Kiyoshi Kurosawa ( Les Amants Sacrifiés )

kiyoshi-kurosawa19 juillet 1955 à Köbe

Japon

Réalisateur, scénariste

Cure, Charisma, Ko-Rei, Kaïro, Tokyo Sonata, Vers l’Autre Rive, Au bout du Monde, Les Amants Sacrifiés

« Le cœur des gens est l’ultime espace de résistance » : Kiyoshi Kurosawa, réalisateur des « Amants sacrifiés »

Le cinéaste japonais explique comment, à travers une histoire d’espionnage et de couple, il a reconstitué le climat de tension qui régnait sur l’Archipel dans les années 1940.

Comment ce projet a-t-il vu le jour ?

Deux anciens étudiants avec lesquels j’avais gardé le contact sont venus me voir en me demandant si ça ne m’intéresserait pas de tourner à Kobe, ma ville d’origine. Vous en connaissez certainement un, Ryusuke Hamaguchi [jeune réalisateur de Drive My Car, Prix du scénario à Cannes]. Lui et son compère Tadashi Nohara avaient auparavant coécrit le scénario de Senses qui se déroulait déjà à Kobe, une ville selon eux très cinégénique. J’ai accepté, mais à condition qu’ils me trouvent l’histoire appropriée.

C’est la première fois que vous tournez un film d’époque. Quel défi cela a-t-il représenté pour un cinéaste du contemporain comme vous ?

La première difficulté a été de reconstituer des paysages et des décors conformes à la ville de Kobe dans les années 1940. Nous n’avions pas pour ce film un budget énorme. L’équipe devait repérer des lieux crédibles. Au Japon, c’est loin d’être évident : il y a très peu de paysages urbains ou naturels restés en l’état, contrairement à la France où le patrimoine architectural est très bien conservé [Kiyoshi Kurosawa a tourné en France Le Secret de la chambre noire en 2016]. Il a fallu, de plus, retrouver un phrasé ancien qui aujourd’hui n’est plus pratiqué. L’équipe s’est documentée en regardant des films de cette époque. J’ai demandé à tous les comédiens de faire ce travail en amont afin de s’approprier les intonations, le vocabulaire, ainsi que tout un panel d’attitudes.

Du Japon, vous évoquez le nationalisme, la militarisation, les crimes de guerre commis en Mandchourie. Peut-on voir là un regard critique de votre part sur l’histoire du pays ?

Je ne sais pas si on peut utiliser le terme « critique ». Il y a bien une volonté de ma part de retranscrire un état de fait. A savoir que peu de personnes à l’époque ont réussi à formaliser les critiques qu’elles nourrissaient à l’égard du gouvernement. Régnait alors un climat de tensions extrêmes. Politiquement, il était difficile de s’insurger, car la répression était sans appel. Ce que j’essaie de montrer ici, c’est que, quels que soient le climat politique et les mesures de répression, le pouvoir ne peut régner totalement dans l’intimité et dans le cœur des gens, ultime espace de résistance quand tout au-dehors semble irrespirable.

Sous le récit d’espionnage revient, comme dans vos précédents films, la question du couple et des forces qui le menacent.

Vous mettez le doigt sur un point important. C’est un film d’espionnage mais qui traite aussi de la suspicion au sein du couple. Pour moi, ce qui est nouveau, c’est que ce doute émane du personnage féminin, soupçonnant son mari de cacher une maîtresse. Je sais que c’est un motif très commun, traité mille fois dans la littérature comme au cinéma. Mais c’est une perspective que je n’avais jusqu’alors jamais abordée. Cette idée que l’héroïne agisse aiguillée par la jalousie revient entièrement à Hamaguchi.

Comment avez-vous travaillé le motif de l’ambiguïté avec les acteurs, notamment la formidable Yu Aoi ?

Je n’ai pas le souvenir de leur avoir donné une direction ou des consignes particulières sur le jeu. Moi-même j’avais, à vrai dire, un peu de mal à comprendre le personnage de l’épouse Satoko qu’avait créé Hamaguchi. Il faut dire qu’elle adopte des comportements assez incohérents, qui vont parfois à l’encontre de ce qu’elle espère ou attend. C’est une femme capable tour à tour de trahir son mari, puis finalement d’avoir envie de partir au bout du monde avec lui. Alors j’ai dit à Yu Aoi, son interprète, que je lui confiais entièrement le personnage. Et elle s’est montrée brillante en plongeant tout entière dans son mystère et sa complexité.

Le film se dirige vers une forme de catastrophe liée à la défaite du Japon. Quelles menaces vous semblent planer aujourd’hui sur nos têtes ?

Il y a énormément de menaces au-dessus de nos têtes. Le climat en est une. D’autres, sous-jacentes, ont fini par émerger. Parmi elles, il y a la très grande (trop grande ?) quantité d’informations qui nous parvient de toutes parts. On peut parfois se sentir submergé par ce trop-plein. Ce que je crains le plus est de m’y noyer et d’être ainsi persuadé que je suis le seul à avoir raison, de ne rien tolérer d’autre que mes propres vues et principes. C’est ce qui me fait le plus peur en ce moment.

Ne craignez-vous pas également que votre métier de cinéaste ait été remis en cause par la pandémie ?

Je vais vous répondre par une anecdote qui va peut-être vous paraître dérisoire, mais traduit bien le trouble que je ressens. Récemment, j’ai réalisé un petit téléfilm de trente minutes. On a tourné dans la rue et de nos jours, au Japon, tout le monde y porte un masque. Subitement s’est posée à nous la question suivante : doit-on laisser les masques aux personnages ou les enlever ? On a finalement opté pour les enlever, recréant ainsi une réalité parallèle qui n’est plus la nôtre, mais celle à laquelle nous étions accoutumés. Cette décision n’a pas empêché que s’immiscent dans le cadre des badauds qui le portent en fond de champ. Il y a alors une entaille, une intrusion du réel dans la fiction qui la conteste de l’intérieur. Qu’est-ce alors que la fiction ? Qu’est-ce que la réalité ? Où est la frontière ? Ce n’est qu’un petit détail, un simple choix artistique, mais qui ébranle en lui-même le bien-fondé du cinéma.

 

Note d’intention du réalisateur de « Au Bout du Monde » :

Selon ma perception, le mélodrame présente une histoire d’amour proche de la tragédie qui montre un homme et une femme traverser des difficultés par le prisme de l’amour. En ce sens, Vers l’autre rive peut donc être rattaché à ce genre que j’aime beaucoup, même si sa définition reste ambiguë. Sans doute que je ne connais pas grande chose en amour pur. Ce qui explique que, dans ce film, il soit plutôt traduit en termes de confiance. Le couple tente d’être uni par une confiance absolue. Ce qui compte, c’est qu’ils sont destinés à ne jamais se séparer, même s’il y a des doutes. Au Japon, on peut très difficilement aborder dans le cinéma des thèmes qui soulèvent des questions de société. Par contre, le thème de la crise du couple passe plus facilement. Je pense qu’on peut passer par des petits problèmes entre les hommes et les femmes pour révéler les contours de la société actuelle.

En Japonais, il existe un verbe qui désigne le fait d’accompagner une personne mourante, autrement dit de veiller sur elle jusqu’à son trépas : mitoru. Reste à savoir s’il est possible de traduire avec subtilité toutes les nuances de ce mot dans une langue étrangère…

Rares sont ceux qui ont vécu l’expérience de rester au chevet d’une personne sur le point de partir, de prendre délicatement sa main et de partager une émotion en ne quittant pas son visage des yeux. Par chance, je n’y ai moi-même encore jamais été confronté, mais aux dires de ceux qui l’ont été, ces quelques jours, ces quelques heures de face-à-face sont un moment de partage précieux et véritablement sacré. À l’intérieur de ce moment, le passé qu’ont partagé les deux personnes, le passé de chacun qui jusque-là demeurait inconnu de l’autre, mais aussi le futur que les deux personnes seront un jour amenées à expérimenter, tous ces instants sont évoqués, évalués et compris.

Dans la réalité, ce dialogue émotionnel extrêmement intime a lieu au chevet d’un lit. Mais dans le monde de la fiction, pourquoi ne pas étirer au maximum le temps et l’espace nécessaires à ce processus et le narrer sous la forme d’un «voyage» ? C’est sur ce postulat osé que l’œuvre littéraire originale, Kishibe no tabi, a été construite. Au regard de mon expérience acquise en tant que réalisateur, le sujet qui m’attire le plus à l’heure actuelle, c’est l’adaptation au cinéma d’une vision comme celle-ci.

Depuis longtemps, j’ai l’idée que le corps et l’esprit existent à des niveaux différents. Ainsi, il m’a toujours semblé hâtif de penser que la mort emportait l’un et l’autre simultanément.

Pour autant, lorsqu’il s’agissait de traiter des morts au niveau fictionnel, mon inspiration se limitait à une trame telle que : « Ils deviennent des fantômes et s’évertuent à mener une vengeance obstinée. » Comme vous le savez, cette figure du fantôme est un classique, qui existe depuis longtemps dans les kaidan (films d’épouvante) japonais aussi bien que chez Shakespeare. Dans Vers l’autre rive, un tout nouveau type de mort fait son apparition. Mieux, la figure décrite ici est fondamentalement différente des fantômes habituels. Emporté par une mort provisoire (une mort physique), Yusuke reste en ce monde trois ans de plus afin de se préparer doucement à son véritable départ (la disparition de son esprit).

Que cet homme continue impassiblement de posséder un corps n’est que tout naturel. Pour commencer, le corps est un système mouvant qui n’a rien à voir avec une matière comme la roche. Des expériences ont prouvé que la matière qui constitue le corps, à commencer par le cerveau, est intégralement renouvelée au bout d’un an. Partant de ce constat, penser que le corps serait le socle de l’esprit est insensé. Or bien que je ne comprenne pas cet effet miraculeux selon lequel l’esprit se tient au- dessus d’un système en perpétuel renouvellement, je peux néanmoins affirmer qu’il n’appartient pas au champ de la matière. Ainsi, même si le corps initial a déjà disparu, il est tout à fait plausible d’imaginer qu’il puisse à nouveau prendre forme. De même, il n’y a rien d’étonnant à imaginer que l’esprit vagabond de Yusuke se pose à nouveau au-dessus. D’ailleurs, il mange, dort et sa barbe pousse.

L’autre protagoniste de l’histoire est Mizuki qui se blottit contre ce défunt provisoire qui vient à elle, puis voyage avec lui et accomplit doucement la tâche d’accompagnement. Emmenée par Yusuke, elle fait de nombreuses rencontres, en particulier des personnes en transit comme lui. Au cours du voyage, Mizuki apprend « qu’on ne peut pas revenir en arrière », mais elle se raccroche au faible espoir qu’en ne cessant de prolonger ce voyage, le provisoire restera provisoire, et que leur quotidien ensemble se poursuivra comme avant. Mais est-ce réellement possible ?

Quoi qu’il en soit, les trois ans d’absence de Yusuke seront progressivement comblés, et Mizuki goûtera à une plénitude jusque-là jamais ressentie. Leur passé commun, leur passé manquant et leur avenir commun seront évoqués, évalués et compris. Il me semble qu’à ce jour aucun film n’a encore jamais dépeint le fait d’être accompagné vers la mort de façon aussi vivante qu’à travers l’histoire d’amour de ce couple.

Kiyoshi Kurosawa

 

 

 

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