Serge Bozon

Né le 8 novembre 1972 à Aix en Provence
France
Réalisateur, critique de cinéma, acteur
La France, Tip Top, Madame Hyde

Bozon revient sur les influences et les recherches qui traversent «Madame Hyde». Une méditation sur la transmission, entre réalisme abrasif et stylisation des clichés. Apparemment décalé et pourtant toujours en phase, après les Poilus à la dérive de la France ou le choc de Tip Top et son commissariat en folie, Serge Bozon signe cette fois une fiction sur l’enseignement, ce «sanctuaire» qu’il fait bouger à sa manière dissonante et intempestive.

Vous abordez un sujet français toujours massif, toujours passionnel : l’école. Pourquoi ?

Je ne me réclame pas d’une légitimité autobiographique mais il y a une vingtaine d’années, j’ai été prof de banlieue, et en situation d’échec. Ça ne s’est pas bien passé du tout. J’enseignais la philo dans un gros lycée technique. J’ai connu les problèmes de bordel en cours, le bruit, l’agressivité, la difficulté à se faire entendre, etc. C’était sans doute de ma faute. Ensuite, d’un point de vue factuel, c’est ma coscénariste, Axelle Ropert, qui a eu l’idée d’une adaptation de DJekyll et Mr Hyde de Stevenson qui se passerait de nos jours. Depuis longtemps, je voulais faire quelque chose d’assez frontal sur l’éducation et pour moi le lien s’est fait naturellement. Mme Géquil est une prof en échec total depuis de très nombreuses années, si elle avait pu changer toute seule, elle l’aurait déjà fait. Quand le film commence, pour elle, c’est déjà trop tard, il n’y a plus de changement naturel possible. Qu’est ce qu’il reste ? Un changement accidentel et donc fantastique.

Il y a l’évocation des super-héros, le film se rattachant à cette filiation plutôt qu’au naturalisme français.

Ici, comme pour Spiderman, les pouvoirs tombent sur l’héroïne par accident, un court-circuit, quelque chose qui dysfonctionne. Je ne cherche pas à concurrencer le cinéma américain sur son propre terrain, je me situe plutôt dans une tradition très française, qui va de Georges Franju à Jean-Claude Brisseau, avec un rapport au fantastique, à la banlieue et à l’adolescence, qui engage plus la notion de passage que la violence ou l’affrontement. Dans De bruit et de fureur, on voyait une femme nue guidant les pas d’un adolescent en banlieue. Ici, c’est une femme de lumière qui suit Malik, la nuit, dans les rues de la cité. Il la fait traverser des espaces où jusqu’alors elle ne s’était jamais aventurée.

Comment avez-vous défini le savant dosage du film entre stylisation et réalisme ?

Ce que je peux dire, c’est qu’il y a beaucoup d’idées qui paraissent fantaisistes et qui viennent de la réalité. J’essaie de partir de choses politiques, sociales, je voudrais dénoncer quelque chose, et ensuite au lieu d’en faire l’objet d’un discours, j’essaie de trouver un biais plus cinématographique, qui peut être un gag, un trouble, une gêne, un truc qui grince… Par exemple, la présentation dialoguée d’un travail personnel encadré (TPE) sur ce que la nouvelle législation a changé au quotidien des prostituées m’a été remise telle quelle par un professeur qui y avait assisté et pris des notes. Le fond est particulièrement faible et bizarrement aberrant, mais c’est purement documentaire. Au montage, ce qui était dur, c’était de trouver l’équilibre de ton. Ce qui m’excite c’est de mélanger les tons.

Aviez-vous le souci de ce qu’on pourrait appeler la «bonne image» qu’un film sur l’école en banlieue est censé donner ?

Cette question m’a été posée frontalement lors d’une projection à Garges-lès-Gonesse où le film a été tourné lorsqu’une élève m’a dit, à ma grande surprise, que le film était raciste, parce qu’on y voit des Arabes et des Noirs qui foutent le bordel et que je reproduisais les clichés de la banlieue. Je répondis qu’il faut voir comment le film évolue. C’est-à-dire : Malik est-il le même à la fin qu’au début ? Clairement non. Le plaisir de la fiction c’est quand les oppositions sont un peu franches et que ça claque un minimum quand tout n’est pas d’office tellement nuancé qu’il n’y a plus de ligne de front. Ensuite, il y a un humour dans le film qu’il faut accepter. Je ne me pose pas du tout la question de donner une bonne image d’untel ou d’untel. Ce n’est pas juste pour faire du mauvais esprit ou faire le type qui ne sert pas de langue de bois, c’est que je trouve qu’une situation embarrassante touche à des points aveugles de l’institution, à des mauvaises consignes pédagogiques, liées notamment à tout ce discours sur l’interdisciplinarité qui me semble faux. La scène de TPE, pour être sincère, mon producteur voulait que je la coupe. Il me disait, «tu ne peux pas la garder, ça va mal passer». Les gens en ont tellement marre qu’ils ont juste envie d’être bien représentés. Comme si on était des employés d’une agence de tourisme communautaire, et comme si j’étais TF1, comme si je faisais un reportage orienté. Or, il y a une différence essentielle entre le reportage et la fiction.

Au fait, Isabelle Huppert ?

Dans Tip Top, j’avais poussé un peu à l’extrême, jusqu’au gag, le rapport qu’elle a avec des personnages un peu violents et sadomasos. Et là, dans Madame Hyde, elle joue à l’inverse quelque chose de très rare pour elle : la faiblesse. Je me suis dit qu’il y avait là un aspect plus émotif à faire émerger, moins sur le gag et l’agressivité. Chercher chez elle une timidité qui n’est pas ce qu’elle donne en général dans ses rôles, parce que ce n’est pas ce qu’on lui demande. Et c’est le fait d’étendre aussi son spectre de jeu à cette tonalité qui permet à sa transformation d’opérer. Ce n’est pas une transformation spectaculaire, c’est juste quelqu’un qui n’arrivait pas à faire cours et ensuite y arrive. L’idée, en gros, que le spectre entier d’une transformation soit juste la capacité à faire ce qui est le quotidien de milliers de professeurs. Je pense que ça fait partie du pari du film de montrer que dans la simple capacité à transmettre quelque chose à quelqu’un, il peut se jouer une immense transformation intime, un très grand parcours.

Didier Péron Julien Gester le 27 mars 2018 pour Libération

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