Vanja d’ Alcantara

vanjaNée en 1977 à Bruxelles

Belge

Réalisatrice

Beyond the Steppes, Le Coeur Régulier

Entretien avec Vanja d’Alcantara

Quand avez-vous découvert le roman d’Olivier Adam ?
D’abord, il y a eu ma découverte de Yukio Shige. Il y avait comme une espèce de magie autour de ce « sauveur des falaises », qui en faisait une belle promesse de cinéma. Mais je ne me voyais pas la légitimité de raconter l’histoire d’un japonais. J’ai mis cela de côté mais, à la longue, j’ai bien senti que cette histoire de falaise m’obsédait. Par pur hasard, je suis tombé sur le roman d’Olivier Adam dans une petite librairie suisse. Je m’aperçois qu’il est inspiré par l’histoire de Shige mais sous l’angle exact que je cherchais : un point de vue occidental sur l’étranger, un voyage vers une terre inconnue… J’ai eu l’impression que certaines pages étaient écrites pour moi. Je pensais que ce ne serait pas simple d’acquérir les droits mais j’ai envoyé un message à Olivier Adam, accompagné de Beyond The Steppes, mon premier film. Il semble que cela lui ait parlé…Beyond The Steppes évoquait la trajectoire d’une femme, son périple dans un pays étranger. Le coeur régulier s’inscrit dans cette lignée…
Ces histoires-là m’attirent. Le Japon, le parcours initiatique d’une femme, sa quête intérieure…. Je cherchais comment m’approprier l’histoire de Shige, mais je n’arrivais pas à trouver comment y accéder. Avec ce texte, j’avais la clé, je n’avais plus qu’à m’y glisser. L’écriture n’a pas été facile pour autant, même beaucoup plus difficile que je ne l’imaginais.

Qu’est-ce qui bloquait ?
J’ai toujours pensé qu’il pouvait y avoir un malentendu autour de l’idée d’adaptation : on imagine que le point de départ d’un scénario est une oeuvre préexistante, or en réalité, c’est le désir du lecteur, ce qu’il se passe entre lui et un roman, donc en l’occurrence entre ce texte et moi, avec mes propres références personnelles. Quand je raconte une histoire que j’ai entendue ailleurs, je la transforme… On se laisse traverser, on transmet les choses différemment. Mon langage n’est pas le même que celui d’Olivier Adam. A certains endroits il y a eu une rencontre entre les deux, mais il a
été le premier à me dire « Trouve ton film. Ce livre est ma fin. Je suis heureux de ce qu’il provoque en toi. C’est un nouveau parcours qui commence ! ».

On découvre un autre Japon…
Raconter ce pays différemment était intentionnel. Le film commence sur une vie en France très cadrée, contemporaine. Pour suivre Alice, il était difficile de l’emmener dans un Japon moderne, bruyant, mouvementé. Le film montre la nature profonde du Japon. L’idée n’était pas de l’évoquer tel qu’on le connaît, mais d’en découvrir un espace très particulier, lié à sa culture, qui rencontrerait un esprit occidental. La préparation du film m’a permis d’aller souvent là-bas, de mieux connaître la
mentalité japonaise. Sans ces séjours, il est probable que je serais restée à la surface, alors que, là, je n’avais plus à me poser la question de savoir comment j’allais présenter le pays. J’ai arpenté le pays pour m’éloigner de plus en plus de la civilisation, pour finalement trouver ces îles Oki en pleine Mer du Japon, où j’ai découvert les spectaculaires « Red Cliffs », falaises vertigineuses aux couleurs
volcaniques. La magie des lieux s’est révélée avec force et évidence, comme s’ils avaient été conçus pour accueillir notre histoire : la maison de Daïsuke, le village de pêcheurs, la petite place de Jirô, la pension de Hiromi, les temples et sanctuaires… Autant d’endroits si étrangers, profondément japonais, qu’on y éprouve instantanément la sensation d’être au coeur du film. Il n’y avait plus qu’à faire venir des acteurs, une caméra et une équipe. Je me suis alors retrouvée devant une toile blanche, le pinceau en main. C’est curieux car, pour Beyond The Steppes, on m’avait fait la réflexion que mon style était “calligraphique”, alors que le film n’avait rien à voir avec le Japon ! C’était prémonitoire. J’aime aborder chaque étape du processus comme si c’était le premier trait de pinceau. Le silence interrompu par un simple mouvement. C’est comme si je cherchais à raconter une histoire avec le moins de mots possible, pour que chaque phrase ait une véritable importance, pour rester au plus près de l’impression, de l’émotion. Une forme pure pour se rapprocher du sens.

Pourquoi avoir choisi Isabelle Carré ?
D’abord parce que je trouve que c’est une des meilleures actrices de sa génération !Isabelle Carré est non seulement une très grande actrice, intuitive et fine, mais elle est également généreuse. Il y avait l’idée de la sortir d’un univers très franco-français. On l’a vue dans des registres différents mais jamais hors de France. La lâcher au Japon, voir ce qu’elle pouvait donner dans un contexte inconnu, m’excitait beaucoup. Je voulais une actrice lumineuse pour aller chercher sa part d’ombre.
Elle est déjà apparue dans certains de ses films, je savais qu’elle existait, mais je voulais la creuser un peu plus. La rencontre avec Isabelle m’a d’autant plus convaincue, parce que même si ce projet lui foutait la trouille, elle avait envie de se tester, quitte à devoir en passer par des choses compliquées pour elle. A l’arrivée, c’est ce qu’on voit dans le film : elle dépasse ses propres peurs. C’est magnifique cette confiance qu’elle a eue en moi. Dans Le coeur régulier, tout repose sur elle. Le
fait de partir explorer avec elle des directions inconnues et de l’entrainer dans une aventure différente fait aussi écho à la traversée d’Alice, et donne toute son authenticité à la transformation qu’elle vit. Au fil de son voyage, Alice vit une forme d’éveil au monde, aux sensations et aux gens qui l’entourent. Le coeur régulier et Beyond The Steppes ont en commun cette idée de confronter un personnage et son environnement, de voir comment il modifie intérieurement quelqu’un.

Comment avez-vous choisi vos acteurs japonais ?
Face à Isabelle, Jun Kunimura, un acteur japonais à la présence solide et bienveillante, incarne le personnage de Daïsuke. Au-delà de son charisme naturel, il apporte au personnage une force vive, un regard assuré, tout en esquissant ses failles et son côté obscur. La rencontre avec le vrai Yukio Shige a d’ailleurs été très inspirante pour concevoir le personnage, car, contre toute attente, c’est un homme plutôt rustre. Rien à voir avec l’image du moine bouddhiste que l’on pourrait se faire. Au contraire, c’est un type pragmatique qui fait ce qu’il a à faire, par utilité et par devoir. Le
personnage de Daïsuke est comme ça au début de la rencontre. Pas très accueillant, taciturne. Il y a presque une déception chez Alice par rapport à ses attentes. Ce n’est qu’au fur et à mesure de l’histoire, et du cheminement d’Alice, que la relation entre eux va s’installer, pour finalement les transformer tous les deux.

Le film force Alice à être dans l’instant présent, telle la philosophie zen. Elle n’est finalement jamais perdue dans ce pays, mais en elle-même…
Je veux croire en un cinéma de sensations et d’impressions. Je m’évertue à développer un univers où l’environnement naturel a une influence déterminante sur le fil narratif et le trajet émotionnel du protagoniste. Lorsque la mort s’invite dans la vie d’Alice, elle prend conscience du vide devant lequel elle se trouve, de l’effort continu et vain qu’elle a déployé jusque là pour se fondre dans un moule qui ne lui a jamais correspondu. Sa décision de partir sur les traces de son frère et la découverte de ce lieu mystérieux la mèneront littéralement au bord du vide, pour ensuite lui permettre, au fil des rencontres, de s’arrêter un temps, d’observer le silence et de s’imprégner de ce monde si différent. Alice se retrouve alors telle qu’elle est : libre, dépouillée de tout ce qui la définit et la conditionne.

N’est-ce pas aussi un voyage spirituel ?
Le film invite à faire ce voyage en évoquant la vie, la mort, le chemin initiatique vers une nouvelle forme de liberté, une ouverture, un éveil. C’est toute ma quête. Et je ne pouvais pas rêver d’un meilleur terrain que le Japon ! La force de la nature, le rapport au silence, la conscience de l’éphémère sont très imprégnés là-bas. C’est ce qu’on retrouve dans la philosophie bouddhiste. Ils vivent dans un environnement naturel hostile, ils sont conscients de la fragilité de la vie. Cette acceptation de notre propre finitude permet de mieux s’installer dans le présent. Et c’est exactement ce que Daïsuke propose à ses hôtes. De réapprivoiser cette conscience du présent.

La mise en scène semble accompagner Alice dans son parcours : d’abord flottante, elle va vers une « régularité » ?
Il y a eu un vrai parti pris dans la manière de filmer Alice. On a travaillé en freefly, un système entre la steadycam et la caméra à l’épaule. Cela permet d’avoir une image stabilisée tout en ayant une sensation de fluidité, d’avoir une phénoménale liberté de travail : mon chef opérateur Ruben Impens (Alabama Monroe), Isabelle et moi étions dans le mouvement, on avait moins besoin de surdécouper les scènes pour leur donner du souffle. J’attache une profonde importance à l’approche visuelle, au rapport à l’espace, et au mouvement organique de la caméra. Nous avons adopté un langage libre, dans l’idée de recréer ce mouvement de « traversée » qu’effectue Alice d’un monde à l’autre. La caméra adopte bien sûr le point de vue d’Alice dans la majorité des séquences, mais nous nous permettons également l’audace du point de vue radicalement extérieur, pour accentuer son rapport au monde, sa solitude dans sa vie en France, et sa condition d’étrangère au Japon. Et l’on a pu faire un pas en arrière pour laisser de la place aux rôles secondaires. S’il fallait être connecté au
monde intérieur d’Alice, ils sont essentiels dans sa transformation. D’où cette distance entre la caméra et elle, à la fois respectueuse tout en la poussant à avancer.

Avez-vous laissé une place à l’improvisation avec Isabelle ?
J’ai toujours fonctionné avec l’idée que la créativité surgit dans l’instant pour se servir au mieux de l’environnement tel qu’il se présente, de la lumière, des couleurs de la nature, mais aussi pour rester au plus près de l’état émotionnel d’un personnage, pour capter l’étincelle du moment, la magie du geste et du mouvement. Et je suis convaincue que cette approche permet, pour ce film en particulier, d’en servir le propos suggestif et de traduire visuellement ce qui dépasse les mots.

Entretien réalisé le 11 décembre 2015 à Bruxelles

 

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