Les Frères Dardenne

dardenneJean-Pierre, né le 21 avril 1951 et Luc, né le 10 mars 1954

Belgique

Réalisateurs

La Promesse, Rosetta, Le Fils, L’enfant, Le Gamin au Vélo, La fille inconnue

Interview : Jean-Pierre & Luc Dardenne

On 05/10/2016 by Nicolas Gilson

10 ème long-métrage de Luc et Jean-Pierre Dardenne, LA FILLE INCONNUE met en scène Adèle Haenel dans le rôle de Jenny, une jeune médecin généraliste qui se sent coupable de ne pas avoir ouvert la porte de son cabinet à une jeune fille retrouvée morte peu de temps après.

Observant la détermination qui l’anime alors de trouver le nom de la jeune fille inconnue pour qu’elle ne soit pas enterrée anonymement, les réalisateurs proposent une radiographie pertinente d’un monde en perte de lien social – incarné par la généraliste. Présenté en Compétition Officielle au 69 ème Festival de Cannes, le film a depuis été légèrement remonté ou plutôt « ramassé » – une opération en 32 coupes qui non seulement lui confère un nouveau rythme mais en redessine les enjeux. Rencontre.

Comment est née cette « fille inconnue » ?

Luc Dardenne : La genèse est longue. En 2008, on nous a raconté l’histoire d’un médecin qui travaille en milieu scolaire et qui, lors d’une visite médicale, avait constaté qu’un enfant était piqué entre les orteils. Il s’est rendu compte qu’il était sous héroïne, ce qui a été à la base d’une enquête. On était face à un médecin qui par sa pratique médicale a découvert quelque chose qui ne ressort pas directement de son domaine. On a fait un premier scénario avec un médecin plus âge. C’est pour ça qu’on avait rencontré Marion Cotillard, mais on a abandonné le projet parce qu’on n’arrivait pas à le terminer. On a fait DEUX JOURS, UNE NUIT, et puis, sans avoir retravaillé le projet, on a rencontré Adèle Heanel à une fête de la SACD à Paris. Lorsqu’on l’a vue sur scène – sa jeunesse, sa naïveté et la franchise de sa présente – on s’est dit qu’on pourrait faire un médecin beaucoup plus jeune, de 26 ou 27 ans. On a vu si notre scénario pouvait tenir la route et, après quelques mois, quand on l’a senti, on a pris contact avec elle.

Comment le scénario a-t-il évolué ?

LD : On a gardé du début que le médecin reste un médecin dans sa recherche. Assez vite, on l’a lié à sa culpabilité ; au fait de ne pas avoir ouvert sa porte à une jeune émigrée, prostituée, qu’on retrouve morte. Sa culpabilité déclenchait sa recherche du nom de la jeune fille inconnue. On a toujours fait attention à ce qu’elle ne mène pas une enquête sur les coupables de la mort de cette fille, même si son enquête sur le nom provoque (ce questionnement). Le médecin est le protecteur de la vie, il essaye d’éloigner la mort et de soulager la souffrance, et là, en n’ouvrant pas sa porte, elle a fait le contraire. Comment racheter ça ? Comment réparer ce qu’elle a fait ? Retrouver son nom serait une manière de lui rendre vie, de dire qu’elle appartient encore à la mémoire des êtres humains et qu’elle n’a pas disparu – sans même qu’on le sache.

Au-delà d’une ligne narrative de genre, où personne n’est responsable mais tout le monde est coupable, vous proposez une radiographie en sous-texte de la société. Tous ces personnages ont en commun de n’avoir personne à qui parler.

Jean-Pierre Dardenne : Un médecin est aux premières loges pour pouvoir diagnostiquer l’état de santé de la société d’aujourd’hui – qui n’est pas que physique. Cela permet d’aborder ça, évidemment, d’autant plus que l’endroit où elle travaille ne va pas lui permettre de faire une carrière resplendissante et de devenir très riche. Ce n’est pas ce qu’elle voulait. L’histoire de sa culpabilité va l’amener à rester là. Elle a l’intuition que de cette manière elle va peut-être connaître le nom de cette jeune fille et, si elle est complètement habitée par elle, elle continue son métier de médecin. C’est la seule condition à laquelle elle va pouvoir, peut-être, retrouver son nom. Elle est le témoin du lien social – ou de son absence en tous cas. Elle amène le lien social, et en l’amenant des gens vont lui parler. Son attention, son écoute et sa bonté vont faire que des gens vont parler, ils vont aller à l’encontre de leurs propres intérêts – parfois ridicules. Le soin qu’elle apporte va faire que certains vont changer.

LD : Pour poursuivre sur ce que dit Jean-Pierre, le médecin est emblématique du lien profond qui peut unir une communauté humaine, qui est l’attention à l’autre, à sa vie. C’est une liaison qui n’est pas celle d’une communauté d’appartenance comme la famille ou une nation, mais qui doit être universelle. C’est peut-être ça que ressentent certains qui sont liés à la mort de cette fille. Peut-être qu’ils parlent parce que ce médecin transporte l’attention à la vie qui est plus forte que leur blocage, que leur intérêt. Elle cherche simplement à rendre vie à cette fille.

Jenny n’a pas de vie privée, comme si elle se dédiait entièrement aux autres.

JPD : Pour nous, sa vie privée est devenue « la fille inconnue ». On s’est posé ces questions lorsqu’on s’est mis à travailler. À un moment donné, on a senti qu’il y avait une volonté de construction qui n’enrichissait pas le débat. Il y avait de faux enjeux, et on s’est dit qu’il était préférable de voir cette fille quitter son appartement et s’installer au cabinet puisqu’elle a dit au gamin être joignable 24 heures sur 24. Cette obsession, dans la pratique de la médecine, c’est sa vie. Il nous a semblé qu’on l’a mise dans une cellule monacale au-dessus du cabinet (rires).

Qu’est-ce que Adèle Haenel a apporté au rôle ?

LD : Sa jeunesse, sa candeur et sa franchise.

JPD : Elle, quoi. Elle a apporté Adèle Haenel. C’était bien de travailler avec elle dans le sens inverse de ce qu’elle est naturellement – comme dans le film LA COMBATTANTS, Adèle parle vite, elle est active… C’était intéressant de travailler ce personnage. Sa présente est unique, mais ça nous intéressait de travailler autrement que dans la force, l’action et la détermination – même si elle reste déterminée. Adèle à une candeur qui est unique.

LD : La jeunesse était importante pour le médecin. Jenny est naïve. Elle ne se rend pas bien compte que les gens ne vivent pas comme elle pense qu’ils pourraient vivre. C’est pour ça, finalement, qu’elle ose faire ce qu’elle fait et que les gens bougent aussi en se disant qu’elle est quand même d’une naïveté insondable comme si les gens allaient changer parce qu’elle les supplie de lui dire son nom. Et c’est ça qui fait que les choses changent. Parce qu’elle a osé avoir cette attitude.

Qu’est-ce qui vous a guidé vers un nouveau montage ?

LD : On voulait déjà enlever un morceau de séquence – ce qui s’est révélé représenter 58 secondes – dans le plan où Jenny mange une gaufre à la fenêtre et téléphone à Julien. Il se fait qu’en faisant ça, la monteuse qui avait revu le film le matin nous a dit qu’elle a vu des endroits un peu similaires. Elle nous a ouvert la voie, et on a repassé tout le film. On s’est dit qu’on pouvait ramassé, connecté les choses. On était dans la chronologie et on a plus mélangé les choses en restant dans la tête de Jenny. On a opéré 32 coupes. Ce sont les mêmes plans. On a enlevé 8 minutes mais en fait c’est 7 minutes 30 – on avait enlevé 30 secondes au début qu’on a remis ensuite en se disant qu’on était allé trop loin et que le spectateur était perdu inutilement.

Aviez-vous manqué de temps ?

LD : Notre analyse si je puis-dire – et la monteuse pense la même chose – c’est qu’on lui a dit de monter directement après le tournage, alors que normalement elle part en vacances une semaine et que nous, durant 15 jours, on ne parle pas du film et on se voit à peine. Là, on s’est dit qu’on enchainait directement. Ce qui veut dire qu’on a été fascinés par ce qu’on avait fait pendant le tournage : on n’a pas pu s’en éloigner. Il a fallu passer par Cannes pour pouvoir revoir le film autrement. C’est surprenant, mais c’est comme ça. On a senti à Cannes que quelques critiques un peu proches, qui ont un avis bienveillant, sentaient que le film coinçait par endroits. On s’est dit que s’ils le disaient, c’est que c’était sincère et qu’il fallait qu’on le revoie. Ça a joué. Ça nous a un peu blessés quand même. Il n’y a rien à faire, vous faites un film et puis… On a essayé d’être à l’écoute comme le docteur Jenny.

JPD : C’est un drôle de truc, je ne savais pas que ça irait jusque là. Quand on a commencé le tournage, la première scène – la caméra de surveillance lorsque la fille inconnue frappe à la porte – a pris un temps normal de travail. On l’a vue et on s’est dit que ça n’allait pas. On a recommencé. Le film a commencé comme ça.

LD : Et le scénario aussi, on l’a recommencé trois fois.

JPD : C’est comme si, il y avait eu quelque chose qui avait eu besoin de passer par l’épreuve de Cannes avant de se libérer chez nous. C’est la première fois, mais c’est comme ça. (…) Ça a été vite, c’est une journée et demi de re-travail.

On sent au fil de LA FILLE INCONNUE un regard plus observateur, une forme de frontalité.

JPD : On a essayé que notre personnage soit à l’écoute. Donc, la mise en scène demande qu’on enregistre quelqu’un qui est patient et qui attend que les autres parlent ou de poser un diagnostique. C’est un personnage qui n’est pas en mouvement – même si elle va d’un endroit à l’autre. Elle est comme une éponge. On a essayé de filmer aussi cette « passivité ».

LD : Ce qui est tout à fait nouveau, c’est qu’on a essayé de raconter deux histoires – qui sont mieux mélangées dans le nouveau montage. Elle se sent aussi coupable par rapport à Julien, son stagiaire qui a décidé d’arrêter la médecine. Elle arrive à le faire parler. Elle a ce même rôle avec quelqu’un dont le traumatisme n’est pas la fille inconnue. Ce sont deux recherches que mène Jenny.

Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans le plan séquence ?

LD : C’est essayer de trouver « un présent », de ne pas construire – bien qu’on le fasse évidemment – et de saisir le moment où, avec l’acteur, on est dans l’instant. Il nous semble qu’on le fait avec le plan séquence. En même temps, c’est aussi la forme du théâtre filmé, mais il y a une déroulement, une continuité qui est conservé. On essaie de saisir ces moments de présent et de présence. On monte beaucoup aussi, on a quand même coupé dans les plans séquences – beaucoup plus cette fois-ci d’ailleurs en remontant – ce qu’on n’avait pas fait dans les autres films.

Au coeur de la radiographie opérée, vous nous confrontez à une « nouvelle » réalité de la prostitution.

LD : La prostitution qui est une donnée importante de l’économie de la vie marginale, pas seulement à Liège, partout. Le lien entre l’illégalité, la drogue et la prostitution est énorme. La fille qui n’a pas de passeport est une pratique (courante) – aussi de ne pas se prostituer avec, pas uniquement parce que la personne qui vous prostitue le garde, mais pour ne pas se faire prendre.

De film en film votre filmographie semble entrer en dialogue.

LD : C’est la réalité qu’on essaye de voir et de comprendre, en allant chercher nos personnages dans cette nouvelle vie de l’Europe.

Qu’est-ce qui continue à vous fasciner dans le bassin liégeois qui est à nouveau votre décor ?

LD : Quand on voit un personnage, il naît là-bas ; on le voit naître à-bas. Ce n’est pas comme si on imaginait un personnage sans lien avec cet endroit et qu’on se demandait où on le place. Jenny vient de là, de beaucoup de gens que nous avons connus et que nous connaissons. Nos conseillers sur le films sont médecins là. C’est un lien difficile à expliquer. Ce n’est pas une volonté idéologique, c’est comme ça.

JPD : C’est notre destin.

LD : Sans nous comparez à Vincent van Gogh, on a retrouvé des carnets de Arles où il devient vraiment un autre peintre. Il a toujours pensé qu’il ne pourrait jamais. Et puis, il est parti et il a fait une nouvelle peinture. Il n’était donc pas attaché au Nord. Il a affirmé des choses qui étaient en germe. (…) Peut-être qu’on jour on va penser un émigré qui vient d’ailleurs et on va se dire qu’il faut qu’on aille tourner là d’où il vient. Il faut laisser faire le temps et qu’on sente ce besoin – qu’on ne sent pas.

 

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