De Ryan Gosling – Etats-Unis – 2015 – 1h35 – VOST
Avec Christina Hendricks, Saoirse Ronan, Ben Mendelsohn, Barbara Steele….
Lost River est un conte maléfique et onirique, le premier film sombre et prometteur de Ryan Gosling en tant que réalisateur. Ce sont des ombres qu’il a filmées : paysages sinistrés, humains à qui les puissants ont tout pris et qui errent comme des zombies modernes dans des lieux qu’il faut détruire ou fuir si l’on veut survivre. Bones aimerait bien partir mais c’est impossible. Sa mère s’est laissé berner comme tant d’autres par des spéculateurs. Ryan Gosling a réussi la performance de mettre en scène ces lieux hantés pour figurer le spectre de la crise américaine. Influencé par Nicolas Winding Refn qui l’a fait jouer dans Drive et Only God Forgives, son art de l’étrange évoque aussi un certain cinéma nocturne des années 80, de Lynch à Beineix.
Critique
Un conte. Une de ces histoires effrayantes que les enfants aiment écouter, transis de peur, à l’abri de leurs draps. Un cauchemar moderne où les ogres brûlent les maisons des pauvres qui ne peuvent rembourser leurs dettes. Où les mères, pour nourrir leurs enfants, sont contraintes de travailler dans des palais maléfiques et sanglants où elles risquent leur vie. Où une ville nommée Lost River, victime d’une malédiction, en cache une autre, soeur jumelle engloutie dans les eaux, des années auparavant, au nom du progrès.
Ce sont des ombres qu’a filmées Ryan Gosling dans son premier film comme réalisateur : paysages sinistrés, humains à qui les puissants ont tout enlevé et qui se traînent, désormais, tels des zombies modernes. Les stars du film, d’ailleurs, ne sont ni les acteurs, ni les personnages, mais cette ville fantomatique et ce lac artificiel. Des lieux qu’il faut détruire ou fuir si l’on veut survivre. Bones (Iain de Caestecker, double ado de Ryan Gosling,) aimerait bien partir, tout quitter, emmener au loin ce qui lui reste de famille. Impossible. Pour garder la maison familiale, sa mère (Christina Hendricks) s’est laissé berner, avec tant d’autres, par des spéculateurs qui, comme dans les fables, ont promis la lune, des fortunes, un renouveau… Aujourd’hui, Lost River est devenu une cité à la dérive : des jeunes gens maléfiques y font la loi et des adultes pernicieux brûlent les maisons délabrées de leurs clients endettés. « Vous aimez foutre le feu aux baraques, en Amérique ! Ça doit vous amuser », remarque le seul étranger de la ville, un étrange chauffeur de taxi, incarné par Reda Kateb…
Beaucoup diront, sans doute, que le tout jeune cinéaste reste encore sous l’influence de ceux qui l’ont fait tourner : Derek Cianfrance (The Place beyond the pines) et, bien sûr, Nicolas Winding Refn (Drive, Only God forgives). Quelques ralentis pas vraiment indispensables, deux ou trois cadrages inutilement sophistiqués pourraient leur donner raison. Mais sous la lutte candide, au romantisme adolescent, entre le bien et le mal que filme Ryan Gosling, perce une inquiétude existentielle que l’on ne voit guère dans le jeune cinéma américain. Un goût pour des éclairages contrastés, aussi, proches de l’expressionnisme des belles années. Et une tentation joyeusement assumée pour le morbide sadomaso : cette « chambre des désirs », notamment, où ce qu’il reste de riches et de puissants dans Lost River vient se défouler sur des femmes, enfermées dans des sarcophages… Peut-être hésite-t-il encore entre divers styles — entre le clip et le roman d’aventures à la R.L. Stevenson, pour faire court —, mais Gosling a déjà — et c’est le plus important — un regard.
Pierre Murat (Critique Télérama du 8/04)