Saint Laurent
De Bertrand Bonello – France 2014 – 2h25
Avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier, Léa Seydoux, Louis Garrel, Amira Casar, Aymeline Valade, Helmut Berger, Jasmine Trinca…
Yves Saint-Laurent se trouve être le personnage principal, et c’est bien en tant que couturier de génie qu’il est montré à l’écran, pourtant, à aucun moment le film ne respecte le code implicite du registre biographique ; il en emprunte des touches parcimonieuses, pour brosser ce qui ressemblerait davantage à un portrait cinématographique du couturier. De la vie de YSL, Bonello retire ce que l’on attend, pour livrer un film sur ce que lui en retient – la création et le désir, propulsés à des niveaux d’intensité extrêmes. L’écriture se loge dans un registre quasi-littéraire, voire proustien, comme si le souffle dont le cinéaste avait besoin appartenait nécessairement au domaine du romanesque. Saint Laurent laisse sur le spectateur une impression de profondeur, qui fait du film une œuvre d’atmosphère très forte, à même de saisir non seulement une trajectoire artistique et un « esprit du temps » somptueux et flamboyant , mais également une zone grise de sentiments, incarnée dans des scènes d’un trouble rare.
Cette fois, plus de doute : Yves Saint Laurent valait bien un film. Mais pour cela, il fallait qu’un cinéaste, un vrai, ayant un véritable rapport avec le cinéma, s’empare de cette vie à nulle autre pareille, ose aller au plus près de ce que furent à la fois le génie créatif de cet homme et sa névrose autodestructrice que personne, pas même Pierre Bergé, ne put vraiment apaiser. Ce cinéaste, c’est donc Bertrand Bonello, son film s’appelle Saint Laurent.
YSL à la lumière se Marcel Proust, voilà la grande idée. On sait quel culte le couturier vouait à « La Recherche ». Il dira même qu’à travers les robes qu’il dessinait, c’est de Proust qu’il parlait. Comme si son sens aigu de la modernité avait constamment dialogué avec son envie de recherche du temps perdu… Bonello réussit un film subtilement, mystérieusement proustien, mais aussi le portrait d’un créateur. Dessiner un vêtement, le fabriquer, l’essayer : le film rend un bel hommage à toutes ces petites mains – couturières, brodeuses,
retoucheuses… – sans le travail desquelles rien ne serait possible. Nulle volonté de reconstitution « à l’identique » : Bonello est un styliste, convaincu que les formes cinématographiques qu’il invente rendront justice du talent créateur de Saint Laurent. Avec son monteur (Fabrice Rouaud), Bonello invente ce que l’on pourrait appeler « le montage Mondrian », une manière inédite de découper l’écran en plusieurs surfaces de tailles inégales qui fait irrésistiblement penser à ce peintre que Saint Laurent chérissait tant.
Et puis, ultime surprise, il y a les deux acteurs qui interprètent Yves Saint Laurent : Gaspard Ulliel et Helmut Berger. Pour le premier, le défi était d’autant plus grand qu’il passait après Pierre Niney et sa performance dans le film de Jalil Lespert. Là où Niney parvenait, parfois de façon assez hallucinante, à retrouver la gestuelle de Saint Laurent, Ulliel réussit lui aussi, en particulier par un travail sur la voix, à évoquer le grand couturier. Quant à Helmut Berger, apparaissant dans quelques scènes viscontiennes, il incarne le YSL de 1989, cet homme qui savait tout des femmes et qui mena génialement le combat de l’élégance et de la beauté. Saint Laurent reste l’un des films les plus pénétrants et incarnés vus en 2014 – et surtout l’un des films français les mieux mis en scène cette année. On en ressort comme d’un poème en prose baudelairien – légèrement ivre, un parfum envoûtant encore présent dans l’air.