Franco-Sénégalais
Réalisateur
Andalucia, Aujourd’hui, Félicité ( grand prix de jury à la Berlinale 2017).
Lauréat de l’Ours d’Argent pour FELICITE, Alain Gomis a su toucher le Jury de la 67ème Berlinale avec ce portrait aussi fort que singulier d’une chanteuse qui tente aveuglement de trouver l’argent nécessaire à l’opération de son fils. Entre réalisme et onirisme, et nourri d’images documentaires, FELICITE nous immerge dans l’effervescence de la ville de Kinshasa. Un film sensible et intense qui, comme son héroïne, respire la liberté. Rencontre…
Avec FELICITE, vous esquissez un portrait fort tout en prenant le pouls de la vitalité de Kinshasa. Comment est né ce projet ? – La genèse du projet a été la découverte de la musique du groupe Kasai Allstars. J’avais en tête un personnage féminin, une femme qui allait se battre dans son quotidien. Il est toujours difficile de savoir comment les choses s’agrègent, mais à un moment donné on se dit que ça y est. Il y a une sorte de magma, et puis un truc semble évident au bout d’un moment.
La musique a donc été un moteur du film. – Complètement. Déjà, en soi, j’ai toujours considéré ce film comme un blues. Ce qui me plait dans le blues, c’est la possibilité de se reconnaître à l’écoute de choses parfois terribles et de se dire que ça fait du bien. Ça permet de se dire que l’on vit vraiment ce que l’on vit.
A quel moment est apparu le titre ? – J’ai besoin d’avoir un titre assez tôt, c’est comme un cap. « Félicité » était là dès les premiers synopsis. Le titre est venu d’une chanson de Joseph Kabasele, «Le Grand Kallé», un des premiers chanteurs de la rumba congolaise et d’un personnage de Flaubert dans « Un coeur simple ». C’est une espèce d’union de ces deux caractères. Dans sa chanson, Joseph Kasabele dit : « ton sourire comme une voiture blindée ». ça lui ressemble assez. Chez Flaubert, Félicité est quelqu’un qui subit beaucoup, mais qui en même temps fait un parcours d’humilité.
Comment est-ce que vous définiriez votre héroïne ? – Je l’admire beaucoup parce qu’elle a une grande force. C’est un peu l’archétype de la volonté : elle tient debout et, en gros, tient à être l’image du monde tel qu’il devrait être. Elle est sans compromis, fière et « droite ». Mais, du coup, elle est assez seule. La question sous-jacente est de savoir si on peut faire le monde contre lui-même. Sa dialectique interne est entre la volonté et l’acceptation. Et bizarrement il se passe à nouveau des choses pour elle quand elle s’écroule. (…) Elle s’est tellement blindée qu’elle n’est que dans le combat et la vie ne peut plus enter. Le sentiment ne peut plus exister à l’intérieur de ça. Dans sa défaite, son armure se fend pour son bien.
Le film oscille entre le réalisme et l’onirisme tout en flirtant avec le documentaire. Un statut pluriel que partage également la musique. – Il y a une sorte de construction difficile à détailler. Le film a lieu sur plusieurs lignes et notre travail – car un film repose sur un travail collectif – a été d’essayer de faire dialoguer toutes ces formes ensemble au fur et à mesure de son développement. Au départ, c’est un peu distordu : il y a du vrai documentaire, des personnages de fiction qui entrent de plus en plus dans ce documentaire et le documentaire devient lui-même fiction. On a essayé de jouer avec ces médiums-là.
Est-ce que vous écoutiez les morceaux présents dans le film lors de l’écriture ? – Oui. J’écoute toujours de la musique en écrivant et je crois que l’écriture telle que je la pratique est plus proche de l’écriture musicale – ou du moins telle que je l’imagine car je ne la pratique pas. J’ai des espèces de développement qui me semblent correspondre à des mouvements musicaux. J’écris avec des espèces de résonances de choses qui sonnent, qui s’accélèrent, qui deviennent plus calmes… On part sur une autre voie, comme si on partait sur la voix basse du piano… pour jouer ensuite sur les aigus.
Vous faites appel à l’orchestre philharmonique de Kinshasa auquel vous conférez une place singulière en le filmant. – Il a une fonction qui s’apparente à celle d’un choeur. J’aime comment cet orchestre, qui en lui-même peut paraître bizarre, s’avère réel. Sans avoir vu le film, ça doit être compliqué à imaginer. Mais il y a ce moment où on part de l’orchestre qu’on filme, on part sur des images documentaires de la ville qui nous conduisent à l’hôpital et nous amènent dans la chambre où on retrouve les personnages de la fiction. Ça me permet de partir du réel et de refaire naître la fiction en son sein.
L’orchestre philharmonique lie de manière sensible et parallèlement très contrastante les scènes oniriques et les scènes documentaires qui sont toutes deux « orchestrées » par lui. Les morceaux qu’il interprète nourrissent autant l’hyper-réalisme qu’ils nous permettent de nous en distancier. – Oui, c’est ce qui nous permet d’être dans l’esprit de la protagoniste : on passe su rêve à quelque chose de très concret. Travailler ça me permet de travailler l’image de ce que c’est que « vivre ». On passe en permanence d’un espace à un autre. Il y a des choses très concrètes – comme faire les courses, mais à l’intérieur de ça, il y a des moments de pensée et de rêve. J’essaie de raconter cet état que l’on vit en permanence ; de donner une image de ce qu’est la vie. Mais je le découvre moi-même tous les jours : on vit une aventure comme sur un bateau.
Quand est-ce que la ville de Kinshasa est apparue ? – Dès que j’ai trouvé cette musique, ou qu’elle m’a trouvé. Je suis parti à Kinshasa que je ne connaissais que par la musique et son histoire. J’ai découvert la ville lors des repérages. Elle m’intriguait car elle est paradoxale : c’est ! À un endroit de catastrophes renouvelées et, en même temps, de réconciliations renouvelées. C’est comme si on était, là, sur la crête du monde ; comme si, si un jour Kinshasa tombe, tout tombe ; comme si, si Kinshasa se relève, tout le monde se relève.
La ville vous apparaît-elle « sur-réaliste » ? – Kinshasa relève plus de la « réalité assumée ». La réalité est absolument surréaliste lorsqu’elle est crue. On fait tous semblant d’inventer des théories qui nous donne l’illusion d’un monde raisonné, mais il ne l’est en rien. Là, on est dans un endroit où, pour mille raisons, la force de l’irraisonnable, s’impose et rend ridicules toutes les tentatives d’articulation… Comme si on maîtrisait quoi que ce soit de nos mondes. On fait ce qu’on peut en position d’être humain à l’intérieur d’un monde dans lequel on est tous fragiles. On prétend être des supermans, mis ce n’est pas le cas.
Félicité est pourtant une vraie « superwoman ». En faisant face à ce qui lui arrive, elle affronte pleinement un système. – Oui. Et elle va tomber par terre aussi. Cette position de superwoman n’est pas tenable car elle l’oblige à trop de sacrifices et trop d’épuisement. Elle tient jusqu’à ce que qu’elle tombe. C’est alors qu’elle retrouve quelque chose « de la vie ». On est tous confrontés à cette difficulté d’osciller entre « affronter » et « lutter ». En étant trop dans la lutte, Félicité refusait le monde. Il faut pouvoir influencer le monde vers des idéaux qui nous paraissent juste sans le mépriser. C’est un élément dont on doit tous tenir compte dans nos trajectoires de vie.
Il n’y a pas de dialogue entre Félicité et son fils. Pourquoi ? – Il faut d’abord se poser la question de savoir ce que c’est d’être mère. J’ai choisi un adolescent de 16 ans, qui a du mal à revenir aux mots parce qu’il a d’abord l’impression que sa vie est terminée. Il me paraissait aussi important que Félicité s’inscrive non seulement comme une mère, mais aussi comme une femme. Ils ont donc, tous les deux, un moment d’étrangeté. Il y a des moments où l’intensité de ce que l’on vit oblige à prendre de la distance. C’est ce qu’il leur arrive à ce moment-là.
Le fait qu’il n’y ait aucun échange direct est d’autant plus surprenant que Félicité se bat pour lui jusqu’à littéralement s’épuiser. – Ça m’a surpris aussi. Quand je compose un film, je n’ai pas les réponses avant. C’est en le faisant… Ça m’a ça m’a surpris, mais ça me semblait être le plus juste. À ce moment-là, c’est trop violent pour eux. Il n’y a pas de territoire commun à ce moment-là. Ils doivent traverser des choses pour pouvoir se retrouver.
La complicité se construit dans l’adversité, notamment entre Félicité et son amant, comme entre cet homme et le fils. – Oui, j’aimais bien ce personnage, Tabu. C’est un homme un peu pris au piège de sa générosité. Il fait les choses naturellement et se retrouve presque à avoir la responsabilité de cet enfant parce que Félicité n’est presque plus là. Le film questionne la nécessité de garder ou non sa liberté ; le fait de se retrouver enfermé. Les personnages questionnent la notion de couple dans nos sociétés – et c’est là où le film est très commun : comment réussir à garder un peu de sa liberté en étant avec l’autre ? Je pense qu’on vit tous ça.
Vous vous émancipez des « codes » du cinéma en témoignant d’une liberté qui vous permet de passer d’un niveau de réalisme à un autre comme si aucune règle n’avait cours. – Les règles traditionnelles – non pas du cinéma, mais de la production du cinéma – ne me permettraient pas de le faire. Lorsqu’on n’impose pas une manière de faire, chacun peut raconter les choses à sa façon. L’espèce de « main mise » de l’industrie – qui peut se comprendre parce que le cinéma coûte cher – nous confronte des mécaniques dramatiques qui obligent à des résolutions et qui nous enferme dans un discours. Il me semble nécessaire d’inventer son propre langage.
Est-ce que vous pensé aux spectateurs et, si oui, à quel moment ? – Tout le temps. Je suis le premier spectateur du film. Ce qui en fait aussi une expérience collective, c’est qu’à chaque étape, jusqu’au montage, d’autres regards se greffent au mien et se placent dans la position du spectateur. Ce dialogue-là apporte le fait que le film arrive à s’élargir.
Le collectif semble important à vos yeux ; la première personne du pluriel l’emporte sur le singulier. – Rares sont les moments où je suis seul. J’écris seul, mais je fais lire tout le temps. Le cinéma est un espace de rencontre, à la fois la rencontre de l’autre et la rencontre de soi. C’est pour ça qu’il me semble important que ce soit collectif. De film en film je me fais plus confiance et je fais plus confiance aux autres et je leur donne plus de place.
Comment est-ce que cela se traduit sur le tournage ? – Dans le cas de FELICITE, la chef opératrice, Céline Bozon, avait un casque et moi un micro et un retour image. Je pouvais être en contact permanent avec elle. Mais au lieu de la diriger, cela me permettait de la laisser essayer des choses et de temps en temps de lui suggérer une orientation sur laquelle elle pouvait rebondir… C’était pareil avec les comédiens, d’autant plus que c’était dans une langue que je ne parlais pas ou très peu. L’idée est en gros de définir des points de rencontre, comme sur un parcours, mais entre ces deux points les choses sont libres. C’est « libre », mais « ensemble ». ça demande à ce que chacun soit conscient de la présence de l’autre, s’écoute et se regarde ; que les choses se fassent ensemble.
De nombreux plans se révèlent très expressifs. Est-ce que vous avez une écriture « visuelle » ? – Je ne sais pas trop. Écrire, c’est vachement dur, mais c’est nécessaire. Pour financer un film, il faut bien écrire quelque chose, mais l’écriture et le cinéma sont deux médiums qui n’ont pas grand chose à voir. Je ne pense pas avoir une écriture visuelle, par contre j’essaie de donner la sensation de ce que je recherche. Ça prend ensuite corps et chair au sein de l’architecture interne des scènes.
La vitalité et l’organicité du film donnent l’impression qu’il est en soi un être vivant. – J’espère. On essaye, en travaillant, de faire en sorte que ce que l’on voit soit dans le présent, de donner la sensation du présent. (…) Ressentir est pour moi la chose la plus importante au cinéma, il s’agit de faire vivre quelque chose. Ça me semble beaucoup plus fort de permettre au spectateur de faire le film soi-même, de s’investir et de se mettre en résonance.
Comment avez-vous trouvé votre actrice, Véro Tshanda Beya (Mputu) ? – Je dirais que c’est elle qui m’a trouvé. Elle est arrivée au casting par hasard et elle ne correspondait pas à l’image que j’avais du personnage. Elle a envoyé une force d’interprétation assez unique. Il m’a fallu 6 mois pour me décider. Chaque fois que je regardais les images, je la trouvais hypnotisante. Elle est continuellement traversée par « un mystère en mouvement », quand on la regarde on ne peut pas quitter l’écran des yeux. Elle a une force incroyable. Elle appelle le regard et l’attention. En plus de ça, elle a la capacité de trouver la forme pour incarner un personnage qui évolue. Ça a beau être un premier rôle, c’est une vraie comédienne.
le 02/05/2017 par Nicolas Gilson pour Un Grand Moment de Cinéma (ou pas).