Gaspar Noé (Vortex)

Né le 27 décembre 1963 à Buenos Aires

Franco-Argentin

Réalisateur, scénariste, producteur

Seul Contre Tous, Irréversible, Enter Tne Void, Love, Lux Aeterna, Climax, Vortex

Pour jouer un couple de vieillards en fin de vie, Gaspar Noé réunit Françoise Lebrun, actrice mythique des années 1970, et Dario Argento, maître du giallo italien. De quoi serrer n’importe quel petit cœur cinéphile. Entièrement en split screen, « Vortex » nous  laisse sidérés, bouleversés. Le cinéaste nous a parlé naturalisme, hypnose, et de ce grand film sur la vieillesse, la mort et la mélancolie de ceux qui restent…

Love, Climax, Lux Aeterna et aujourd’hui Vortex : depuis 2015 vous traversez une période très productive. Vous l’expliquez comment ?

C’est surtout qu’Enter the Void (son film qui précédait Love, sorti en 2009, ndlr) a été très difficile à financer, extrêmement long à préparer, à tourner et à post produire. Mais moi j’ai toujours eu envie de faire des tournages rapides, à portée de main, à Paris. Love, on l’a tourné en cinq semaines, Irréversible (sorti en 2002, ndlr) en cinq semaines et demie. Au-delà, je m’épuise. Climax a été tourné en quinze jours, Lux Aeterna en cinq jours, et Vortex, en 25 jours. Je ne suis pas aussi prolifique que Fassbinder hélas, ou que tous les grands maîtres du cinéma japonais qui pouvaient faire deux, trois, quatre films par an, mais si j’arrive à faire un film par an, je serai content.

Le casting de Vortex, c’est un pur fantasme de cinéphile. Françoise Lebrun et Dario Argento, ce sont deux idoles pour vous ? Ils sont chacun à un opposé du spectre cinéphile.

Ils ignoraient même l’existence l’un de l’autre ! Ils se sont rencontrés sur le tournage. J’ai toujours été fasciné et par l’un et par l’autre. Quand je me suis demandé quelle actrice pourrait interpréter ce personnage d’ancienne psychiatre qui perd la tête, la toute première idée qui m’est venue, c’est Françoise Lebrun. Parce que je suis obsédé par l’un de ses films…

Quant à Dario Argento, je suis autant fasciné par ses films que par sa personne. Je me souviens qu’une fois à la Cinémathèque française, il avait présenté Le fantôme de l’Opéra et pendant une heure il avait fait un monologue, les gens étaient morts de rire, applaudissaient. Quelle performance, quel charisme ! Je l’ai rencontré à Toronto où je présentais mon film Carne (en 1991, ndlr), et depuis on est restés amis. Il était même venu en salle de montage quand je faisais Irréversible. Après j’ai beaucoup fréquenté sa fille (l’actrice et réalisatrice Asia Argento, ndlr) et je le revoyais souvent. Mais je n’étais pas du tout sûr qu’il accepte de jouer dans le film, d’autant plus que je savais qu’il commençait à préparer un nouveau long métrage en tant que réalisateur. Au moment où on était prêts à tourner Vortex, son tournage à lui a été retardé. J’ai appelé sa fille et elle m’a aidé à le convaincre.

Dario Argento improvise dans le film ?

Il improvise, tout le monde improvise. Il y avait quelques rares dialogues sur le micro scénario d’origine, mais ces dialogues-là étaient censés faire comprendre aux gens de quoi il s’agissait dans le film mais n’étaient surtout, surtout, pas destinés à être respectés. Dario, comme il est réalisateur, il sait diriger les acteurs mais il sait encore plus se diriger lui-même, donc il a pris en main sa propre direction d’acteur. Alex Lutz a pris en main sa propre direction d’acteur aussi parce que c’est un grand performeur.

Il avait tourné son film Guy, grâce auquel je l’ai découvert, à partir de dix pages de scénario, il aime quand les choses se créent sur place. Quant à Françoise, ayant moi-même vu de très près beaucoup de gens qui avaient du mal à s’exprimer suite à des problèmes liés à l’âgema principale indication a été de bredouiller. Après, comme les deux autres, elle était maître absolue de son personnage, c’est presque une co-paternité de l’écriture.

Quand elle se met à pleurer parce que son petit-fils tape ses voitures sur la table, je ne lui avais absolument rien demandé. Le petit a tapé tellement fort qu’au bout d’un moment ça a créé une tension et Françoise a explosé en larmes. Quand j’ai vu ça, moi-même j’ai pleuré derrière la caméra. C’était tellement touchant. C’est bien quand dans un film on arrive à se rapprocher un peu de ce qu’est le tournage d’un documentaire. Tout est artificiel, mais au moins, en n’imposant pas les dialogues, j’arrive peut-être un certain degré de naturalisme. J’ai montré le film à Barbet Schroeder, il m’a dit : « Je ne supporte pas les improvisations à l’écran mais là, j’avais vraiment l’impression de voir la vraie vie. » Moi, à partir de là, mon travail c’était de tenir l’une des deux caméras. L’autre caméra était gérée par Benoît Debie, mon chef opérateur.

C’est une particularité de vos films, la forme est délirante, conceptuelle, mais le fond est très collé au réel. Ici, on est presque en temps réel toute la première partie du film. 

Oui mais c’est très monté quand même. Des fois j’essaie de faire des films en plan-séquences, mais bon, on sait toujours que le plan séquence, que ce soit le point de vue d’une mouche ou d’un homme, c’est artificiel. Je ne sais pas ce que serait la position de caméra qui serait la plus proche d’un œil humain, pour de vrai. Mais pour ce film, qui est l’histoire de deux solitudes partagées, je me suis dit : essayons de le faire en split screen et d’être toujours d’un côté de l’écran avec le père et de l’autre côté avec la mère.

Le résultat, qui est très conceptuel, marche parce que le concept rentre d’une manière très directe dans le cerveau. Je n’ai pas l’impression que le concept pèse, j’ai l’impression qu’il coule de source. Que d’une manière inconsciente on comprend exactement ce que ça représente : deux solitudes entrecroisées qui se font, se défont. Un film, de toutes façons, ce n’est qu’un jeu avec un langage artificiel qui s’appelle le cinéma, on est très, très loin de la vraie vie.

Mais quand on arrive à s’en approcher parce que les situations paraissent crédibles et que la forme nous permet de voir ces situations d’un point de vue qu’on n’avait pas avant, on arrive à créer des états d’hypnose chez le spectateur. Le film est assez hypnotique aussi à cause de ce split screen, on ne sait pas s’il faut regarder à gauche ou à droite. Des gens qui ont vu le film plusieurs fois m’ont dit qu’ils avaient l’impression de voir plusieurs films différents. Le regard balaie de droite à gauche, ou reste fixé d’un côté, mais on ne peut pas voir le film en entier en une fois.

Il y a aussi des moments où les deux caméras filment presque la même chose, presque dans le même axe, ce qui crée une étrangeté, une distorsion.

On m’a dit que le film était très psychédélique. Ce n’était pas l’intention. C’est comme quand on voit quelqu’un et qu’après on voit une photo aux rayons X de cette personne : c’est la même personne mais c’est un point de vue particulier. On n’a pas l’habitude de voir le monde de cette manière. Dès qu’on écarte les deux points de vue, il y a des bizarreries qui ne sont pas naturelles mais qui sont ludiques.

J’ai commencé à jouer avec le split screen sur Lux Aeterna, puis dans un spot de huit minutes que j’ai réalisé pour Yves Saint Laurent, et j’ai vu des fois des trucs qui marchaient que je n’avais pas imaginés. Pour Vortex, je n’avais pas prévu de faire le film entier en split screen. On a commencé en tournant parfois à une, parfois à deux caméras. Mais en commençant le montage je me suis dit que ça marchait vraiment bien, et on a retourné des choses pour être sûr que je pourrais avoir le film de A à Z en split screen. Je suis très heureux d’avoir pris cette décision.

Comme souvent dans vos films, vous commencez par nous annoncer que ça va mal finir, ce qui crée aussi une forte emprise sur le spectateur. Ici c’est cette dédicace : « À tous ceux dont le cerveau se décomposera avant le cœur. »

La dédicace est vraiment à prendre au premier degré. Je pense que parmi les spectateurs du film il y aura bien un tiers des gens qui vont connaître des problèmes cognitifs liés à Parkinson, à Alzheimer ou à d’autres maladies de ce type, avant de mourir.  À l’intérieur d’une famille, on ne sait pas qui est celui qui va attraper un cancer, qui va passer 10 ans à perdre complètement le contrôle sur la réalité… c’est la roulette russe. C’est très, très inattendu et franchement, c’est un cauchemar absolu.

Même les cauchemars liés à des substances chimiques comme dans Climax sont souvent moins inquiétants que les problèmes liées à la dégénérescence du cerveau. Il y a eu plein de films dernièrement qui abordaient ces sujets, comme The Father ou Amour, mais peut-être qu’ils étaient plus écrits, qu’ils avaient une forme plus habituelle. Dans mon film, comme c’est en split screen et que la manière dont les gens parlent fait un peu documentaire, on est interpellés. Par contre, il y a un film sur la vieillesse qui m’a vraiment inspiré, c’est un film de 1958 de Keisuke Kinoshita qui s’appelle La Ballade de Narayama. Comme les autres films de Kinoshita, il est super conceptuel et super émouvant. C’est un grand maître du mélodrame et de la cruauté de l’expérience humaine.

Pourquoi ce film sur la vieillesse maintenant ? Ca vous fait peur ? 

Non, ça va ! Mais effectivement on est beaucoup plus touchés par ce genre de sujet à 50 ans parce qu’on a connu un père, une mère, un beau-père, une tante ou beaucoup de gens qui se sont retrouvés dans cette situation. J’avais vu ma grand-mère maternelle perdre la tête quand j’étais enfant. Quand j’ai vu ma mère dans la même situation 30 ans plus tard, c’était une autre paire de manches… Les situations qui se créent dans ces moments-là sont… vraiment troublantes.

Il y a eu un moment où je m’étais posé la question de ce que j’aurais pu tourner avec Philippe Nahon (le comédien qui jouait notamment dans Carne et Irréversible est décédé en avril 2020, ndlr). Il avait fait deux AVC, il avait perdu la parole en partie et je voulais vraiment faire un film avec lui, dans lequel il aurait été libre de jouer ce qu’il peut, d’utiliser ou inventer les mots qu’il peut… Mais finalement ça ne s’est pas fait, et peut être que le fait de ne pas pouvoir faire ce film improvisé ou semi improvisé avec lui, m’a poussé à faire un film de même nature avec Françoise Lebrun même si elle bien sûr, n’a aucun problème. Mais ce sont des situations qui sont très tristes, et très violentes.

Il y a une profonde mélancolie dans le film, qui passe notamment par les les affiches, les livres entassés dans l’appartement du couple. A la fin, il y a une série de plans fixes sur les pièces qui se vident qui est déchirante. 

Quiconque a perdu ses parents a connu ça, c’est un grand classique, et après on ne sait pas quoi faire des livres alors on les met dans un garde meuble et au bout de six mois on s’en sépare… Les objets sont liés aux personnes et quand les personnes ne sont plus là, ils n’ont plus de valeur réelle. Cet intérieur d’une psychiatre de gauche, soixante-huitarde, et d’un critique de cinéma porté sur Fritz Lang, Federico Fellini et Luis Buñuel, je voulais que ce soit un appartement très bordélique.

J’avais en tête l’appartement d’un ami critique de cinéma, Jean-Claude Romer, qui est mort cette année, c’est l’appartement le plus rempli de livres que j’ai vu. On a découvert un immeuble qui était en vente et avait déjà servi à un tournage, et à un étage il y avait cet appartement très bas de plafond et tout en labyrinthe, j’ai trouvé ça bien parce que ça faisait très boyau. Pour cette histoire de deux personnes dont la vie arrive à terme, l’idée d’avoir un plafond aussi bas m’a excité sur le champ, ça m’a rappelé le plafond bas d’un des décors du Procès d’Orson Welles.

Discrètement, à travers le personnage d’Alex Lutz qui est un ancien junkie, le film évoque aussi la situation des toxicos de Stalingrad dont les médias parlent souvent ces derniers temps.

Ce que j’aimais bien dans l’idée de filmer ce rapport à la drogue, même si c’est secondaire dans le film, c’est que parfois, la drogue ou l’alcool, ça peut détruire physiquement, intellectuellement les gens d’une manière très avancée. D’avoir trop brulé leur énergie de manière chimique, certains vieillissent plus vite. La plupart des usagers de drogue, que ce soit au crack, à l’héro, sont super touchants…

Le personnage joué par Alex Lutz, il est très sympathique, il essaie de faire de son mieux pour aider les gens à avoir une vie plus sereine, tout comme sa mère, qui était psychiatre, essayait d’aider les gens. Les quartiers qui tout à coup sont envahis par le commerce de drogue, ça a existé au Brésil, aux États-Unis, et maintenant à Paris. Ça s’est beaucoup aggravé en cette année de confinement parce qu’à un moment dans la rue, il n’y avait plus personne et tu voyais tous les gens qui étaient en manque, qui cherchaient leur drogue. Le commerce s’est développé, l’usage s’est développé et peut-être qu’avec le confinement il y a aussi un intérêt qui a grandi pour ce genre de pratiques. Quand je me suis demandé quel quartier de Paris j’avais envie de filmer, j’ai choisi ce quartier-là car c’est celui qui me fait le plus penser à cette dernière année de confinement.

Il y a aussi un petit garçon dans le film, le petit-fils du couple. Que représente-t-il ?

J’avais très envie d’avoir un enfant très jeune dans le film, qui ne maîtrise pas encore le langage de même que sa grand-mère, elle, perd le langage. Quelque part, ils sont presque au même niveau dialectique. Mais il est tellement mignon que tu te dis aussi qu’il y a un avenir qui pourrait être heureux, il amène un rayon de lumière dans une situation de fin d’une époque, de fin de vie.

Pour finir peut-on revenir à Françoise Le Brun ? Vous disiez qu’un film en particulier vous obsédait.

La Maman et la Putain, je l’ai vu 10, 12 fois dans ma vie, et ça reste toujours pour moi le film français le plus impressionnant des années 1970…

Son rôle dans votre film, presque muet, est à l’opposé de celui qu’elle jouait dans le film d’Eustache, très bavard et cérébral.

Oui, le personnage est à l’opposé, et mon approche est à l’opposé de la méthode de travail d’Eustache qui était de faire respecter à la virgule près les dialogues qu’il avait écrits, inspirés de la vraie vie. Moi, c’est le contraire. Mais je crois que quand on fait un film, il faut s’entourer devant et derrière la caméra des gens les plus intelligents qu’on trouve, les plus inspirés, et j’ai eu une chance inouïe d’avoir eu un trio de cette taille-là. Ils sont tellement touchants tous les trois… C’est bizarre que le film ne soit pas en Compétition à Cannes, mais je pense que s’il y avait été, il y aurait peut-être eu un prix d’interprétation. Ils sont tellement bons.

Juliette Reitzer pour TROISCOULEURS.

 

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