. Personne ne leur parle, donc ils ne parlent pas, ne réagissent pas, ne pleurent même pas. Ils ont perdu toute enfance.

Avez-vous fait beaucoup de recherches avant d’écrire le scénario ?

Enormément. Elles étaient indispensables pour comprendre l’absurdité du système. Des gamins qui mendient dans les rues, j’en côtoie tous les jours à Beyrouth – le phénomène s’est aggravé avec l’afflux de réfugiés fuyant la guerre en Syrie. Je me demandais ce qu’ils devenaient le soir, quelle était leur vie. Je suis allée dans des centres de détention pour mineurs, dans des associations qui accueillent des enfants à problèmes, dans des bidonvilles. La plupart des enfants me tenaient le même discours : « je ne suis pas heureux de vivre, pourquoi mes parents m’ont-ils donné la vie s’ils savaient qu’ils allaient me maltraiter de la sorte ?». L’idée du petit garçon qui envoie sa mère et son père au tribunal pour les punir de l’avoir mis au monde est venue de là.

Comment avez-vous trouvé vos comédiens ?

Une équipe de cinq personnes a cherché partout dans le pays, dans la rue. Il n’y aucun acteur professionnel dans Capharnaüm : tout le monde joue à peu près son propre rôle. Zain al Rafeea qui joue le petit Zain est, ainsi, un réfugié syrien qui n’avait pas de papiers quand le tournage a commencé. Il n’est jamais allé à l’école, sait à peine lire et écrire et vit dans des conditions très dures. Seule différence avec son personnage, il a, lui, eu la chance d’avoir des parents qui lui ont transmis une certaine sagesse de la vie.

Pourquoi avez-vous choisi des acteurs non-professionnels ?

Par souci de vérité. Zain al Rafeea a vraiment connu la violence de la guerre, de l’exil, de la rue. Quand il insulte les passants dans le film, même les adultes ont envie de se boucher les oreilles tellement ses mots sont durs. Il aurait été impossible de demander à un acteur de reproduire cette vérité là s’il ne l’avait pas vécue lui-même. J’avais envie de m’adapter à la vérité de ces gens.

Il y a quand même une actrice professionnelle dans Capharnaüm, c’est vous. Vous incarnez la défenseure du petit Zain. Pourquoi n’avez-vous pas demandé à une authentique avocate de jouer votre rôle ?

Le sujet me tenait tellement à cœur… J’ai passé beaucoup de temps dans les tribunaux pour enfants pour essayer de comprendre. Je me suis sentie très impliquée dans la cause des enfants exclus, et je voulais moi-même défendre Zain. Mon rôle était toutefois beaucoup plus important à l’origine. J’ai coupé la plupart de mes scènes car j’ai compris que je ne possédais pas la vérité des autres acteurs de Capharnaüm. Je me sentais comme un leurre face à eux.

Comment avez-vous travaillé avec les enfants sur le tournage ?

Notre seul luxe  a été prendre tout le temps nécessaire. Nous avons tourné pendant six mois, pendant lesquels nous avons accumulé 500 heures de rushes. Nous étions à l’affut de la vérité, donc nous n’interrompions pas les prises de vue. Ainsi pour les scènes avec le bébé Yonas : nous l’avons filmé quand il dormait, quand il pleurait, quand il mangeait, etc. Je trouvais tout le temps des astuces pour dévier la vérité du moment vers la fiction que je voulais raconter, et j’arrivais toujours à obtenir le geste, le regard dont j’avais besoin. Seule la durée permet d’obtenir cela. Je savais que le tournage serait une aventure folle, hors normes, que j’aurais du mal à trouver des producteurs qui m’autoriseraient à improviser aussi longuement.. Si je n’étais pas contente d’une scène j’étais libre de la retourner pendant une semaine si je voulais. La vérité du film primait sur tout. Capharnaüm a été tourné intégralement caméra à l’épaule. Avec mon équipe, nous avons essayé de nous rendre invisibles afin de capter ces moments de vérité dont je vous parlais. Les acteurs n’ont eu aucun texte à apprendre : je leur expliquais la situation de la scène et je les laissais ensuite improviser, tout en leur parlant en permanence pour les diriger – c’est un casse-tête pour les monteurs et les mixeurs, qui, ensuite, passent un temps fou à effacer ma voix ! Certaines prises ont dépassé les soixante minutes. J’étais tellement absorbée par la scène que j’en arrivais à oublier que mes perchmans tenaient leur micro à bout de bras depuis une heure. Mais eux aussi l’oubliaient, pris par l’énergie du film.

Le petit Zain al Raeffa et Zordanos Shiferaw, la jeune femme éthiopienne qui tient le deuxième grand rôle du film, étaient présents à Cannes. Leur situation s’est-elle améliorée depuis la fin du tournage ?

Il était inconcevable pour moi de laisser Zain sans papiers, et Zordanos dans l’illégalité. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour qu’on leur accorde un statut, même si, pour moi, ce système administratif est absurde : Zordanos n’est pas devenue une personne plus digne parce qu’elle a été régularisée ! Deux jours après avoir tourné la scène où son personnage d’immigrée clandestine est arrêté, elle a elle-même été contrôlée par la police. Nous nous sommes retrouvés pendant trois semaines sans notre actrice principale, parce qu’elle était en détention avec… le père nigérien et la mère kenyane du bébé qui joue son fils ! Yonas s’est donc retrouvé sans mère dans le film comme dans la vie. Cette terrible coïncidence a renforcé ma détermination : j’avais la preuve que je ne racontais pas n’importe quoi.

Propos recueillis par Samuel Douhaire le 20/05/2018 pour « Télérama »

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