Raoul Peck

Né le 9 septembre 1953 à Port au Prince

Haîti

Réalisateur, Producteur, scénariste

Ministre de la Culture de la République d’Haîti de 1995 à 1997, Président de la Fémis depuis 2010.

Haîtian Corner, Lumumba, le Jeune Karl Marx, I Am Not Your Negro

 

La sortie sur les écrans du « Jeune Karl Marx » apporte une bouffée d’air contestataire bienvenue. Raoul Peck y retrace l’évolution du jeune intellectuel de Cologne à Bruxelles en passant par Paris, Londres et Manchester, entre 1843 et 1847, et la naissance tumultueuse d’une nouvelle conception révolutionnaire du monde. Le réalisateur a bien voulu répondre à nos questions.

Yvan Lemaître. Comment s’est formé le projet de ce film, une première à strictement parler puisque jamais la vie de Karl Marx n’avait été, jusqu’alors, portée à l’écran, du moins dans le monde occidental ?

Raoul Peck. C’est un ensemble de choses. D’abord, un animateur d’Arte qui connaît mon travail et avec qui j’ai fait d’autres films m’a approché pour me demander si je pouvais imaginer un projet sur Karl Marx. Bien entendu, j’ai sauté sur l’occasion car je n’aurais jamais imaginé moi-même proposer un tel projet à une chaîne publique. Puis cette demande s’est transformée en un projet plus personnel dans la mesure où je traversais moi-même un moment de terrible constat sur l’état du monde où règnent un rejet systématique de l’histoire, de la politique et de la science, et une espèce d’enfermement sectaire dans tous les secteurs, y compris politique. Donc, revenir à Karl Marx pour moi, c’était revenir à une discussion plus fondamentale, repartir de la base en espérant ainsi contourner toutes les déformations, aberrations et manipulations, qu’il y a eu autour du marxisme et aussi me dégager des conséquences historiques graves, notamment, comme on le sait, dans les pays de l’est. Je devais déconstruire des décennies de propagande, d’inexactitudes, d’inventions pures et de contradictions, sans compter les crimes et les méfaits de la guerre froide et des autres confrontations idéologiques.

Yvan Lemaître. Pourquoi le choix de cette période de sa vie et de celle de son ami Friedrich Engels ? Est-ce une façon d’échapper au carcan dogmatique hérité du vingtième siècle ?

Raoul Peck. Oui, il fallait décrasser tout cela. Nous sommes dans une période de grande confusion dans tous les domaines politiques, historiques et idéologiques. On fait dire n’importe quoi à n’importe qui et on en tire des conclusions totalement à l’opposé de ce que cette personne a voulu dire. Je ne pouvais pas faire un film qui allait inclure tous les débats autour de Karl Marx. C’est impossible, donc il fallait que je revienne à l’essentiel et à la base comme je l’ai fait d’ailleurs pour mon film autour de l’œuvre de James Baldwin, écarter toutes les interprétations et donner la parole directement à James Baldwin. Avec Karl Marx, c’est un peu la même démarche, dans le sens où j’ai éliminé toutes les grandes biographies et les disputes entre courants pour revenir à l’essentiel du personnage, de manière non dogmatique. Le film, je le voulais sur l’évolution d’une pensée et l’évolution d’un combat. Il ne s’agit pas d’un retour vers le passé ou simplement d’une révélation sur une histoire inconnue, c’était surtout la recherche d’armes pour aujourd’hui. Je fais un film pour aujourd’hui, un film qui se veut politique et lié à la réalité d’aujourd’hui. Cela veut dire comment transmettre à une jeune génération une histoire qui m’a structuré et un héritage que, moi, j’ai reçu et qui m’a formé, pour que cette nouvelle génération puisse s’en emparer, dans toute son authenticité, dépouillé de toutes les déformations dont il a été l’objet en espérant qu’elle en fera quelque chose de nouveau et de plus efficace.

Yvan Lemaître. Le film souligne la place de Jenny Marx et de Mary Burns dans la lutte des deux amis, est-ce une façon d’exprimer le féminisme indissociable de leurs idées ?

Raoul Peck. Cela a moins à voir avec une tentative quelconque de montrer leurs positions respectives que de montrer quelque chose que moi j’ai puisé de mon étude de leur vie, c’est-à-dire cette approche organique d’êtres humains dans leurs combats. On a malheureusement, à travers des décennies, séparé les deux, c’est-à-dire donné au marxisme la forme d’un exercice cérébral, intellectuel et rhétorique. Il s’agit aussi de se transformer personnellement et de questionner les rapports humains à l’intérieur du combat politique. On a voulu croire que le processus vers une émancipation n’impliquait pas forcément de donner une importance quelconque à tout ce qu’on appelait les batailles secondaires, le féminisme et le racisme. C’est quelque chose que l’on peut constater aujourd’hui encore, il y a très souvent dans la gauche des comportements racistes, sectaires et machistes. Le film est l’histoire d’une vie et d’une émancipation dialectique à plusieurs niveaux. La lutte intellectuelle et politique est indissociable de la façon dont Karl Marx et Friedrich Engels ont vécu leur vie.

Yvan Lemaître. Certains vous reprochent d’être trop didactique pour développer les idées des deux jeunes intellectuels et de leur faire dire leurs propres écrits, n’avez-vous pas plutôt voulu démystifier ou déboulonner la statue ?

Raoul Peck. Ces critiques ne sont pas sérieuses. Il y a eu deux critiques principales, la première, le didactisme, et la deuxième, la forme. C’est ne pas comprendre l’approche du film. Elles confondent authenticité et didactisme. Il n’y a pas une seule scène qui ne soit pas soit exactement transcrite selon les correspondances des personnages, soit plausible selon le contexte de leur vie. Les biopics usuels fonctionnent selon un mode totalement différent. Faire un film sur l’évolution de la pensée de Karl Marx en faisant passer l’évolution dramaturgique en premier ne correspondait pas au projet et c’est là qu’on invente quelque chose d’autre. C’est un film de fiction, ce n’est pas une biographie, c’est un moment de l’histoire à travers le déroulement d’une vie avec tous ses conflits et l’évolution d’une pensée.

Yvan Lemaître. Comment concilier le souci de la vérité historique et le récit cinématographique qui garde la forme d’une fiction ?

Raoul Peck. Je n’ai fait que cela dans mon travail, c’est le présent et le réel qui m’intéressent dans toute leur absurdité parfois. Cela nous a pris presque dix ans pour avancer, parce qu’il faut aller chercher ces morceaux de réalité pour les mettre dans une forme dramaturgique, mais il ne fallait pas tricher. C’est pour cela que le film devait s’adapter au cinéma, à ses règles et les déconstruire en même temps. C’est avec cela que nous avons joué. Ce n’est pas basé sur Friedrich Engels qui est jaloux du couple de Karl et de Jenny Marx, par exemple, ou Pierre Joseph Proudhon qui n’aime pas Karl Marx. Nous sommes dans des débats d’idées. C’est une autre façon de raconter une histoire et en cela je rejoins Ken Loach. Très souvent, tous les deux, on a dit que nos films faisaient de la politique. Cela je le revendique, oui, je fais de la politique.

Yvan Lemaître. Vous avez eu l’occasion d’avoir des échanges avec le public. Quel est l’accueil ? Les débats dans lesquels Karl Marx et ses amis étaient engagés à la veille des révolutions de 1848 trouvent-ils un écho aujourd’hui ? Le jeune Karl Marx fait il revivre la jeunesse de ses idées ?

Raoul Peck. Je sais que je fais un film radical par rapport à un public large or, jusqu’à aujourd’hui, chose extraordinaire, tous les débats, ce n’était pas devant des publics conquis ou d’extrême gauche mais, à chaque fois, il y avait une totale ouverture sur le sujet. Il y a peu, parler de lutte des classes et de communisme, vous vous faisiez chambarder et là, les gens rentrent dans l’histoire, l’histoire de trois jeunes révoltés, dans une Europe répressive à l’heure de la révolution industrielle et dans un monde des idées en plein bouleversement lui aussi, qui décident de changer le monde. Les gens rentrent totalement dans l’histoire. Les réactions du public se ressemblent, les gens étaient contents de pouvoir comprendre l’histoire et de pouvoir donner maintenant un visage sur cet espèce de monstre qu’ils connaissent depuis leur naissance, ce Karl Marx quelque part aussi connu que Coca Cola. Je me suis rendu compte que même des gens de gauche n’ont jamais fait le lien entre le marxisme, l’engagement et cette figure en chair et en os. C’est à travers ce côté humain et organique que le public suit, même un public qui n’était pas politisé. Ils rentrent dans une histoire et cette histoire les pousse à se poser des questions. L’idée de ce film est que, après l’avoir vu, les gens iront prendre un livre et auront envie de continuer cette conversation et d’aller plus loin.

Yvan Lemaître pour fischer 02003 le 7/10/2017

Cinéaste de fiction, il a raconté la dictature de Duvalier (L’Homme sur les quais, 1993) et la décolonisation au Congo (Lumumba, 2000). Documentariste, il a chroniqué l’exil des siens (Haitian Corner, 1988) ou les ravages de l’aide internationale dans son pays, Haïti (Assistance mortelle, 2013). Homme politique, il a été ministre de la culture à Port-au-Prince de 1995 à 1997. Et voilà qu’à 64 ans Raoul Peck devient un acteur majeur du ­débat américain. A partir d’un texte inédit de l’écrivain afro-américain James Baldwin (1924-1987), il a réalisé I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre ­Nègre), un documentaire qui fait le lien entre l’expérience du mouvement pour les droits civiques d’il y a un demi-siècle et les luttes contemporaines contre l’injustice policière de Black Lives Matter (« les vies des Noirs comptent »). Nommé aux Oscars, son film a déplacé des centaines de milliers de spectateurs aux Etats-Unis. Après avoir été diffusé sur Arte, il est sorti en salle en France le 10 mai.

Pourquoi, il y a dix ans, avez-vous voulu faire un film à partir de l’œuvre de James Baldwin, qui, à ce moment, était plus ou moins tombé dans l’oubli ?

J’essaie en général de partir de moi-même pour faire un film. Il me faut une connexion réelle, intime, ­politique, parfois même géographique pour déclencher un projet. La plupart du temps, je les mets en route sans me fixer une limite de temps. Ils demandent beaucoup de recherches, beaucoup de travail. C’était le cas pour ce film sur Baldwin. Il y a un peu plus de dix ans, j’ai senti que le monde autour de moi flottait dans un bain d’ignorance totale. On arrivait au terme d’un cycle de rejet de toute idéologie, de l’histoire, des catégories économiques marxistes. Il y avait cette énorme offensive idéologique contre tout ce qui était « progressiste » : toute critique de la société capitaliste faisait l’objet d’intimidations. Je l’ai ressenti dans les discours, dans les films. On perdait de sa crédibilité quand on parlait encore d’un point de vue collectif, c’était presque devenu un interdit. A ce moment, j’ai eu le besoin de revenir à des fondamentaux. J’ai choisi de faire deux films, et ce choix n’était pas dû au hasard : l’un reprenait l’œuvre de Baldwin, l’autre portait sur le jeune Karl Marx [ce film doit sortir en salle dans les prochains mois]. Pour moi, les deux sont liés. Ils partent des idées qui m’ont formé, structuré. Pour Baldwin, je me suis demandé comment amener au-devant de la scène cette force, cette écriture, cette perspicacité, cette crédibilité, en espérant qu’elles produiront sur les autres l’effet qu’elles ont eu sur moi.

Comment se fait-il qu’un Haïtien, ­francophone, ait été plus marqué ­par Baldwin que par Frantz Fanon ?

Fanon est mort très jeune, alors qu’il était pris dans le contexte de la guerre d’Algérie, la violence révolutionnaire et la contre-violence ­coloniale. Il était aussi absorbé par ses recherches sur la psychiatrie. Il est resté dans un champ très théorique. Baldwin, lui, a non seulement voulu être un grand écrivain, mais il a aussi dû être un grand acteur du mouvement des droits civiques. Le film joue sur ces deux ­notions : comment être témoin, comment être ­acteur ? D’ailleurs, une partie du monde littéraire l’a critiqué à l’époque en lui reprochant de ne pas se consacrer à l’écriture, mais de « taper à la machine », je ne sais plus qui, de Capote ou Mailer, est l’auteur de cette boutade. Mais la production de Baldwin a survécu, elle a gardé une force rare.

Pourquoi avoir choisi un texte inédit comme fil conducteur, ce projet jamais abouti ­d’un triptyque consacré à trois dirigeants ­afro-américains, dans une œuvre aussi riche ?

Il y a beaucoup d’éléments dans le film, j’ai puisé partout et j’ai construit un autre texte à partir de tous ces morceaux. Le projet a quelque chose d’organique. Si je n’avais pas eu les droits sur l’ensemble de l’œuvre de Baldwin, publiée, non publiée, la correspondance, les photos, les ébauches…je n’aurais ­jamais pu me permettre cela. J’ai retenu comme fil rouge la relation incroyable entre les trois leaders du mouvement des droits civiques, Medgar Evers, ­Malcolm X et Martin Luther King.Baldwin observe le rapport entre leurs vies et leurs morts. C’est l’idée centrale du film : je voulais réécrire l’histoire de l’Amérique d’une manière symbolique, profonde, puissante. Face au regret que ce livre n’existe pas, je me suis dit que mon travail était d’aller le chercher. Pas pour en faire un film de Raoul Peck, mais en respectant la démarche de Baldwin, sans dire plus que ce qu’il a voulu dire à un moment déterminé entre les années 1960 et 1970.

Après que vous avez commencé ce travail, ­Barack Obama a été élu président des Etats-Unis, qu’est-ce que ça a changé à votre projet ?

Quand j’ai commencé, Baldwin était tombé dans l’oubli. Et c’est pendant les mandats d’Obama qu’il y a eu un retour. L’élection d’Obama a été un moment de choc, sans doute salutaire, mais je n’y ai jamais tout à fait cru. Cette élection ne découlait pas d’un travail de fond qui aurait été mené pendant des ­années dans toute l’Amérique. C’était en partie le ­résultat d’une exploitation intelligente des réseaux sociaux. En tant qu’ancien militant, je sais ce que c’est que labourer un territoire, expliquer son programme, voir les gens adhérer à vos idées : ce n’est pas la même chose que s’engager par un Tweet. Il fallait que je puisse expliquer le phénomène Obama en le replaçant dans l’histoire de l’expérience afro-américaine. J’ai compris que ses mandats ­allaient être une parenthèse. La chose importante, c’est ce qu’a dit Baldwin, dans une phrase qui se trouvait dans un précédent montage du film. A un journaliste qui lui demandait – il y a cinquante ans – ce que lui ferait l’élection d’un président noir, il répondait : « La vraie question n’est pas celle-ci, c’est : de quel pays serait-il président ? » Ça m’a renvoyé aux notions fondamentales, qui peuvent faire référence et donner le ­cadre d’une discussion, pour établir ce qui a changé ou pas.

Comment définissez-vous ces notions ?

Baldwin, comme Martin Luther King ou Malcolm X, estimait que la réponse n’était plus raciale. Leur combat devenait un ­combat général pour l’égalité, pour une meilleure répartition des richesses du pays, du pouvoir. C’est pour ça qu’ils étaient ­considérés comme dangereux. C’est pour ça qu’on les a assassinés, ou laissé assassiner. Le film non plus ne se laisse pas ­enfermer dans la problématique raciale.Quand Baldwin dit que le Blanc est une ­métaphore de la Chase Manhattan Bank, il se livre à une analyse marxiste de l’utilisation que l’on fait de la race dans cette ­société. L’épisode racial est fondateur dans la mesure où, comme il le dit, le rêve américain est construit sur deux génocides. C’est fondamental, mais il n’a jamais permis qu’on le réduise à une couleur de peau.

Son analyse de l’oppression passe pourtant par son expérience d’homme noir…

Ma propre expérience est une expérience d’homme noir, mais je suis beaucoup plus que cela. Je suis aussi un citoyen économique, qui a sa place dans cette société. Le racisme n’explique pas tout ce qui m’est arrivé. Chaque fois qu’on me parle de ma couleur de peau, on me réduit et c’est inacceptable. Pour moi, l’expérience noire est la porte d’entrée vers un débat beaucoup plus large, vers lequel Baldwin nous emmène. Quand il parle de cette vaste majorité blanche et cruelle qui manque d’empathie, c’est une manière de mettre en évidence le problème fondamental : le choix que fait la majorité des citoyens de ces métropoles occidentales de ne pas voir l’autre, quel qu’il soit, un Noir, un Arabe, un réfugié, une femme, un homosexuel. Baldwin est avant tout un extraordinaire humaniste.

Thomas Sotinel  Le Monde des Idées  le 13/05/2017.

 

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