A. Carracedo – R. Bahar (Le Silence des Autres)

« Le Silence des autres » : la patiente exhumation de la mémoire espagnole

A la chute du franquisme, la loi d’amnistie a bâillonné, au nom de l’unité nationale, les survivants.

Une très vieille femme marche le long d’une route toute neuve, à travers la campagne. Une caméra suit son lent cheminement jusqu’à un endroit que rien ne distingue. Elle y dépose quelques fleurs. Elle s’arrête et raconte : c’est là que sa mère a été jetée dans une fosse commune, après avoir été arrêtée, déshabillée, humiliée puis assassinée. C’était il y a plus de quatre-vingts ans, au moment du coup d’Etat militaire contre la république espagnole.

La mère martyre est tombée sous les balles franquistes, comme des dizaines de milliers d’autres victimes. Les décennies ont passé, le régime est tombé après la mort du Caudillo, l’Espagne a longtemps été gouvernée par un parti issu – indirectement, certes – du camp vaincu par les putschistes. En France, Maurice Papon a été jugé, en Argentine, les tortionnaires ont vu leur amnistie révoquée. Mais en Espagne, l’octogénaire orpheline a tout juste le droit d’évoquer le souvenir de sa mère. A la chute du franquisme, la loi d’amnistie a bâillonné les survivants, ligoté les organisations de défense des droits de l’homme, empêchant – au nom de l’unité nationale – le travail de mémoire. Le Silence des autres est à la fois l’histoire de cet effacement et celle du mouvement qui, pendant la dernière décennie, a entrepris de briser le silence. Les auteurs, l’Espagnole Almudena Carracedo et l’Américain Robert Bahar, ont su saisir ce dégel à ses premiers moments et l’accompagner, ce qui donne à leur film – mis en chantier en 2010 – la force dramatique d’un récit de combat. Ce combat a été lancé par des descendants de victimes du franquisme ou d’anciens prisonniers politiques, victimes de la répression exercée par le régime jusqu’à sa chute.

Vivre près de son tortionnaire

La parole de ces vieillards, leurs souvenirs d’enfants traumatisés, d’étudiants torturés, forme le socle du film. Pendant la guerre d’Espagne, dans les années qui la suivirent, les forces franquistes pratiquèrent l’élimination systématique des opposants. A la mort de Franco, l’Espagne se vit demander, pour prix de la démocratie, de renoncer à sa mémoire. La loi d’amnistie votée en 1977 se présentait comme une mesure de réconciliation, elle ne bénéficiait qu’aux partisans de la dictature. Les républicains avaient déjà été punis, de mort, d’emprisonnement, d’exil… Il faut entendre la rage de cet ancien dirigeant étudiant forcé de vivre à quelques pâtés de maisons de son tortionnaire, ou le désespoir de cette vieille dame qui sait où repose son père – dans une fosse commune –, mais n’a jamais obtenu l’autorisation de lui donner une vraie sépulture. Puisque l’appareil judiciaire espagnol restait inébranlable, les survivants et leurs défenseurs décidèrent de porter l’affaire devant la justice argentine au nom de la compétence universelle des Etats en matière de crimes de guerre et contre l’humanité. Dans Le Silence des autres, cette manœuvre un peu désespérée se traduit par l’irruption du personnage déconcertant qu’est la juge Maria Servini. Quasiment octogénaire, la magistrate argentine s’empare du dossier pour ne plus le lâcher, malgré les innombrables obstacles que le pouvoir espagnol dresse sur son chemin. Le phénomène est d’autant plus étonnant que la juge des antipodes ne manifeste guère de sympathie pour la cause que les plaignants défendent. Parallèlement, Almudena Carracedo et Robert Bahar filment les efforts d’associations issues de la société civile pour pallier l’amnésie d’Etat. Le recensement des disparus, la localisation des fosses communes, l’identification des restes grâce à l’ADN prélevé sur leurs descendants sont chroniqués sans emphase, jusqu’à approcher l’essence de l’expression usée par son suremploi : « travail de mémoire ». Parfois, les auteurs recourent aux méthodes du documentaire à l’américaine – partition musicale intrusive, situations probablement mises en scène (ou filmées comme si elles l’étaient), peut-être par souci d’efficacité. Le Silence des autres aurait très bien pu se passer de ces petits artifices. Pour l’essentiel, le film parvient à former l’image d’un passé qui réapparaît comme un texte écrit à l’encre sympathique, à lutter et – pour un moment – à gagner contre l’oubli.

Par Thomas Sotinel pour « Le Monde  » du 13 février 2019

Lire aussi : « Madrid n’en a toujours pas fini avec son passé franquiste », dans notre rubrique « Dossiers ». http://cinecimes.fr/2019/04/le-silence-des-autres/

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