2 janvier 1961 à Encino (Los Angeles), Californie
Americain
Réalisateur, scénariste
Velvetgoldmine, Loin du Paradis, I’m not there, Carol, Le Musée des Merveilles, May December
Todd Haynes, portrait : Julianne Moore, Cate Blanchett, Kate Winslet et désormais Natalie Portman… devant la caméra de l’Américain, ces stars donnent vie à des personnages complexes, troublants. Son dernier film est inspiré de la relation entre une adulte et un adolescent qui a scandalisé l’Amérique des années 1990.
« C’est un jeu d’échecs. » Voilà comment Todd Haynes définit son travail. « Vraiment un jeu d’échecs », martèle-t-il. Dans les locaux parisiens de son distributeur français, ARP, qui assure la sortie en salle de son nouveau long-métrage, May December, le 24 janvier, le cinéaste de 63 ans s’anime. Il se lève, se rassied, se relève. Et mime de ses mains une partie d’échecs. « A mon sens, les mélodrames les plus bouleversants sont ceux au cours desquels un individu tente d’exprimer un désir que son milieu social fait tout pour réprimer. Et, à la fin, ce même individu détruit tout autour de lui. » Mais alors, pourquoi un jeu d’échecs ? « Il n’est pas question de pièces éliminées », précise-t-il, mais de « douleur infligée » à ses personnages, du sort qui leur est réservé, de l’intensité qui monte, de l’angoisse permanente et sourde d’être mis échec et mat.
May December s’appuie sur une histoire authentique qui a passionné et choqué l’Amérique à la fin des années 1990 : la relation entre Mary Kay Letourneau, une professeure de mathématiques de l’État de Washington, alors âgée de 34 ans, avec l’un de ses élèves, Vili Fualaau, 12 ans. Condamnée pour détournement de mineur, Mary Kay Letourneau a eu deux enfants en prison, avec son jeune amant, qu’elle a épousé en 2005, à sa majorité. Le couple a ensuite divorcé en 2019 et Mary Kay Letourneau est morte l’année suivante d’un cancer.
L’ambiguïté morale au cœur du film
Todd Haynes s’intéresse moins à la folie médiatique à laquelle a donné lieu l’affaire qu’à la psychologie du personnage incarné par Julianne Moore. Une femme qui, comme de nombreuses autres dans son cinéma, est mue par un désir irrépressible et n’en mesure pas le prix à payer. Ainsi de la bourgeoise déjà jouée par Julianne Moore dans Loin du paradis (2002) qui, dans l’Amérique des années 1950, délaissée par son mari homosexuel, noue une relation d’amitié amoureuse avec son jardinier noir. Ou, également dans les années 1950, de cette New-Yorkaise qu’interprète Cate Blanchett dans Carol (2015), confortablement installée dans la haute société et qui a un coup de foudre pour une vendeuse d’un grand magasin.
« J’avais l’intuition très forte, explique le metteur en scène, que le personnage incarné par Julianne Moore dans May December n’était pas une criminelle mais témoignait du syndrome de la princesse, d’un besoin très fort d’être sauvée par un garçon jeune et viril. Un peu comme le chevalier qui vient au secours de la demoiselle en détresse. » Aussi, le scénario, écrit par une nouvelle collaboratrice du cinéaste, Samy Burch, s’attache autant à l’insondable personnalité de Gracie qu’à la présence mutique et charismatique du jeune époux (joué par Charles Melton). « Je suis conscient qu’il s’agit d’un fait divers très dérangeant, a fortiori à notre époque où les questions d’identité et d’âge sont envisagées avec autrement plus d’attention qu’auparavant, avec un prisme binaire où il y a les bons et les méchants. Mais, que voulez-vous, il est ici question d’ambiguïté morale… »
Par cette plongée dans les tréfonds de l’âme, par ce refus de juger ses personnages et de les enfermer dans des cases, Todd Haynes se distingue de nombre de ses confrères hollywoodiens contemporains. Il semble davantage appartenir au Hollywood des années 1950, quand, dans une Amérique à l’apparente harmonie et à la prospérité insolente, des auteurs imaginaient des mélodrames où les sentiments s’exprimaient de la manière la plus trouble, la plus violente et la plus amorale qui soit. Parmi eux, Nicholas Ray, Joseph L. Mankiewicz, Fritz Lang, Billy Wilder… Et surtout Douglas Sirk. Le cinéaste, natif de Hambourg et qui avait fui l’Allemagne nazie, a tourné à Hollywood une trentaine de films (Tout ce que le ciel permet, Le Temps d’aimer et le temps de mourir…) qui continuent de recevoir les louanges des grands maîtres du cinéma actuels : Wong Kar-wai, David Lynch, Guillermo del Toro, Pedro Almodóvar… et Todd Haynes.
Un univers unique, prisé des actrices
Comme ceux de Douglas Sirk, les films de l’Américain semblent hors de la réalité, hors du temps. Ils campent des univers où tout paraît artificiel, comme tiré d’une carte postale. Les décors ressemblent à ceux de studios, alors qu’ils n’en sont pas. Les arbres rappellent des motifs de papier peint. Les accessoires ont l’air faux. « J’adore la manière dont les films de Douglas Sirk sont hermétiques, confie Todd Haynes. Regardez bien, vous verrez rarement une radio ou une télévision. Impossible d’avoir des nouvelles du monde. C’est un univers replié sur lui-même. » Il ajoute : « Je ne pense pas qu’il existe de plus beau titre de film qu’Imitation of Life [le titre original de Mirage de la vie (1959)]. Impossible de faire mieux. Ce pourrait être le titre de n’importe quel autre grand film. » Ou celui de chacun de ses propres longs-métrages. De May December, notamment, tourné près de la cité balnéaire de Tybee Island, à une trentaine de kilomètres de Savannah. « Géographiquement, explique Todd Haynes, c’est une enclave. On aperçoit à peine la plage, la terre s’étend jusqu’à l’océan. »
Nombreux sont les acteurs hollywoodiens à désirer rejoindre l’univers unique qu’est le cinéma de Todd Haynes. Natalie Portman y fait, dans May December, ses premiers pas. L’Australienne Cate Blanchett a tourné deux fois avec lui, dans Carol et I’m Not There (2007). Mais, dans la galaxie Haynes, Julianne Moore est la reine. En 1995, Safe avait fait apparaître l’actrice et le réalisateur dans la cartographie des cinéphiles, et avait permis, à l’un de lancer d’autres projets de films, à l’autre d’être repérée par les meilleurs cinéastes hollywoodiens. Ils ont tourné quatre films depuis : Loin du paradis, I’m Not There, Le Musée des merveilles (2017) et aujourd’hui May December. Ils forment un duo de cinéma comme l’histoire du septième art en a tant connu. L’actrice rousse a l’aura hiératique et hors du temps de ces stars d’autrefois – Lana Turner, Lauren Bacall – qui faisaient rêver Todd Haynes quand il était enfant. Autant de comédiennes emblématiques de l’usine à rêve qu’est Hollywood, au côté de laquelle il a grandi.
Todd Haynes est né en 1961 à Los Angeles et a passé son enfance dans le quartier d’Encino. Sa mère avait étudié l’art dramatique au cours de Stella Adler, mythique professeure de Marlon Brando, Warren Beatty et Robert De Niro, et répétitrice de Marilyn Monroe. Dans les années 1950, le grand-père maternel du futur cinéaste, Arnold Semler, était chargé de la construction des décors aux studios Warner. En plein maccarthysme, son engagement à gauche lui avait coûté sa carrière. Ce grand-père s’est chargé de l’éducation artistique de l’enfant du sérail, l’emmenant au musée, à des concerts, au théâtre, à New York, à Washington, il l’a présenté à Lucille Ball, l’une des plus grandes vedettes de la télévision américaine des années 1950 et 1960. Lorsque Todd Haynes réalisera son premier long-métrage, Poison (1991), ce sera en partie avec l’argent investi par son grand-père.
De l’underground au faux classicisme
A ses débuts, il a la réputation d’être un cinéaste intellectuel et underground. Sans doute en raison de son parcours universitaire de haute volée : études d’art et de sémiotique à l’université Brown, puis au Bard College, deux prestigieux établissements de la Côte est. En raison, aussi, de ses références à Jean Genet, à Arthur Rimbaud, à l’histoire du mouvement gay. Il a ainsi été associé, comme Gus Van Sant ou Gregg Araki, au mouvement des années 1990 baptisé New Queer Cinema. Soit un ensemble de cinéastes indépendants, homosexuels, marqués par l’épidémie du sida, qui montraient les histoires d’amour entre hommes sous un jour nouveau, cru et sans complexe, qui frappaient par leur humour et leur irrévérence. Et qui étaient obsédés par le classicisme hollywoodien.
Comme beaucoup de grands metteurs en scène, Todd Haynes est un faux classique. Son cinéma reproduit, sans nostalgie, des formes vues et revues pour les subvertir de l’intérieur. Son premier moyen-métrage, sorti en salle en 1987, Superstar : The Karen Carpenter Story, racontait à l’aide de poupées Barbie les dernières années et la lutte contre l’anorexie de la chanteuse (morte à 32 ans) du célèbre duo The Carpenters, qui a caracolé en tête des hit-parades tout au long des années 1970. Tourné au Bard College, dans des décors bricolés et mis à l’échelle des poupées de plastique qui bougeaient devant la caméra comme des marionnettes, le film mêle satire et documentaire, moments musicaux et expérimentaux. « C’est le premier film Barbie », sourit le réalisateur. C’est aussi un film qui utilise les outils et l’esthétique des films pour enfants, ceux qu’il regardait tous les dimanches matin à la télévision.
Fasciné par « Mary Poppins »
Tous les personnages féminins de Todd Haynes, de Karen Carpenter à la Gracie de May December, vivent en permanence une tension entre l’innocence à laquelle ils aspirent et la dureté du monde réel. Comme dans deux films qui ont marqué l’enfance du réalisateur. Au premier chef, Mary Poppins (1964), qui a fini par l’obséder, au point qu’il rêvait d’en devenir un protagoniste et suggérait à sa mère de s’habiller comme l’héroïne incarnée par Julie Andrews. Ensuite, il y a eu Roméo et Juliette, de Franco Zeffirelli. Difficile d’imaginer aujourd’hui l’impact mondial qu’a eu le film à sa sortie, en 1968, et la fascination exercée par le couple d’amoureux incarné par deux débutants, Leonard Whiting et Olivia Hussey. « Ce film a représenté pour moi une sorte de séisme. Ma vie en a été bouleversée à jamais », raconte Todd Haynes, qui a tourné, adolescent, sa propre version en super-huit du drame de Shakespeare, en y interprétant tous les rôles. Les aspects fondamentaux de la pièce ont ainsi déterminé tous les films qu’il a réalisés : le sens de l’absolu des deux adolescents, leur manière de se plonger dans une histoire d’amour impossible, l’incommunicabilité des sentiments…
« Rainer Werner Fassbinder racontait qu’un bon réalisateur refaisait toujours le même film, indique Todd Haynes. Alfred Hitchcock, à l’opposé, œuvrait dans des genres différents, dans des lieux différents, avec des histoires différentes, trouvait de nouveaux mouvements de caméra à chaque fois. Il pensait qu’il ne se répétait jamais. Et pourtant, si. Il existait une cohérence entre ses films et elle était liée à son inconscient. A nous de le déchiffrer. » L’auteur de May December est ainsi. Il raconte des histoires similaires, mais toujours singulières. Pour en trouver la clé, il suffit de les observer, de suivre l’enfermement et les désirs des personnages. De les observer comme des pions aux mains d’un joueur d’échecs
CAROL
« Carol, c’est une histoire d’amour inattendue entre deux femmes d’âges et de milieux différents », explique Todd Haynes…. « Therese, une jeune femme, la vingtaine, découvre la vie quand elle fait la rencontre de Carol, une femme plus âgée, de belle allure, mère d’une petite fille et en instance de divorce. Après leur coup de foudre, les deux femmes se retrouvent rapidement confrontées aux conventions et aux interdits de l’époque.»
Le film montre une période durant laquelle la société se devait absolument de « suivre un modèle unique », souligne Todd Haynes. Il propose un film sur une période particulière au cours de laquelle la société va, lentement mais sûrement, s’ouvrir à l’acceptation du désir homosexuel.
LA LOI DU DÉSIR
Cate Blanchett a d’abord été séduite par la puissance émotionnelle de l’histoire et par son audace puisqu’elle a été écrite dans les années 50. Elle avait déjà accepté de jouer le rôle de Carol Aird lorsque Todd Haynes s’est vu proposer de réaliser le film. Attirée par les personnages complexes, elle avoue volontiers qu’il s’agit, pour une actrice, « de rôles délicieux à interpréter ». « C’est jouissif de travailler sur une adaptation d’un roman de Patricia Highsmith. La vie intérieure des personnages est d’une richesse extraordinaire et Highsmith a un talent fou pour démontrer que tout adulte porte en lui un secret qui lui est propre. »…« Carol est une personne qui peut paraître distante, froide et introvertie, mais je crois qu’au moment de sa rencontre avec Therese, elle est en fait en train de s’écrouler. De son côté, Therese n’est à l’aise dans aucun des cercles qu’elle côtoie. Je crois donc qu’elles se retrouvent particulièrement troublées par l’intensité du lien qui très vite les unit. » Carol va s’avouer ses sentiments pour Therese et, comme Cate Blanchett aime à le souligner, éprouver la peur universelle qui va souvent de pair avec les débuts d’une relation amoureuse. « Si Therese n’est que le produit de son âge et de son milieu, Carol, son aînée, risque davantage. Si elle succombe vraiment à cette attirance, elle se met bien plus en danger que cette fille beaucoup plus jeune qu’elle. Il y a chez Carol, une mélancolie, une nostalgie et un sentiment d’appréhension étrangers à Therese. »
La relation entre Carol et Therese est une véritable histoire d’amour. Au cœur des années 50, le fait d’être lesbienne, amoureuse et décidée à vivre ses sentiments sans se cacher n’est pas une option dans la société américaine. Pour Rooney Mara, « À l’inverse de Carol, Therese n’a pas d’attaches. Elle est en pleine crise d’identité et cherche à savoir ce qu’elle attend de la vie. Sa rencontre avec Carol lui ouvre un champ de possibilités qu’elle n’imaginait pas vraiment. Son monde et sa vie vont s’en trouver transformés. »
Pour tourner ce film, Todd Haynes a fait appel au directeur de la photographie Ed Lachman. Le film a été tourné en Super 16 mm ce qui lui donne cette apparence de 35 mm de l’époque. Ed Lachman, qui avait déjà travaillé avec le cinéaste sur Mildred Pierce, Loin Du Paradis et I’M Not There, souligne la qualité de son dialogue avec Todd Haynes : « Nous entretenons une relation de type yin et yang qui nous permet de fourmiller d’idées et nous ouvre de nombreuses perspectives. Nous nous sommes inspirés du travail des femmes photographes des années 1950. »
Au cours de leurs recherches, Ed Lachman et Todd Haynes ont exploré la manière dont les images de l’époque offraient un certain regard poétique et un point de vue subjectif qu’ils ont voulu rendre dans le film. « La photographie au cinéma ou l’art de faire raconter des histoires aux images, c’est ce qui va raconter une vérité psychologique dans un film », explique Ed Lachman. « C’est ce que Todd et moi cherchons toujours à faire, c’est-à-dire à trouver le contexte visuel de l’histoire. Et pour ce faire, nous intégrons de la psychologie dans les mouvements de caméra, dans la lumière, dans les décors et les costumes. »
Sandy Powell est la costumière qui a contribué à mettre en œuvre la vision de Todd Haynes et Ed Lachman sur Carol. Elle a utilisé une approche naturaliste : « Mon travail consistait à faire en sorte que les personnages soient crédibles. J’ai voulu que Carol soit une femme à la mode, mais sans en faire trop, afin que Therese soit à la fois impressionnée et admirative. »
La chef décoratrice, Judy Becker, a choisi de travailler avec une palette de couleurs spécifique inspirée de celles qu’on utilisait au début des années 1950. Le film a mis l’accent, particulièrement pour les scènes d’intérieur, sur les tons verdâtres, jaunes et vieux rose de l’époque. Des couleurs légèrement ternies qui donnent au spectateur l’impression d’être dans une ville de l’après-guerre avant que l’éclat de la présidence d’Eisenhower ne vienne redorer le pays. Afin d’apporter les touches finales aux espaces intérieurs, la décoratrice Heather Loeffler a ajouté les éléments nécessaires pour personnaliser ces intérieurs au plus près des personnages. Par exemple, pour Carol, elle a laissé traîner des magazines et des livres dans toute la maison.
Notes de production