Judith Davis (Tout ce qui me reste de la Révolution)

Judith Davis, cinéaste : « On a besoin de rire de ce qui nous aliène »

La réalisatrice raconte la genèse de son film, « Tout ce qu’il me reste de la révolution », qu’elle a écrit pour les comédiens de son collectif, en plein mouvement des « gilets jaunes ». Une comédie sur l’engagement politique et la colère sociale d’un genre tout à fait inédit. Tout ce qu’il me reste de la révolution raconte la tentative ubuesque d’un groupe d’amis de créer un collectif, de trouver un dénominateur commun à leurs luttes : sur quoi sont-ils d’accord ? Peuvent-ils encore dire « nous » ?

Philosophe de formation, comédienne et metteuse en scène de théâtre, Judith Davis, 36 ans, est membre du collectif « L’Avantage du doute » qu’elle a cofondé en 2007 avecSimon Bakhouche, Mélanie Bestel, Claire Dumas, Nadir Legrand – les quatre comédiens jouent dans le film. En 2010, au Théâtre de la Bastille, à Paris, ce collectif avait créé une pièce très remarquée, Tout ce qu’il me reste de la révolution, c’est Simon, sur l’héritage de Mai 68. Nous avons rencontré Judith Davis au Théâtre de l’Atelier, à Paris, alors qu’elle se prépare à jouer La Légende de Bornéo (à partir du 19 mars), comme une suite du précédent spectacle.

Avec le collectif, vous interrogez inlassablement la difficulté à mener des luttes, et vous avez une méthode tout à fait particulière pour faire vos créations…

Je suis issue d’une famille de militants. Chez nous, on discutait politique dans la cuisine. Le reste, la famille, l’amour, passait au second plan. J’ai choisi le théâtre avant tout pour fonder un collectif. Notre désir n’est pas de monter Molière et de voir ce qu’il a d’actuel, mais de nous emparer du monde d’aujourd’hui, d’enquêter et de faire du théâtre. C’est le mouvement inverse. Avec le collectif, on élabore des questionnaires, on interroge les gens, la vie en entreprise. Quant au film, je l’ai écrit sur mesure pour les comédiens de L’Avantage du doute. On interroge une époque qui a flouté les intérêts de classe et la possibilité de créer des chaînes de solidarité.

Votre personnage, Angèle, une militante dans l’âme, est un peu votre double à l’écran…

Oui, elle aussi a eu des parents très engagés. Simon, le père ­ (Simon Bakhouche), a vécu à une époque où l’on pensait que la révolution allait tout régler. Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, ce n’est plus le cas : on est dans une pluralité de fronts, il y a l’urgence sociale, les réfugiés, l’écologie, etc. J’ai grandi moi aussi avec ce complexe, et cette mélancolie de ne pas pouvoir tout régler. Simon a deux filles très différentes : l’une n’a pas lâché le flambeau de la lutte (moi-même), l’autre, interprétée par Mélanie Bestel, a fait le choix de l’entreprise et s’est mariée avec un manageur (Nadir Legrand).

Ce manageur est-il une caricature ou est-il représentatif de l’époque ?

Pour ce personnage, je me suis inspirée de quatre personnes que j’ai rencontrées. Tout ce qu’il raconte part de situations vraies, mais c’est en deçà de la réalité. Je voulais parler des gens qui ont des journées de travail en contradiction avec leurs valeurs profondes. Certains ont choisi de travailler dans les services publics, or ces derniers sont de plus en plus contaminés par la logique du chiffre. C’est ça, notre époque, alors mettons-nous autour de la table et arrêtons de dire qu’il y a les gentils et les méchants. Car la masse de gens qui souffrent de ce système est immense, y compris le super-manageur. Quand vous virez quelqu’un en l’humiliant, quand vous rentrez chez vous le soir en étant dans l’impossibilité de raconter votre journée à vos enfants, il n’y a plus de transmission possible.

Votre film sort en pleine actualité des « gilets jaunes »…

Ce mouvement exprime une colère contre l’hypocrisie du système. Ensuite, il faut être très vigilant. Un groupe, quel qu’il soit, c’est beaucoup de temps passé pour essayer de dire ce que l’on veut dire, pour être sûr des mots que l’on emploie. Cela prend un temps fou, mais il est urgent de reprendre ce temps. Car le populisme et le fascisme ont tôt fait de créer des raisonnements très courts, enrobés dans un sens commun pseudo-évident.

Pourquoi est-il si important, pour vous, d’avoir recours à la comédie pour raconter ce désarroi ?

On passe par l’humour et l’autodérision pour assurer l’écoute du spectateur. On ne va pas débouler avec notre naïveté, nos gros sabots, sinon le spectateur mettrait son armure anti-message immédiatement. On montre des gens qui se prennent les pieds dans le tapis en voulant mettre leur parole en commun. Ensuite, on laisse la liberté aux spectateurs de décider de prendre cela au sérieux. Je tenais beaucoup à préserver cette légèreté, pour ne pas ajouter un accablement. Il y a des politiques qui ont tout intérêt à ce que les gens soient déprimés… Une comédie, c’est aussi une responsabilité. On a besoin de rire ensemble de ce qui nous diminue, nous aliène. Et si on dézoome, il y a quand même un ciel étoilé au-dessus de nos têtes.

Clarisse Fabre pour « Le Monde » du 5 Février 2019

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