Allemagne
Réalisateur
Alice dans les Villes, Au Fil du Temps, L’Ami Américain, Paris Texas, Les Ailes du Désir, Si loin, si Proche, Buena Vista Social Club, Le Sel de la Terre, Everything Will Be Fine, Anselm, Perfect Days.
ENTRETIEN : Le cinéaste, né en août 1945 en Allemagne, revient sur son enfance dans un pays en ruine.
Le quinzième prix Louis Lumière récompensera à Lyon, le 20 octobre, le réalisateur allemand Wim Wenders, dont la carrière s’étend sur plus d’un demi-siècle. A 78 ans, il sort simultanément deux films en salle : Anselm, un documentaire consacré au plasticien Anselm Kiefer, et Perfect Days, une fiction japonaise.
Je ne serais pas arrivé là si…
… si je n’avais pas découvert, à 22 ans, que le cinéma était une formidable alternative à la peinture. Que c’était même un art plus riche, puisqu’il impliquait tous les autres. C’était pour moi une découverte bouleversante, car je rêvais jusque-là d’être peintre. C’est à cette fin que j’avais quitté Düsseldorf pour venir étudier à Paris. Mais comme mes après-midi étaient libres et ma chambre de bonne glaciale, j’avais trouvé refuge à la Cinémathèque française. J’ai commencé par voir un film par jour, puis deux, puis trois, tous présentés par Henri Langlois, le fondateur de la Cinémathèque. En un an, j’avais visionné toute la collection. Et compris que je voulais devenir cinéaste.
Donc un changement de cap radical !
En vérité, c’était mon deuxième changement de cap. Car, en Allemagne, j’avais commencé par étudier la médecine. Mon père l’exerçait avec foi, et je trouvais que c’était un beau métier.
Vous embrassiez la médecine pour faire plaisir à votre père…
Oui, mais pas seulement. J’avais travaillé à l’hôpital auprès des malades, et j’avais adoré cela : les laver, les nourrir, les raser avant les opérations…
Il faut aimer les gens pour choisir d’accomplir ces tâches…
J’aimais les gens, beaucoup. Et j’aimais l’hôpital. Mais la peinture me taraudait et j’ai vite compris qu’elle me donnait plus de plaisir que mes cours de médecine. Quand je l’ai annoncé à mon père, il a ri : « Je le savais depuis le début ! Mais c’était à toi de le découvrir par toi-même ! » Ça m’a libéré. « Veux-tu faire une école ? »,a-t-il demandé. « Non, je veux aller à Paris. »
C’était bien arrogant de viser tout de suite Paris, mais je souhaitais être au cœur de la création, là où les grands peintres avaient étudié. Mon père a avalé sa salive : « D’accord. Je vais continuer à t’entretenir au niveau de ce que coûterait la fac de médecine ou une école allemande. Mais si Paris se révèle plus cher, ce sera pour toi. » Je ne serais donc pas arrivé là si mon père ne m’avait pas laissé venir à Paris… siège de la Cinémathèque !
Jean-Paul Sartre disait : « L’enfance décide. » Qu’a donc décidé votre enfance ?
Tout ! Mais laissez-moi d’abord vous raconter ma rencontre éclair avec Sartre ! Vous voyez le coin du boulevard Saint-Germain et de la rue du Dragon ? C’est là, un soir d’hiver 1964, alors qu’il neigeait et que je courais aussi vite que possible sur la chaussée glissante, que j’ai percuté de plein fouet un petit monsieur qui est tombé par terre en conservant sa pipe entre les lèvres. Il était fou furieux. Comme je l’aidais à se relever, en me confondant en excuses, j’ai reconnu Jean-Paul Sartre. Il a secoué la neige accrochée à son manteau et il est parti en maugréant. Je n’ai même pas eu le temps de lui dire qu’en cours de littérature, quand on nous avait demandé de traduire en allemand un texte récent, j’avais choisi de traduire Les Mots. J’avais eu une bonne note.
Mais l’enfance ?
Ah, l’enfance ! Je n’ai pas fait exception à la règle : mes 7-8 ans ont décidé de qui je serais. C’est à cette époque que j’ai senti, compris, intégré beaucoup de choses, notamment les règles sociales dans une Allemagne en ruine, une Allemagne qui n’existait quasiment plus mais qu’il fallait reconstruire, un pays nouveau qui ne savait pas encore ce qu’il était, mais qui avait un avenir… à condition d’oublier son passé et d’être solidaires. On était tous égaux. Il n’y avait pas de hiérarchie, de classes sociales. Tout le monde était pauvre, mais content d’avoir survécu et d’avoir une nouvelle chance. Alors on s’entraidait. Il y avait une vraie fraternité. Un respect mutuel. Et une considération pour la valeur des choses. On ne jetait rien et chaque pièce comptait. J’ai adoré cette société-là.
L’optimisme prévalait-il ?
Mais oui ! Lorsqu’on naît le 14 août 1945 en Allemagne, les choses ne peuvent qu’aller mieux. Le credo des adultes tenait en trois phrases : le passé n’existe pas, le présent est important, l’avenir est tout. On était persuadés qu’un jour l’Allemagne serait de nouveau quelqu’un. Mais en attendant, on éprouvait une immense méfiance pour notre propre culture, et le pays, dans un même élan, a fait sienne la culture américaine. J’investissais mon argent de poche dans les BD américaines, les Mickey Mouse et les super-héros. Et dans les juke-box, j’écoutais Chuck Berry. C’était ça la vraie vie !
D’où l’envie de partir ? De quitter l’Allemagne ?
C’est à l’âge de 15-16 ans que j’ai clairement perçu le grand malaise du pays à l’égard de son passé récent. Les profs ne savaient pas comment en parler et sautaient la période du nazisme pour arriver directement à l’après-guerre. Au discours de certains, je comprenais que c’était probablement d’anciens nazis. Le prof d’histoire était impossible. Le prof de maths portait encore la petite moustache noire d’Hitler. Le prof d’allemand, heureusement, était un vrai libéral qui nous a ouvert les yeux sur ce sujet tabou. C’est à ce moment-là, oui, que j’ai commencé à rêver de partir découvrir le monde. Le Brésil, parce que j’avais lu qu’Oscar Niemeyer construisait une nouvelle capitale au cœur de la jungle et que je collectionnais toutes les photos de cette utopie splendide. Et puis l’Amérique, ses grands espaces, ses voitures splendides et ses gratte-ciel. Rien que ce mot… Mais l’Amérique était une aspiration puissante depuis que, tout petit, j’avais lu Mark Twain. C’est simple : j’étais Tom Sawyer !
Qu’en était-il de votre projet de cinéma ?
Je me suis inscrit dans une toute nouvelle école qui s’ouvrait à Munich et dont j’avais lu l’annonce dans un journal allemand trouvé sur une table du café Les Deux Magots. Une déception épouvantable : l’école était sous-équipée, l’enseignement nullissime. Mais a surgi Mai 68. Les étudiants français ont soulevé Paris et nous, à Munich, avons fait la même chose. Nous avons occupé l’école, viré les responsables, concocté un nouveau programme, choisi nos profs. Hélas, comme j’avais participé à des manifs, caméra à l’épaule pour filmer le mouvement, y compris la violence, j’ai été arrêté, jeté trois jours en prison et la police a confisqué ma caméra, ma si précieuse caméra Bolex achetée en vendant mon saxophone. Pendant ce temps-là, [Rainer Werner] Fassbinder, qui n’avait pas été accepté à l’école, nous narguait en faisant son premier long-métrage.
Vous vous êtes rattrapé !
Pas tout de suite. Le temps qu’on quitte l’école, il avait déjà fait quatre films ! Mais j’ai ensuite enchaîné trois longs-métrages, en faisant équipe avec des jeunes gens qui démarraient aussi et avec lesquels j’allais former une équipe indissociable pendant des années. On a appris ensemble, construit, progressé.
Le facteur humain vous paraît-il essentiel ?
Fondamental ! Je ne peux faire du cinéma qu’avec des gens que j’aime. Et quand il faut recruter, je choisis les gens dont j’aime le regard. C’est mon critère à moi. Pour un casting, je ne regarde que les yeux. Et je sais. Je sens. Je lis dans le regard. Pas la peine d’éplucher le CV. Les gens peuvent tromper avec mille choses. Pas avec leurs yeux.
N’est-ce pas pourtant le job des acteurs de faire croire ce qu’ils ne sont pas ?
Je préfère ceux qui ne trompent pas, ceux qui s’investissent dans leurs rôles avec leur propre histoire, leur caractère, leur âme. Ce sont évidemment les plus fragiles sur un plateau. Et le metteur en scène a envers eux une grande responsabilité. Surtout envers les enfants, dont on devient si proches le temps du tournage et qu’on n’a pas le droit d’abandonner à la fin. J’ai gardé des liens avec les enfants de tous mes films, y compris la petite Alice du film Alice dans les villes, sorti en 1974.
Etait-ce votre quatrième film ?
Oui, mais je le considère comme le premier, car c’est celui où j’ai trouvé ma propre voix. Le premier était inspiré par [John] Cassavetes, le deuxième par [Alfred] Hitchcock, le troisième imitait maladroitement David Lean. Stop ! Ça ne sert à rien de tourner un film « à la mode de… » Avec Alice, j’ai compris qu’il y avait quelque chose qui n’appartenait qu’à moi. Cette manière de tourner en voyageant, de suivre l’ordre chronologique en improvisant le scénario… J’étais comme un poisson dans l’eau. Et pour la première fois, en inscrivant mon nom sur une fiche d’hôtel, j’ai écrit avec assurance : metteur en scène. J’avais gagné ce droit.
Y compris celui de partir à Hollywood…
Je le ferai plus tard, en 1978, à l’initiative de [Francis Ford] Coppola, qui m’a appelé pour tourner Hammett. Mais comment imaginer, moi qui avais jusque-là fait un film par an, que celui-ci en prendrait quatre, qu’on écrirait quarante versions du scénario avec quatre scénaristes différents et qu’on devrait tourner le film deux fois parce que la première mouture ne plaisait pas au studio ? Après cette expérience douloureuse, croyez-moi, je n’ai eu qu’une envie : tourner avec mes proches, dans une liberté absolue et la fièvre d’une aventure à inventer tous ensemble. En Amérique, certes, mais avec une identité totalement européenne. Et ce fut Paris, Texas. Un rêve. Il a gagné la Palme d’or à Cannes et il a changé ma vie. Hélas, on attendait ensuite que je tourne un Paris, Texas numéro deux. Et c’est la dernière chose que je voulais faire.
Pourquoi ?
Mais parce que le cinéma, ce n’est pas répéter ce qu’on sait faire ! C’est choisir ce qu’on n’a encore jamais fait. Et qu’on n’est même pas sûr de savoir maîtriser. Pas de modèle, zéro formule, voilà ma bible. C’est alors que je me suis senti prêt à revenir faire un film en Allemagne. Je commençais à m’accepter Allemand, à m’identifier à l’histoire de mon pays. Je suis un romantique allemand, c’est l’Amérique qui me l’a appris, dont acte. Et j’ai tourné à Berlin Les Ailes du désir. C’était le film d’un revenant, heureux de rentrer à la maison.
Dans une Allemagne encore coupée en deux…
Oui. Et les quelques plans de Berlin-Est ont été filmés clandestinement. Quand la chute du Mur est arrivée, deux ans plus tard, j’étais au fin fond du désert australien pour tourner un autre film. Il n’y avait ni radio ni téléphone satellite, et mon bureau ne pouvait me joindre que dans la supérette qui desservait une zone de 1 000 kilomètres alentour et dans laquelle nous allions nous ravitailler une fois par semaine en eau, essence et alimentation. Un jour, on m’a tendu un fax illisible avec une photo toute noire sur laquelle on devinait des silhouettes en train de danser sur un mur ou sur un toit. Il m’a fallu des heures pour obtenir une liaison téléphonique avec l’Allemagne. Quelqu’un alors m’a dit : « C’est la fête à Berlin ! Le Mur est ouvert depuis une semaine. » J’étais abasourdi.
L’envie de vous réapproprier votre pays en a-t-elle été décuplée ?
Bien sûr. C’était un nouveau pays. Et je me suis lancé dans le tournage de Si loin, si proche, avec les mêmes anges, les mêmes acteurs, le même Peter Falk, le même Bruno Ganz, mais aussi Lou Reed, et d’autres personnages incroyables. Mais, deux ans après la réunification, plus personne en Allemagne ne voulait en entendre parler. Les gens en avaient marre. La jubilation avait fait place au cauchemar, la confrontation Est-Ouest était bien plus violente que prévu. Nous partagions la même langue allemande, mais les mots disaient autre chose. Mon film a obtenu le Grand Prix du Festival de Cannes, grâce à Louis Malle, mais il n’a pas eu un sort très heureux. Un jour peut-être…
Pourquoi y avoir enrôlé Gorbatchev ?
C’était un remplaçant ! En fait, je voulais Willy Brandt, l’ancien chancelier allemand et Prix Nobel de la paix, qui était le héros de mon enfance. Il était d’accord, on avait même fait des répétitions en costume, mais son cancer l’a contraint à annuler. Je me suis donc tourné vers Mikhaïl Gorbatchev, héros de la réunification et, lui aussi, grand humaniste. Il était encore chef du Kremlin et il m’a accordé deux heures.
Diriez-vous, comme l’artiste Pierre Soulages : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche » ?
La liberté est pour moi essentielle. Et j’ai découvert que le documentaire m’offrait un champ d’une souplesse prodigieuse. Et puis, un jour, je me suis aperçu que la plupart de mes fictions étaient en fait filmées comme des documentaires. Et que mes documentaires étaient de plus en plus enrichis par des éléments de fiction. C’est donc ça, mon idéal : combiner fiction et réel. Mais pour coller le plus possible à la réalité.
Dans quel but ? Qu’est-ce qui réunit vos films ?
Comment vivre ? Pourquoi vivre ? Qu’est-ce qui l’emporte sur tout ? Pour ma part, j’ai compris que ce qui importe et demeure, ce sont les actes d’amour. Tout ce qu’on fait sans conviction, sans amour, sans tendresse se perd, ne passe pas la rampe. Mais ce qu’on fait avec sincérité, fidélité à soi-même et amour se transmet, se partage, a de l’impact. Peut-être est-ce un héritage de mon père médecin, que j’ai tant admiré, qui connaissait ses patients par leur prénom, s’asseyait au bord de leur lit, les regardait, les touchait et leur parlait. C’est ça, un bon médecin. Au fond, c’est ce que j’ai essayé de faire avec le cinéma.
Avez-vous la conviction que les films aussi peuvent faire du bien ?
Oui. Et quand cela arrive, que le public sort du cinéma avec de nouvelles clés pour vivre, je vous assure que c’est une grande joie.
Vous avez dit un jour que tous vos films auraient pu être intitulés « A la recherche du temps perdu »…
Proust a inventé le meilleur titre et, hélas, on ne peut plus le lui piquer pour un film. Le temps est pourtant le grand maître du cinéma. Et le temps perdu ma hantise.
Qu’appelez-vous « le temps perdu » ?
C’est le temps gaspillé et stérile, qui n’a servi à rien et ne portera aucun fruit. C’est le temps dénué d’actes d’amour.
D’après des p
Entretien avec Wim Venders
Quand il y a quelques années au festival de Sundance – vous avez demandé au scénariste du film, Bjørn Olaf Johannessen, de vous envoyer son prochain scénario, vous pensiez seulement donner un coup de main à un jeune talent comme vous le faites souvent, c’est bien cela?
Exactement. Je ne m’attendais pas à ce qu’il écrive quelque chose pour moi. Le scénario auquel nous avions décerné un prix à l’époque, et qui a été filmé par la suite, s’appelait Nowhere Man – c’était déjà plutôt un bon titre pour un début – et de tous les scénarios que j’ai lus cette année-là, c’était le meilleur. C’est pourquoi je lui ai dit : “Envoie-moi ton prochain scénario ! ”Trois ans plus tard, alors que j’avais complétement oublié cet épisode, j’ai trouvé un scénario dans ma boite aux lettres. J’ai tellement aimé le premier jet d’Every Thing Will Be Fine que je l’ai immédiatement donné à mon producteur Gian-piero Ringel et que nous avons décidé de poser une option dessus.
Quelle est la première chose qui vous a attiré quand vous avez lu le scénario ?
C’était le thème de la culpabilité, bien que l’enjeu du récit ne soit pas tant de savoir si cet homme est coupable de quoi que ce soit qui pourrait être lié à l’accident, que d’interroger la culpabilité qui est au cœur de toute création d’un écrivain ou d’un cinéaste qui « exploite » la vie réelle. Est-il légitime d’utiliser dans son propre travail les expériences
ou les souffrances d’autrui et de les transformer en œuvre d’art, en histoire, en film, en chanson ou en image ? Peut-on utiliser les expériences et les souffrances d’autrui dans son travail ? Dans notre film, l’expérience traumatique d’un accident pousse Tomas à devenir un meilleur écrivain. Cet événement l’amène à évoluer et à grandir et il utilise cela dans son travail. Quelle responsabilité avons-nous quand nous prenons possession de l’expérience d’autres personnes de cette manière ? Bien qu’elle soit fondamentale, cette question est rarement posée au cinéma. Quel est le poids de cette responsabilité ? Pas seulement dans un sens direct comme quand on provoque un accident en tant que conducteur, mais aussi après cela : quelle est la relation entre deux étrangers qui sont liés par un événement traumatique ? Dans quelle mesure ces personnes continuent-elles d’influer l’une sur l’autre même plus tard dans leur vie ? Ce sont des questions universelles qui ne concernent pas uniquement l’écrivain Tomas, mais nous tous. Il s’agit d’accepter et de respecter la réalité des autres au même titre que notre propre réalité. Comment traiter cela de manière responsable ?
Avez-vous été inspiré par une situation que vous aviez connue à l’occasion de l’un de vos films ?
À vrai dire, cela arrive avec chaque film que je tourne, avec chaque œuvre que j’écris. On ne peut pas se nourrir exclusivement de ses propres expériences : de petites observations faites chez des amis, des proches ou des connaissances se glissent forcément dans mon travail. L’idée de Jusqu’au bout du monde est née du personnage joué par Jeanne Moreau inspiré par ma tante aveugle. Déjà enfant, j’étais très préoccupé par cette question : que ressent-on quand on est aveugle ? Dans Nick’s Movie la question était précisément de savoir si on pouvait faire un film sur la souffrance et sur la mort d’un autre homme. Quand et où faut-il s’arrêter ? Jusqu’où est-il permis d’aller ? Bien que dans ce cas précis Nicholas Ray, qui se mourait d’un cancer à l’époque, fût prêt à l’affronter et insistât pour que nous le fissions, le problème se présentait à moi chaque jour: suis-je autorisé à transformer cela en fiction ? Car dans un film, chaque prise est toujours une fiction – je ne pense pas qu’il existe un seul film dans lequel un cinéaste et un scénariste n’aient été inspirés par les expériences d’autres individus. Bien sûr, cela s’applique également aux acteurs qui s’inspirent souvent des expériences d’autres personnes pour être crédibles dans la façon dont ils intériorisent et incarnent un personnage. La question de la responsabilité se pose avec encore plus d’acuité quand on fait un film avec des enfants dont la vie est bouleversée par le tournage. Il est plus difficile pour eux que pour des acteurs adultes de retourner à leur propre vie car elle est parfois moins intéressante qu’au sein de leur famille de substitution, l’équipe du film.
Diriez-vous que Tomas est votre alter ego ?
En ce qui concerne ses scrupules sur le rapport entre réalité et création, je dirais que oui. Mais si le scénario m’a autant plu c’est peut-être parce que Tomas a tout d’un personnage fictif. C’est donc quelqu’un que je peux tout à fait observer de l’extérieur. Il me ressemble sans doute par certains aspects mais j’ai avec lui beaucoup moins de points communs qu’avec Phillip Winter (interprété par Rüdiger Vogler) dans Alice Dans Les Villes, ou mes deux héros, Kamikaze et King of the Road, dans Au Fil Du Temps. Ou encore avec le photographe dans Rendez-vous À Palerme.
Comment décririez-vous Tomas ?
Tomas est quelqu’un d’introverti. C’est un créatif, un écrivain, et donc, avant tout, un homme plutôt mystérieux. Il y a souvent, dans la vie et le travail des artistes, des choses que l’on ignore. Les écrivains aiment garder leurs secrets, ils sont presque forcés de le faire. Comme ils doivent tout transformer en mots, dans ce travail solitaire et énigmatique du langage qu’est l’écriture, ils ne peuvent sans doute pas perdre leur temps en rencontres et en discussions. Peter Handke, Paul Auster, Michael Ondaatje, ou Sam Shepard, sont tous des écrivains que je connais. Mais ils ont tous quelque chose
de mystérieux pour moi car ils sont tellement renfermés et seuls lorsqu’il s’agit de leur travail ! Tomas est une de ces personnes énigmatiques mais il se trouve confronté à des événements qui vont l’obliger à réagir. Il garde pour lui la plupart des choses qui lui arrivent et ne les analyse que dans ses livres. Cela étant dit, comme nous ne voulons pas passer deux heures à observer un homme passif, je voulais que les spectateurs aient accès au ressenti de Tomas dans sa manière d’appréhender ces événements. C’est pourquoi j’ai choisi James Franco. Il interprète Tomas d’une manière tout à fait transparente ce qui offre aux spectateurs l’accès aux sentiments auxquels il est en proie. La 3D nous a permis de renforcer cet aspect et d’être au plus près de lui de la même façon que les femmes de sa vie avec lesquelles il s’ouvre un peu plus. Ou pas, le cas échéant. Et bien sûr, ce sont surtout les enfants qui lui permettront de sortir de sa réserve.
La 3D appuie la présence des acteurs à l’écran : en quoi cela a-t-il affecté le choix des acteurs et votre travail avec eux ?
La 3D est un immense défi pour les acteurs car ces caméras remarquent à peu près tout dans le moindre détail. Rien n’échappe à leurs yeux de lynx. Il y en a deux sur le plateau et leur attention est de fait décuplée. Le sens de la vérité n’en est que plus accru ! Les caméras 3D obligent les acteurs à être plutôt qu’à jouer car, grâce à elles, la moindre exagération est révélée. C’est pour cette raison que j’ai avant tout cherché des acteurs qui avaient un fort charisme naturel. James Franco est d’un minimalisme extrême. Parfois, il a suffi que je lui donne une petite astuce pour qu’il contienne davantage son jeu. Charlotte Gainsbourg a cette capacité troublante d’incarner un rôle tout en restant elle-même, avec les particularités qui lui sont propres. Et c’est précisément pour cette raison qu’elle est Kate. J’ai choisi Rachel Mcadams pour l’énergie incroyablement positive qui émane d’elle dans chacun de ses rôles. Pendant le tournage, je les ai exhortés à ne pas être dans la démonstration mais à se contenter d’être. De temps en temps nous répétions une scène pour rendre les personnages plus authentiques, plus « nus ».
Pourquoi avez-vous choisi James Franco et comment avez-vous travaillé ensemble ?
La première fois que nous nous sommes rencontrés, j’ai tout de suite su que le rôle était pour lui. Pas seulement parce- que l’acteur correspondait, mais car lui aussi est écrivain, un créatif qui comprend tout à fait l’enjeu du film. Nous avons fait connaissance à New York, dans un café. Juste après, il devait se rendre à l’université pour y donner un cours sur l’écriture scénaristique. Il m’a demandé si je souhaitais l’accompagner, ce que j’ai fait très volontiers. J’ai d’abord écouté attentivement. Les étudiants ont lu un scénario qu’ils avaient écrit ensemble. Ensuite, ils ont discuté avec James des détails et des dialogues. A un certain moment, ils m’ont également posé une question, et nous avons fini le cours ensemble. Dans son rôle de professeur, James donnait l’impression d’être une personne complètement différente du comédien qu’il est sur un tournage, beaucoup plus ouvert et chaleureux. En tant que réalisateur, on ne sait jamais comment va se comporter un acteur devant la caméra. On ne le découvre que le premier jour du tournage. Quand ce moment est arrivé, la présence charismatique de James m’a sauté aux yeux. Il est constamment concentré et toujours présent sur le plateau ! Quand il ne jouait pas dans une des scènes que nous étions en train de tourner, il cherchait un endroit calme sur le plateau pour lire. Il lisait toute la journée. Il préparait un Master de littérature, il a dû lire une vingtaine de livres sur le tournage. Juste avant une de ses scènes, je disais : « James, on est prêt ». Il mettait son livre de côté et redevenait Tomas dans la minute qui suivait.
Evidemment, la plupart des acteurs choisissent des rôles qui ne ressemblent pas à leur vraie personnalité. Mais ce qui fait la différence, c’est cette capacité à rester soi-même, à demeurer fidèle à ce que l’on est. Et c’est d’autant plus vrai avec l’utilisation de la 3D car tous les effets sont amplifiés. Tout paraît plus clair, plus évident. Pour les détails comme pour les petites erreurs. La moindre fausse note saute aux yeux. En même temps, la 3D intensifie le charisme des acteurs. Je trouve assez étrange que tous les films en 3D que j’ai vus jusqu’à présent se concentrent moins sur la personnalité des personnages vraisemblables que sur des effets spectaculaires, de l’action, de l’aventure, de la comédie. Ils ressemblent à des bandes-dessinées géantes. Mais la 3D permet d’accentuer certains effets et de mettre en valeur certaines personnes, ce qui permet aux acteurs d’avoir une présence plus forte que jamais face à la caméra. Dans mon film, tous les acteurs ont saisi cette chance que la 3D leur offre. Cela dit, cette utilisation a été pour moi un voyage vers l’inconnu. Je ne pouvais me référer à aucun autre film. Je suis convaincu qu’il s’agit d’une nouvelle opportunité pour la technologie 3D, pour les acteurs et pour la narration. La 3D leur donne une nouvelle dimension qui permet de toucher les spectateurs différemment, de se rapprocher d’eux au sens propre comme figuré.
Parlez-nous des trois rôles de femmes du film ?
En fait il y en a quatre. Dans l’ordre chronologique de l’histoire, Sara (Rachel Mcadams) apparaît la première. Tomas vit avec elle quand il fait l’expérience traumatique qui constitue le début du récit. Elle souffre terriblement de ces événements car elle doit en supporter les conséquences. Tomas va rompre avec elle deux fois. Puis, il y a la mère du petit garçon, Kate (Charlotte Gainsbourg). Comme ils ne se rencontrent que deux ou trois fois dans toute l’histoire, on ne peut pas vraiment considérer qu’il s’agisse d’une véritable relation. Néanmoins, leurs destins sont entrelacés et une certaine complicité va s’installer entre eux, un lien important, parce que la vie de Tomas est intimement liée à celle de son second fils, Christopher, qui survit à l’accident et au traumatisme subi. On le verra grandir tout au long du film. Ensuite, il y a Ann (Marie-Josée Croze), la nouvelle femme dans la vie de Tomas. Il a envie de fonder une famille et d’être heureux avec elle et sa fille. Mina enfant est un personnage essentiel du récit. Elle a entre sept et huit ans lorsque Tomas et sa mère emménagent ensemble et entre quinze et seize à la fin du récit. Toutes ces femmes semblent rencontrer moins de difficultés que Tomas lorsqu’il s’agit de gérer des conflits intérieurs. Elles le poussent à se dépasser, à sortir de sa coquille. Les femmes parviennent plus facilement à exprimer ce qu’elles ressentent que les hommes.
Avez-vous immédiatement pensé à Charlotte Gainsbourg pour le personnage de Kate ?
Lorsque nous avons commencé à travailler sur le film, nous étions en discussion avec une autre actrice qui a finalement refusé le rôle pour des raisons personnelles. J’ai dû repenser le personnage de Kate et j’ai rapidement songé à Charlotte. Et lorsque nous avons tourné ses premières scènes, j’ai pensé : « Qui d’autre aurait pu jouer cela de cette manière ? Personne! » Tomas partage un lien très fort avec Kate pendant une période assez courte, sans que cela implique aucun désir sexuel. Bien qu’ils ne passent qu’un laps de temps très bref ensemble, leurs destinées sont intrinsèquement liées et cela va les rapprocher encore davantage. Au début, Kate parait se méfier de cet homme qui est à l’origine de la mort de son enfant mais elle sait qu’elle ne peut lui en vouloir et qu’il est au fond quelqu’un de bon. Elle lui offre la possibilité de digérer ce qui s’est passé. Elle le laisse entrer dans sa vie car elle sent que cela va lui permettre de l‘aider. C’est un acte tout à fait désintéressé. Kate fait partie de ces gens qui peuvent vivre seuls sans manquer de rien et sans ressentir la moindre amertume. Elle souffre terriblement de la mort de son fils cadet mais elle aime Christopher, qui devient sa raison de vivre. Elle sait voir la solitude comme quelque chose de positif, et cela la rend plus forte. Certaines personnes ne peuvent vivre seules tandis que d’autres sont incapables de vivre autrement que dans la solitude. Et puis, il y a ceux qui peuvent faire les deux, dont le bonheur ne dépend ni de la présence ni de l’absence des autres. Il me semble que ceux-là sont plus à même de communiquer. Au fond, je crois que Kate est le véritable héros de ce film.
Comment Rachel Mcadams a-t-elle rejoint le projet ?
J’étais persuadé qu’elle serait parfaite pour ce rôle. Je connaissais A La Merveille de Terrence Malick et un film de science- fiction que probablement personne n’a vu, Hors du temps. Dans ces deux films, Rachel irradie une énergie positive hallucinante, ce qui est une qualité essentielle pour le rôle de Sara. De tels personnages sont tellement rares au cinéma ! Ces personnages donnent l’impression que tout ce qu’ils font est tourné vers le bien. Ils ont en eux une confiance naturelle, ils sont bons tout simplement. Sara est résolument optimiste et, à vrai dire, Tomas fait une erreur en la quittant. Il finira par le comprendre lorsqu’il la rencontrera par hasard quelques années plus tard. Mais les circonstances le poussent à rompre avec toute cette partie de sa vie. Il arrive parfois que l’on gâche les meilleures choses qui nous soient arrivées mais c’est souvent nécessaire à ce moment de notre vie. Et c’est parce qu’il a décidé de quitter Sara que Tomas va avoir l’occasion de construire une relation durable avec Ann et Mina.
Marie-Josée Croze est la seule actrice originaire de Montréal…
En effet, elle y est même née. Après que Tomas a quitté la campagne d’Oka et qu’il s’est installé en ville à Montréal, il vit seul dans un premier temps. Puis il rencontre Ann et sa fille Mina. Elle travaille pour la société d’édition qui publie les romans de Tomas. Comme Montréal est une ville bilingue, j’ai choisi de faire d’Ann une francophone. Elle est donc l’éditrice des romans francophones d’Avenue Press. Avec son léger accent québécois, Marie-Josée était parfaite pour le rôle. De toute façon, j’avais tout de suite pensé à elle, dès que la décision de tourner à Montréal a été prise, car je l’avais adoré dans Les Invasions Barbares et elle m’avait impressionné une nouvelle fois dans Le Scaphandre et Le Papillon. Au début, tout laissait penser qu’il serait impossible de l’avoir pour le film car elle était en plein tournage du nouveau film de Denys Arcand au Québec et il était prévu qu’elle parte à Paris peu de temps après pour répéter une pièce de théâtre. Malgré tout, j’étais tellement convaincu qu’elle serait parfaite pour le rôle que je n’ai pas abandonné, ce qui a manifestement impressionné Marie-Josée et son agent puisqu’elle a proposé que nous nous rencontrions. Nous nous sommes donné rendez-vous un après-midi et j’ai immédiatement senti qu’elle serait parfaite pour incarner la nouvelle compagne de Tomas. Elle est belle et intelligente et c’est exactement le genre de partenaire que Tomas cherche après sa séparation avec Sara. Et tout s’est déroulé comme prévu ! Marie-Josée s’est débrouillée pour repousser de quelques temps ses répétitions de théâtre et j’ai pu terminer le cast des trois femmes dans la vie de Tomas. Il me manquait seulement Mina, la fille d’Ann, à l’âge de 3, 10 et 15 ans…
Que veut dire Rachel Mcadams quand elle explique que les scènes étaient si bien préparées qu’elle n’avait pas à s’inquiéter de ses mouvements ? N’est-il pas paradoxal qu’elle ait vécu les contraintes imposées par une caméra 3D, relativement encombrante, comme libératrices ?
Oui et non. La 3D exige du réalisateur une connaissance impeccable de son lieu de tournage. Tout comme les acteurs, le décor voit sa présence et son intensité augmenter avec la 3D. Il faut être d’une grande précision, savoir où tous les éléments du décor sont situés, et surtout comment la caméra s’en accommode. Il s’agit de capturer ce que le lieu a d’unique. C’est lié à la manière dont la caméra 3D interagit avec l’espace. J’ai passé beaucoup de temps à préparer cela, d’abord seul, puis avec la personne en charge du story-board et le directeur de la photographie, et enfin, avec la directrice de la stéréographie. Je n’avais jamais passé autant de temps sur un lieu de tournage. J’ai passé presque deux ans à parcourir le paysage au milieu duquel nous avons filmé, en hiver, en automne, au printemps et en été, jusqu’à ce que je puisse intérioriser les lieux de sorte que je connaissais par cœur la place de la caméra pour chaque plan. Puis, tout finit par se mettre en place naturellement : les acteurs se meuvent et se déplacent de manière spontanée. Quand tout cela devient évident pour le réalisateur et pour son directeur de la photographie, les acteurs peuvent se sentir absolument libres.
Vous dites que le lieu et l’espace désignent une seule et même chose pour une caméra 3D. Que voulez-vous dire exactement ?
Je conçois mes films à partir d’un sens de l’espace. Les lieux où je tourne sont toujours une grande source d’énergie pour mes films. Quand le récit est indissociable d’un lieu, je sais exactement où poser la caméra. Par exemple, lorsque nous avons trouvé la maison de Kate, je savais que nous devions marcher jusqu’en haut de la coline puis revenir, et cela deux ou trois fois dans le film. Je savais que nous devions aussi filmer la petite vallée que l’on surplombe sur la droite et une autre qui se trouve de l’autre côté avec cet immense champ de soja qui prend une teinte dorée en été. Il y avait aussi ce vieil arbre énorme au milieu du champ et l’ancienne grange… Au fond, le lieu a défini de nombreuses scènes dans lesquelles il tient un rôle particulier.
La flexibilité des petites caméras traditionnelles, plus légères et moins encombrantes, ne vous manque-t-elle pas quand vous travaillez avec des caméras 3D ?
Je reconnais que les caméras 3D laissent peu de place à la spontanéité. On ne peut pas commencer à filmer quand bon nous semble. Mais elles laissent d’autres types de libertés. Par exemple, vous remarquerez qu’il n’y aucun plan fixe dans tout le film. La caméra est en mouvement permanent, et même quand le mouvement est léger, notre perception de l’espace en paraît intensifiée. Quand je vous regarde face à moi, mes yeux ne sont pas plantés fermement sur un trépied ; je fais de petits mouvements de va-et-vient sur le côté ou de haut en bas pour améliorer ma perception de votre présence. C’est nettement plus efficace que tenir sa tête de manière plus rigide et fixer un objet sans faire le moindre mouvement. Nous avons reproduit cela grâce à un outil que l’on appelle « patin ». Cela permet au directeur de la photographie de manœuvrer dans toutes les directions sur le trépied sans avoir à pousser la caméra sur les rails. Il peut faire de petits mouvements de manière relativement spontanée.
Votre rapport aux images a changé avec les années : faites-vous de nouveau confiance aux images ?
Dans notre époque de profusion d’images superficielles et vides de sens, ce sont des peintres et des photographes qui m’ont convaincu de continuer de faire ce que j’aime et ce que je maîtrise le mieux, de continuer à faire confiance à mon sens de l’espace et du cadre que j’ai de toute façon hérité de la peinture. Des peintres comme Andrew Wyeth, le Danois Vilhelm Hammershøi ou « mon vieux maitre » Edward Hopper m’ont donné le sentiment qu’ils se sentaient chez eux dans le monde tridimensionnel et que la question de l’espace était primordiale.
J’espère que nos images tournées en Cinémascope 3D ne feront jamais partie du flot sans fin d’images fades et vaines. J’ose espérer que nos images se suffisent à elles-mêmes et qu’elles illustreront ce que dit Béla Balázs, mon philosophe préféré du cinéma : « Le cinéma peut garantir l’existence de toute chose ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons choisi d’utiliser everything en deux mots dans le titre : every thing, toute chose doit retrouver sa place pour Tomas, Christopher et Kate. Malgré ce flux incessant de photos et de films numériques, la composition et le cadrage des images, ainsi qu’une narration précise, demeurent aujourd’hui des éléments essentiels pour mettre en lumière et préserver l’existence même des choses et des personnes. Les images peuvent être plus qu’un déferlement, elles peuvent être les rochers dans la mer.
Votre façon de voir la fiction a-t-elle évolué après la réalisation de vos documentaires Pina et Le Sel de la Terre ?
Je ne dirais pas qu’elle a changé, mais cela m’a permis de me rappeler à quel point fonder la narration sur la réalité est important pour moi. Même mes films strictement fictionnels – et il y en a peu, je pense notamment à L’ami Américain ou Hammett – sont constitués d’éléments documentaires. Par exemple, dans L’ami Américain, on voit les immeubles qui, à l’époque, étaient menacés de démolition près du port de Hambourg, ou les murs avec les graffitis sur Holger Meins. Je n’ai jamais pu me contenter de raconter une histoire. J’ai toujours souhaité parler d’une époque et surtout d’un lieu. Dans Les Ailes Du Désir, la ville de Berlin est en vérité le personnage principal du film.
Pouvez-nous dire quelques mots du peintre Wyeth qui a été une source d‘inspiration importante pour le film ?
L’américain Andrew Wyeth est peu connu en Europe. Je suis persuadé qu’aucun musée en Europe ne possède un seul de ses tableaux. Je suis tombé par hasard sur l’un d’entre eux dans un livre et son travail m’a séduit immédiatement : il m’a semblé que ce peintre aimait la lumière et les décors qu’il peignait ! Il a passé sa vie à peindre des objets qui se trouvaient dans un rayon d’1 km autour de chez lui en Pennsylvanie. Il n’a jamais voyagé et a toujours peint des choses et des personnes qui se trouvaient dans son environnement immédiat : ses voisins, sa cuisine, des animaux, des arbres, son studio. Il passait tous les étés sur la côte dans le Maine et là aussi, ne peignait que des objets qui l’entouraient. Il avait une fascination pour la lumière, qu’elle soit d’hiver ou d’été, et peignait d’un trait sûr et spontané, inégalé par d’autres peintres du 20e siècle. En photographie, on appellerait cela des “instantanés”. Il fixait sur la toile la furtivite d’un moment et transformait cela en peinture hyperréaliste, avec une attention aiguë portée aux détails et un amour évident pour ses modèles. Lorsque j’ai commencé à travailler sur l’idée d’un film qui commencerait avec de la neige, j’ai réalisé que je ne connaissais qu’un seul artiste capable de peindre la neige, et il s’agissait d’Andrew Wyeth. J’ai ainsi commencé à étudier ses tableaux plus sérieusement, et il a fini par devenir la source d’inspiration principale de ce film, non seulement pour ses tableaux de scènes enneigées mais aussi pour sa façon de peindre la lumière du soleil. Il y a un tableau que j’aime beaucoup dans lequel on voit, à travers une fenêtre, un chemin traversant un paysage vide, et un bout de la côte au loin. Seulement cela : une fenêtre ouverte. Mais on remarque que la brise s’engouffre dans les rideaux et les fait gonfler. On sent que l’artiste a passé plusieurs semaines à peindre ses rideaux pour qu’on ait l’impression qu’ils flottent et changent de position à chaque nouveau coup d’œil. D’une certaine manière, Wyeth est à la peinture ce que Yasujiro Ozu est au cinéma : minimaliste, modeste, simple et dévoué. Chaque image transcende la réalité et élève le sujet. Notre département artistique a pris ses couleurs pour modèle et Benoît Debie, mon directeur de la photographie, a suivi son approche de la lumière.
Lorsque vous décrivez les peintures d’Andrew Wyeth, entre immédiateté de l’instant et la réalisation hyperréaliste, cela correspond exactement à la description de la 3D…
Il est frappant de remarquer ce que certains artistes sont capables de créer bien qu’ils travaillent en deux dimensions. Le sens de la spatialité que l’on trouve dans les tableaux de Wyeth, avec cette attention particulière portée aux détails, principalement inspirés par des lieux, si bien que l’on a impression de pouvoir toucher tous ces objets. Son travail surpasse le concept du « panneau » en peinture. Plus je pensais à ses tableaux, qu’il peignait souvent en format Cinémascope, plus il me paraissait évident que sa conception de l’espace était un modèle idéal pour ce que nous souhaitions faire avec la 3D. Nous avons, sans aucun scrupule, transposé certain de ses tableaux dans notre récit, simplement parce que cela nous ouvrait tout un champ de possibilités. Certaines images de la maison de Kate ne sont pas sans rappeler certains tableaux de Wyeth. Heureusement, il y avait suffisamment de vent pour faire gonfler les rideaux sans que nous ayons besoin d’utiliser un ventilateur et pour voir, à travers la fenêtre, le champ de soja jaune et cet arbre magnifique planté au milieu. La scène intimiste de la cuisine permet de se rendre compte à quel point la 3D s’adapte parfaitement au film et cela permet de se sentir au centre du récit et des personnages.
Pourriez-vous nous parler de la place particulière accordée au temps qui s’écoule dans le film ?
En lisant le premier jet du scénario de Bjørn Olaf, j’ai été frappé par sa manière de jouer avec les ellipses. Le temps passe comme s’il s’agissait du temps réel puis soudainement fait un saut de plusieurs années, pour ensuite s’écouler de nouveau comme si nous étions dans la réalité. Ces sauts et ces ellipses sont une façon passionnante d’envisager le temps, le fait de vieillir ou d’oublier, la durée d’un traumatisme, mais aussi la culpabilité et la manière dont le passé reste ancré en nous. Quand on observe les mêmes personnes deux ou quatre ans plus tard, beaucoup de choses restent inexpliquées et on est forcé d’imaginer ce qu’il s’est passé entre temps. Puis, on se retrouve à nouveau deux ans plus tard et à nouveau, il faut s’imaginer tout ce qu’il a pu se passer entre temps : c’est ainsi, il n’y a pas d’explication.
Contrairement à la plupart de vos films, où vous utilisiez une musique préexistante, la bande originale a entièrement été composée par Alexandre Desplat : comment avez-vous abordé cet aspect du film ?
Il était clair pour moi, et ce dès le début, que le film devait être accompagné d’une, composition symphonique et de très peu de musique in (il n’y a qu’une seule chanson de Greg Brown à la radio dans la voiture, puis, plus tard, dans la cuisine de Kate, une autre chanson de sa fille Pieta Brown à la radio et enfin un concert de Patrick Watson auquel une partie des personnages assiste). J’avais déjà utilisé de la musique symphonique dans L’Ami américain ou dans Les Ailes du désir ou dans d’autres films à forte composante fictionnelle. La musique symphonique est au service de la narration et n’essaie pas d’attirer l’attention comme c’est le cas lorsqu’on choisit des chansons préexistantes. Même si parfois, j’ai très envie de musiques de juke-boxes ou de radios, qui sort des enceintes de cafés ou de lieux publics, elle doit être une part intégrante de l’histoire que le film raconte.
Comment s’est déroulée votre collaboration avec le directeur de la photographie Benoît Debie ?
Je connaissais déjà le travail de Benoît à travers deux films qu’il avait faits avec Gaspar Noé, Irréversible et Enter The Void, que j’ai trouvé courageux et extraordinaires dans la manière dont ils étaient filmés. Je suis allé le rencontrer à Détroit alors qu’il travaillait sur le premier film de Ryan Gosling. J’ai donc pu observer Benoît alors qu’il tournait, voir sa manière de travailler avec la lumière, son entrain naturel et sa capacité à gérer tout ce qui se passe sur un plateau. J’ai été séduit par son approche et le soin qu’il porte à chaque prise. J’étais convaincu que c’était l’homme qu’il me fallait. Nous avons ensuite passé une journée ensemble, à parler et à parcourir cette ville étonnante en voiture. Il a pris des photos, j’en ai pris également et j’ai compris que nous avions pas mal de points communs. Les premiers jours du tournage, nous avons travaillé ensemble sur le développement d’un langage visuel et chaque soir nous nous préparions pour le jour suivant durant quelques heures. Ainsi, chaque matin, nous connaissions déjà l’emplacement de la caméra et savions très précisément comment nous allions filmer chaque scène.