Nationalité: Française
Réalisateur, scénariste
Les Yeux Clairs
Le Temps de l’aventure
Entretien avec Jérome Bonnell
Comment est née cette histoire ?
L’idée de ce film sommeillait dans ma tête depuis une dizaine d’années. Un couple qui se tromperait avec la même personne, sans le savoir. Et c’est l’enthousiasme tenace de mon producteur Edouard Weil qui a déclenché l’écriture du scénario, à partir d’une histoire que je lui ai exposée en quelques mots. C’est alors en route et par surprise que le cœur du film m’a rattrapé. Cela se passe souvent ainsi : la profondeur du récit reste toujours en planque longtemps avant d’émerger petit à petit au fil de l’écriture, à travers des alibis, alors qu’elle est là depuis toujours, en nous, enfouie.
Ici, ce qui me touchait le plus en construisant le scénario, était l’idée que deux personnes (Mélodie et Micha) en aiment tellement une troisième (Charlotte), qu’elles finiraient par tomber amoureuses l’une de l’autre, téléguidées par leur inconscient, parce qu’il y aurait un dépit partagé si fort, une empathie si réciproque, que cette identification à l’autre se transformerait en amour pur et simple. Cette histoire serait comme un fantasme, puisqu’on y éprouverait
la liberté de dépasser tous les maux qui altèrent l’amour : mensonge, trahison, tristesse, jalousie… Faire naître de la paix là où d’ordinaire surgit le conflit. Une sorte de rêve d’amour humaniste.
Mais je ne voulais pas réduire cette idée à sa simple psychologie, et l’envie de la traiter à travers des situations de comédie fut tout de suite naturelle. Filmer l’action seule. Ne suivre que le mouvement des cœurs.
A Trois On Y Va lorgne du côté de la comédie. Le genre est-il assumé ?
C’est probablement la pudeur qui donne des envies de comédie, de péripéties, de tous ces codes tellement plaisants et ludiques derrière lesquels on se cache volontiers. Mais si on est un peu honnête, on se laisse naturellement rattraper par une mélancolie qui ponctue le récit. Filmer quelqu’un qui ment crée toujours une tension. Ou une drôlerie. Ou les deux. Mais mentir à quelqu’un qu’on aime est une telle souffrance, que l’équilibre du film était précisément là.
Ça a été d’ailleurs un des aspects les plus épineux du montage : comment accepter ces moments de gravité qui jaillissaient ? Comment assumer cette sentimentalité sans être lourd ? Le film allait-il accepter les variations de sa propre tonalité ? J’ai voulu conserver comme un repère l’idée que l’amour est peut-être la seule conviction précise qu’il nous reste dans ce monde de plus en plus contradictoire, dans lequel on est en quête incessante d’engagement. Ne plus croire qu’en l’amour. Justement aujourd’hui. D’autant plus.
Ce qui existait très peu dans votre film précédent Le Temps De L’Aventure semble être cette fois précisément ce qui vous préoccupe : la souffrance et la culpabilité qui découlent de l’infidélité…
C’est en grande partie le sujet du film. Mais avoir un point de vue moral sur l’histoire ne m’intéresse pas. Je me fiche du bien et du mal. Surtout dans un film sur le mensonge amoureux. L’essentiel pour moi est d’accepter des personnages tels qu’ils se comportent. De les aimer tout le temps et malgré tout, de ne jamais les abandonner, ni les juger. Le film emprunte autant au vaudeville d’un côté – les quiproquos et les portes qui claquent – qu’à Marivaux de l’autre, où règne l’ambiguïté de la vérité des sentiments. D’ailleurs, le premier plan du film est une porte qui s’ouvre. Puis le mensonge est là, tout de suite. J’adore les personnages qui mentent au cinéma, c’est comme si je filmais un acteur qui joue un acteur – comme Emmanuelle Devos dans Le Temps De L’Aventure. Cette petite mise en abîme, je la vis comme un hommage aux comédiens et à notre travail ensemble. Avec mon chef opérateur Pascal Lagriffoul, cet aspect théâtral des choses nous a d’autant plus donné envie, en contrepoint, d’emmener la caméra près des personnages, de faire un film physique, de corps et de visages, de « mentir » avec eux.
Faire une avocate du personnage de Mélodie est loin d’être anodin…
Avocat, c’est défendre sans toujours justifier, c’est parfois mentir quand on y est obligé, mais c’est aussi obéir aux valeurs morales de la justice et de la société. Des contradictions violentes qui sont à l’image de celles du monde. Un métier qui peut ressembler à celui d’acteur. Un métier où l’on s’exprime avec son corps, avec un texte – su ou improvisé – où l’on détourne sans cesse l’attention de certaines choses pour en souligner d’autres. Comme un geste d’artiste. Dans ma position de réalisateur, c’est à elle que je m’identifie de façon la plus immédiate, je me sens très complice de son « trac » d’avocate, écho même de l’émotivité qu’elle surmonte constamment dans son histoire secrète avec Charlotte ou Micha.
Et puis un tribunal ressemble toujours à un théâtre. Du moins, il m’a paru intéressant de le filmer comme cela, un théâtre qui serait parfois même plus théâtral qu’un vrai théâtre, mais où la réalité rattrape tout. Et la justice, c’est aussi l’enjeu de la liberté, c’est la position d’être « jugé ». Elle est là comme le miroir immédiat du trio. Car pour Mélodie, Charlotte et Micha, le monde extérieur semble très peu exister. Quand il est évoqué, c’est pour sa violence qui, par contraste, accentue leur innocence.
Etait-il important pour vous que les personnages de cette histoire soient jeunes ? Vouliez-vous donner au film une résonance générationnelle ?
Je voulais qu’on sente ces trois personnages à un point de bascule, au bord d’une vie future beaucoup plus mûre, plus dure, plus concrète. L’infidélité et le mensonge, avec des personnages plus âgés, auraient pris un relief bien moins innocent. Mélodie (Anaïs Demoustier) ment tout le temps, mais elle est constamment victime de ce mensonge. Elle est submergée. Elle n’est jamais perverse, seule la situation l’est. C’est elle qui ment le plus puisqu’elle sait le mensonge des autres. En parfaite alter ego du metteur en scène, elle tire les ficelles…
J’espère avant tout cette histoire aussi universelle qu’intemporelle. L’idée était en moi depuis si longtemps que je n’ai pas pensé à l’air du temps. Mais si ce film a des allures générationnelles, c’est une coïncidence qui me plait. Par exemple, l’identité sexuelle est aujourd’hui un sujet très fort, qui porte des enjeux de société importants, mais ça n’est pas du tout mon propos. Mes personnages s’aiment sans se poser d’autres questions. Sans être désignés hétéro, homo ou bi. Les étiquettes viennent souvent des autres. Mais rien que cela, sans aucun doute, représente un sujet en soi.
Parlez-nous du choix de vos comédiens…
Anaïs Demoustier m’a semblé idéale pour incarner ce vertige amoureux, cette chose si subtile qui marque la frontière entre mensonge et fourberie, sans jamais quitter la profondeur du sentiment, et elle a emmené le personnage bien au-delà de ce que j’espérais. Nous avons, elle et moi, ce point commun d’avoir commencé notre métier très jeune. Et l’un comme l’autre, nous en avons parfois marre qu’on nous ramène à notre jeunesse ! Cette connivence – dont nous n’avons d’ailleurs jamais parlé – me touchait beaucoup. C’est comme si Anaïs racontait un bout de moi, malgré elle, et moi, un bout d’elle. Il y a chez elle cette extrême jeunesse du visage et cette maturité inouïe dans le jeu. Or il y a aussi une grande ambivalence chez son personnage : quelque chose d’encore très enfantin, très déstructuré, très paumé dans sa vie sentimentale, et en même temps rempli d’aplomb et de rigueur dans sa vie professionnelle. Le lien avec l’enfance reste mon sujet préféré et il me poursuit film après film. Et ce film-là doit beaucoup à la hardiesse d’Anaïs.
Félix Moati aussi s’est imposé d’emblée. Il était très habité par les oscillations de son rôle. Et j’aimais beaucoup l’idée que le garçon de l’histoire soit au fond le plus romantique des trois. Cette totale empathie de Félix pour Micha a été fondamentale pour moi et nous nous sommes beaucoup inspirés l’un l’autre, je crois. Je n’aime pas beaucoup les castings. Je souffre toujours un peu d’être dans une situation de pouvoir face aux acteurs – je n’aime pas non plus que le rapport s’inverse, d’ailleurs – j’aime quand les choses se passent d’égal à égal. Pour Micha, je n’ai rencontré aucun comédien à part Félix, et globalement très peu de gens pour le reste des rôles. Le choix des comédiens, c’est tout simplement l’envie de filmer quelqu’un au point de ne plus pouvoir lutter contre. J’aime quand tout à coup, il y a une connexion qui se fait entre nous trois : l’acteur, son personnage et moi.
C’est la même chose avec Sophie Verbeeck, dont la présence m’avait frappé dans un court-métrage. Je n’ai pas eu besoin de lui expliquer son personnage, elle le ressentait, le vivait, le connaissait presque mieux que moi. Ça m’est rarement arrivé à ce point. Elle avait quelque chose de si fort de Charlotte, quelque chose de si beau et insondable… Sous ses airs, ce personnage est crucial. Sans elle, il n’y aurait pas d’histoire. C’est son opacité qui la déclenche et la nourrit. Elle est le moteur calme de l’inconstance des deux autres. Micha et Mélodie se regardent et se voient parce que leurs regards convergent vers elle, vers son incertitude, parce qu’elle intrigue, parce qu’elle est floue, insaisissable. On ne sait pas si Charlotte est libre parce que sans attache, ou prisonnière d’une mélancolie qui l’empêche de s’attacher. Le film n’explique d’ailleurs jamais cette tristesse et moi-même, je n’ai pas de réponse. Je m’en fiche un peu. La difficulté d’aimer ne se justifie pas. Mais j’aime l’idée qu’à la fin
de l’histoire, Charlotte en sorte modifiée à sa façon. Et que dans la logique du récit, elle soit aussi le moteur du dénouement.
L’évidence s’est surtout confirmée quand je les ai vus tous les trois. Félix et Anaïs se connaissaient bien mais n’avaient jamais joué ensemble. La complicité était là, immédiate, avec beaucoup de solidarité, de confiance et de générosité entre tous trois. Et un grand courage aussi, parce qu’il en fallait ! C’était très beau à voir, et vital pour le film.