De Andrei Konchalovsky – Russie – 2015 – 1h41 – VOST
Avec Aleksey Tryapitsyn, Irina Ermolova, Timur Bondarenko…
Ce beau film contemplatif, tourné loin de la Russie des villes, glisse sur l’œil du spectateur, au rythme d’un bateau à moteur, sur les eaux calmes d’un immense lac : ce bateau est celui d’un facteur esseulé, dernier chainon reliant au monde de minuscules villages presque désertés : on ne s’écrit même plus, les lettres sont rares mais le facteur apporte aussi, en ces zones très reculées, essence, médicaments, vivres et toutes sortes de marchandises indispensables. La subite disparition du moteur du bateau risque d’entrainer l’effondrement du monde sur lequel ce facteur veille…
Allo Ciné : Les Nuits blanches du facteur
Critique
C’est le grand retour d’Andrei Konchalovski, grand cinéaste russe assez méconnu (Le Premier maître, Le Bonheur d’Assia, Riaba ma poule…), qui travailla avec Tarkovski, qui réalisa plusieurs films à Hollywood, dont le grandiose Runaway Train qu’on vous a montré il n’y a pas si longtemps… Andrei Kontchalovski est revenu au pays et c’est d’ailleurs dans la veine naturaliste de son premier chef d’œuvre, Le Bonheur d’Assia (un film que le régime soviétique rejeta en 1967 car il donnait une vision trop sombre des kolkhozes), qu’il nous propose cette très belle chronique d’un petit bout de Russie à travers les yeux de son facteur.
Nous sommes au bord du lac Kenozero, dans le grand nord russe, à quelques encablures de la Mer Blanche : une région où les paysages ne sont pas loin d’être inchangés depuis les incursions vikings. Splendeur de ce pays, fait de lacs et de forêts immenses que ne semble pas avoir atteint l’industrialisation (on sait tout de même les Russes peu obsédés par les questions écologiques) si ce n’est, de temps en temps, une fusée qui zèbre l’horizon : le cosmodrome n’est pas très loin. Mais la contrepartie est le quasi-abandon par le pouvoir central des populations éparpillées autour du lac. Le seul lien entre les habitants, c’est Aleksey, le facteur, qui parcourt des dizaines de kilomètres dans une barcasse pour apporter les lettres qui se font rares, et faire au passage le boulanger ou l’épicier ambulant pour des gens de plus en plus âgés et de plus en plus isolés (la plupart des acteurs n’en sont pas et jouent leur propre rôle).
Le film suit le petit rituel quotidien d’Aleksey, ses réveils difficiles après une soirée trop arrosée (même s’il est loin d’être le plus gros consommateur de vodka parmi les postiers), puis sa laborieuse tournée, ses rencontres avec les habitants qu’il faut parfois aider à retrouver leur chemin et le plaisir de retrouver une jolie maman pour qui il a le béguin malgré la différence d’âge. Kontchalovski filme magnifiquement la splendeur de cette vie en pleine nature, mais il montre aussi la tristesse et le désarroi de la plupart des gens qui vivent dans ce paradis de plus en plus perdu. Ce qui n’empêche pas le film d’être souvent drôle, ou onirique : Aleksey, dans ses nuits de solitude, croit voir un petit chat gris fantôme qui le scrute obstinément…
Quand on vole le moteur du bateau d’Aleksey, quand il comprend que l’administration ne pourra pas le remplacer avant plusieurs mois, quand il apprend que son amour transi a décidé de partir à la ville, Aleksey hésite : fera-t-il lui aussi le grand saut vers la ville, comme beaucoup, pour chercher un nouvel avenir, une nouvelle vie ?
Irrigué par une poésie à la fois lyrique et prompte à la dérision, porté par la mise en scène splendide de Kontchalovski – qui lui a valu un « Lion d’Argent » bien mérité à Venise – Les Nuits blanches du facteur nous offre une belle fable élégiaque qui transcende la simple description d’un paradis rural qui se meurt.
Utopia