Pablo Larrain ( Ema )

larrainNé le 19 Août 1976 à Santiago du Chili

Chili

Réalisateur, scénariste, producteur

Santiago 73 (Post Mortem), No, El Club, Neruda, Jackie, Ema

Entretien avec Pablo Larrain, réalisateur

Quelle était l’origine du film ? Connaissiez-vous une “Ema” ? 

La véritable origine est liée à l’adoption. Je pense que l’adoption est une des choses les plus généreuses qu’une personne peut faire, mais, étrangement, elle est souvent idéalisée. Les parents traversent beaucoup de situations problématiques, et l’enfant porte parfois avec lui un traumatisme parce qu’il a été maltraité. Dans quelques cas, des parents « rendent » l’enfant qu’ils ont adopté.

On appelle cela une « adoption ratée ». Dans ces cas-là, une logique bureaucratique se met alors en place : si j’abandonne l’adoption de mon fils, cette personne n’est plus mon fils et prend un nom différent, et si une famille adopte cet enfant, il devient alors leur fils. Et s’ils le rendent à leur tour, il est à nouveau orphelin. Il change à nouveau de nom et n’a jamais été le fils des personnes précédentes.

C’est comme effacer une histoire personnelle ? 

Oui, il y a une absurdité autour de ça et c’est très douloureux et traumatisant. C’est à partir de ce point-là que j’ai commencé. À l’origine le personnage devait être joué par une personne âgée d’environ 45 ans, puis 65 ans et finalement nous sommes partis sur un personnage vraiment plus jeune. J’ai ensuite rencontré Mariana et on a construit le film autour d’elle. On est partis sur l’idée d’un personnage de danseuse qui écoute du reggaeton. Et il devenu clair que nous parlions d’une génération qui n’est pas la mienne et qui en est très différente. Je suis d’une génération qui appartient au siècle dernier, et cette génération appartient au siècle actuel – quel que soit le nom qu’on leur donne, leurs logiques, leurs structures et leurs valeurs sont complètement différentes. Ema incarne cette génération et c’est cette complexité qui m’a fasciné.

Avez-vous parlé de cet aspect-là avec Mariana

Oui, et avec des personnes plus jeunes aussi. Ces jeunes se sentent vraiment concernés par le changement climatique, et pas seulement à travers des choses comme le recyclage, ça leur tient vraiment à cœur, ils y pensent, ils en parlent et sont militants. Ils vivent avec vraiment peu de choses. Leur consumérisme est complètement différent du nôtre. Ils veulent juste un bon ordinateur, un bon téléphone, quelques vêtements, et minimiser leurs besoins matériels. Ils ressentent aussi cet amour, cette sensualité, cette sexualité qui sont non-binaires, très différents des années 60. Ils sont très individualistes mais dans un sens, ils sont très respectueux des autres. Donc Ema est un personnage avec un réel potentiel poétique, pouvant transmettre beaucoup d’émotions, de crises, d’accidents différents.

Voyez-vous une source de tension entre ce personnage et la responsabilité d’avoir un enfant ? 

Oui. C’est un peu ridicule mais je pense qu’elle représente ici Mère Nature parce qu’elle est à la fois une mère, une sœur, une fille, une amante, une épouse, une danseuse, et elle est le soleil. Dans la mythologie, le soleil représente le masculin et la lune le féminin. Je pense qu’ici, Ema est le soleil et que tout le monde tourne autour d’elle.

Ema et ses collègues danseurs adorent le reggaeton et vous mettez en scène cette formidable discussion sur la musique, entre eux et leur chorégraphe Gastón (Gael García Bernal), ce qui permet de comprendre le fonctionnement de cette musique. 

On ne peut pas échapper aux musiques populaires bruyantes. Que ce soit dans les aéroports, les magasins, les rues, les discothèques, les bars, les appartements, sortant des voitures, des fenêtres, partout. Et comme tout ce qui vient de la culture pop, c’est présent même si on ne l’utilise pas : on consomme de cette matière. Mais le reggaeton est une musique clivante, elle est souvent perçue comme misogyne, notamment à cause de la représentation des femmes qu’on y trouve, uniquement basée sur leur corps. Ce qui me semble intéressant est que si vous allez dire ça à une femme qui danse le reggaeton, elle va vous répondre : “Qui êtes-vous pour me dire sur quoi danser, de quoi parlez-vous ? Je danse sur ce que je veux, et je sens que quand je danse sur cette musique, je couche avec toutes les personnes qui dansent sans même les toucher.” Quand j’ai entendu ça, je me suis dit qu’on allait le mettre dans le film.

Cette réflexion vient donc d’une discussion avec quelqu’un ? 

Oui, un peu, mais aussi de quelque chose que Guillermo Calderón, co-scénariste, a écrit, et en partie également de ce que Gael a apporté à la scène. Cela aurait pu être plus long. C’est la friction entre ces générations – Gastón est habitué à être dans de grands espaces, des théâtres. Comme un petit dieu, il contrôle les danseurs, il leur dit quoi faire et ne pas faire, comment bouger. Il a autour de lui ce monde de la danse contemporaine. Mais dans le film, les danseurs pensent que ce qu’il fait est juste vieux jeu, que cela n’a rien à voir avec ce qui se passe dans la rue et ce qui se fait (dans la rue). Ils lui disent : “Ton plateau ne peut pas représenter notre état d’esprit. Nous le ferons dans la rue, pas sur ta scène, car c’est là que les choses se passent, et tu sais quoi ? On va aussi brûler cette putain de rue, parce qu’on veut laisser une trace. C’est ce que nous sommes. Nous laissons des traces, c’est notre héritage, c’est notre témoignage.” Et tout ça disparaîtra car ils n’ont pas l’ambition de créer quelque chose qui restera dans le temps. Leurs actions sont conçues pour disparaître. Et c’est fascinant comme un happening : quelque chose d’éphémère, créé pour s’évaporer. Cela laisse une marque uniquement dans la mémoire. Vous pouvez voir leurs traces; vous pouvez voir ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils traversent juste en les regardant.

Je pensais au montage dans ce film, et pas seulement dans les scènes de danse, parce que vous vous appuyez sur ce que vous faites dans Jackie et Neruda. Il y a une façon dont les scènes sont imbriquées, pas toujours pour le plaisir de la narration, pas pour apprécier l’histoire en soi. J’avais l’impression que nous étions dans la tête d’Ema. Qu’en pensez vous ?

Oui ! C’est une question d’empathie, de notre culture, et de la façon dont certains films grand public créent une logique d’empathie qui dicte notre identification aux personnages. Cette logique est basée sur une structure qui permet au spectateur de comprendre les événements du film à partir de conventions très spécifiques. Quand ces structures et cette tonalité sont remises en question, on est donc déstabilisés. Une façon classique serait d’humilier au moins quatre ou cinq fois le personnage dans les 30 premières minutes, de lui faire regretter et lui faire comprendre qu’elle a fait une erreur. Le deuxième acte ensuite serait essentiellement l’histoire d’une femme qui lutte pour se comprendre, se pardonner, et pour retrouver ce garçon. Enfin, le troisième acte serait la construction d’une famille : peuvent-ils vivre ensemble ? Tout cela est dans le film, mais d’une manière subjective et non classique. Ce n’est pas nécessairement pour m’éloigner de ce qui est classique, mais quand quelque chose vient de l’intérieur du personnage, l’effet est plus intense. C’est là que j’aimerais emmener mon public.

Mariana Di Girólamo a une présence fascinante à l’écran. Pourquoi l’avez-vous choisie ? 

Elle a quelque chose d’unique. Elle peut être à la fois un géant et une petite personne très fragile. Elle peut donc être très proche et également très loin, je voulais avoir cela dans le personnage. Tout comme certaines danses démodées, on commence en étant loin du partenaire, et puis on se rapproche, on a plus d’empathie. Comme un partenaire, Ema s’éloigne de nous à cause de ses actions, et puis on revient vers elle. Je pensais qu’elle avait cette capacité à être indescriptible, et c’est pourquoi il est si fascinant de lire comment on essaye de la décrire. C’est vraiment difficile parce que c’est quelque chose qu’on ne peut pas exprimer avec des mots, et c’est exactement ce que fait le cinéma. Je voulais donc avoir un film ouvert que le public compléterait. Quiconque à travers sa propre biographie, sa propre relation à la famille, que ce soit avec ses enfants, ses parents, ses frères et sœurs complétera ce qu’il voit, déterminera finalement ce que nous voyons, donc le film devrait fonctionner différemment. C’est une sorte de rêve.

J’ai pour ma part pensé à Théorème de Pasolini. 

Merci, vous êtes la première personne à me le dire. C’est comme Théorème dans le sens où quand Terence Stamp arrive, sa présence fait changer tous les personnages. Il quitte la famille, et tout le monde en a été transformé. Le personnage d’Ema reste, mais Théorème est un film que j’aime vraiment, vraiment beaucoup, et j’y pensais quand je l’ai fait.

Je voulais finalement vous poser une question à propos de la fin du film. Sans entrer dans les détails, elle semble modifier notre avis sur ses motivations. Est-il juste d’appeler cela une “justice poétique” ? 

Je dirais que c’est un équilibre cosmique qui est atteint dans cette pièce. Ils sont finalement tous ensemble, ils forment une famille, et même s’ils s’en allaient, ils seraient toujours une famille. C’est la trace qu’ils laissent. J’adore l’idée de “justice poétique” mais je ne pense pas que la justice puisse être appliquée dans ce cas-là, parce que je ne sais plus ce que c’est. Mais je dirais qu’il y une sorte d’équilibre peut-être cosmique dans le sens où cette situation semble vraiment liée à la nature. Je pense qu’ Ema représente la nature, et la nature trouve son équilibre.

Il y a souvent dans vos films une combinaison du sublime et du douloureux ou du violent, et après ce film-là et sa façon de voir le monde, on se demande ce que vous allez faire ensuite. 

Je me souviens d’un des premiers entretiens de Tim Burton. Il racontait que quelqu’un lui avait dit : « Tes films sont si sombres ». Il a répondu : « Oui, mais c’est la seule manière de voir la lumière ». C’est presque un cliché, mais c’est resté dans ma tête et c’est tellement vrai. Les gens ont peur des ténèbres – pourquoi ? On lutte tous contre nos propres ténèbres, et je pense que le cinéma doit représenter cela. Parfois ça fonctionne, ça résonne pour plus ou moins de gens, mais c’est ça l’enjeu : créer une réflexion qui peut aller n’importe où.

Propos recueillis par Nicolas Rapold pour Filmcomment

 

NERUDA et JACKIE

Cinéaste de la complexité, le Chilien sort en moins d’un mois deux films sur deux icônes du XXe siècle : « Neruda » et « Jackie »

L’histoire retiendra peut-être que les fantômes de Jackie Kennedy et Pablo Neruda se sont croisés à Paris à la fin de l’année 2015. Alors que le réalisateur chilien Pablo Larrain terminait ici le montage de Neruda, il commençait le tournage de Jackie à la Cité du cinéma de Luc Besson, à Saint-Denis, où tous les intérieurs de la Maison Blanche ont été reconstruits. Qui est donc ce cinéaste qui voit sortir aujourd’hui deux de ses films à moins d’un mois d’intervalle (Neruda le 4 janvier ;Jackie le 1er février) ?
Qui est ce Chilien qui raconte la verve populaire d’un héros du communisme et à qui Hollywood a confié le deuil de sa plus grande héroïne ?

Avec sept films en dix ans, et plusieurs prix à Berlin, Carthagène ou à Venise, Pablo Larrain, 40 ans, a la moustache jetlaguée et une barbichette au châtain roussi. Il a donné rendez-vous au 2, avenue de la Motte-Piquet, à Paris, dans ce qui fut autrefois les salons d’un ambassadeur du Chili nommé Pablo Neruda.

Jusqu’ici vos films, que ce soit « Tony ­Manero », « Santiago 73 (Post Mortem) », « No » ou plus ­récemment El « Club », ­parlaient d’inconnus confrontés aux circonstances politiques. « Neruda » et ­« Jackie » portent sur des icônes du XXe siècle en prise avec l’histoire. Pourquoi ?

C’est tout nouveau pour moi. Ce qui est intéressant c’est que là où Jackie Kennedy, en essayant de protéger l’héritage de JFK, a construit sa propre légende, Pablo Neruda, lui, se fabriquait une légende pour affirmer le pouvoir de la classe ouvrière. Mais, dans les deux cas, on retrouve le même fossé entre l’intention de départ et le résultat. C’est dans ce fossé que nous entrons en jeu. C’est la porte de service, la fissure dans le plafond. S’il pleut, cela goutte par là et, quand il fait beau, le soleil perce aussi ici. C’est si beau pour moi de voir quelqu’un tenter de contrôler l’incontrôlable. Quand ils font ça, ils essayent d’échapper à leur propre reflet dans le miroir. Ils ne peuvent plus se regarder, cela crée chez eux un énorme mouvement de panique, et cette panique est essentielle pour l’humanité.

Ce sont les « parts d’ombre » qui vous ­intéressent ?

C’est dans les contradictions que réside la beauté. Si vous est prêt à affronter ces paradoxes, alors vous pouvez faire le portrait de l’humanité. Si vous ne montrez pas cette fissure, vous ferez un film sur un nuage, sur un rêve d’humanité. Moi, je ne peux pas filmer une statue, je dois traiter avec des gens qui ont des désirs, qui sont fragiles et qui sont sur le point d’exploser, ou de fondre. Et, quand il y a du désir, il y a un monde privé qui est à la fois sale et éclairant.

Même dans un biopic hollywoodien comme « Jackie » ?

Jackie n’est pas un biopic, c’est un film sur une femme en danger. Il est plus proche des œuvres de Cassavetes que d’un film sur la vie des têtes couronnées. Tous mes films sont des tentatives d’approcher des sensibilités très spécifiques. Et la sensibilité, c’est une odeur, une couleur, une peau, une texture… Il y a des réalisateurs que j’admire énormément – comme les frères Coen –, qui verrouillent le story-board, donnent le script aux acteurs, et tout le monde doit suivre le déroulé à la lettre sans y changer un mot. Au montage idem : ils font exactement ce qu’ils savaient que ça allait être… Moi, je ne sais pas faire ça. J’ai fini par admettre que je ne maîtrisais rien, que le film ne serait jamais ce que je voulais qu’il soit. Et, au lieu d’en souffrir, aujourd’hui j’y prends plaisir et j’assume qu’il ira dans une direction indéterminée. Un réalisateur est toujours un enfant avec une bombe. On fabrique un accident.

Vous affichez des positions très à gauche alors que vos parents font partie de l’appareil politique qui a soutenu Pinochet…

Quand j’ai quitté l’école pour l’université, j’ai compris où je me situais et ce que je voulais être. Et j’ai aussi pris conscience que pour autant mes parents me soutiendraient toujours. Ce qui est une chose très difficile. Croyez-moi : si mon fils ou ma fille me disait : « Je suis de droite », ce serait très douloureux. Un des défis les plus importants pour la liberté, c’est pourtant d’accepter que vos enfants mènent leur propre chemin sur cette planète. Ma mère, qu’elle parle du monde ou de politique, sera toujours ma mère, j’irai toujours pleurer dans ses bras et je trouverai toujours son cou pour y glisser mon visage et fermer les yeux. Tout le reste peut bouger, tout est en mouvement. Pas ma relation avec elle.

Avec « Jackie », pour la première fois, votre héros est une héroïne.

Plus que tout, Jackie est un film sur une mère. Quand Darren Aronofsky m’a proposé le scénario, la mienne m’a poussé : « Nous sommes toutes Jackie », m’a-t-elle dit. Elle m’a raconté qu’elle pleurait quand elle voyait Jackie Kennedy avec ses deux enfants. Derrière chaque personne, il n’y a pas une femme comme on le dit vulgairement, il y a une mère.

Vous êtes amoureux de Jackie ?

Oui. Je suis toujours transformé par les films que je réalise. Je tombe amoureux de ce qui les constitue, l’histoire, les personnages, les gens et, quand il y a de l’amour, il y a destruction… Un film, c’est une histoire d’amour qui s’arrête. A la fin, on est peut-être la collection de toutes ces histoires d’amour, je ne sais pas. Jackie était une reine sans trône, ce sont les gens qui en ont fait une reine. Vous saviez qu’elle fut la femme la plus photographiée au XXe siècle ? Pour préparer le tournage de Neruda, on avait une centaine de photos de lui ; pour Jackie, des centaines de milliers… Or ces objectifs, ces caméras vous façonnent, ils créent un reflet de vous-même, un miroir triste, qui vole votre image, qui ravage votre âme. C’est pourquoi je ne serai jamais un acteur. Me cacher derrière la caméra et mettre tous mes désirs devant sans y être jamais moi-même, c’est mon cynisme. Sauf qu’à la fin je suis coincé, parce que je me retrouve ici à devoir vous parler…

Dans votre film, Jackie Kennedy revient sur la liste de tous les présidents américains ­assassinés : Lincoln, Garfield, McKinley, Kennedy… On pense au putsch qui a mené à la mort d’Allende.

C’est moi qui ai apporté cela au scénario. Il y a Allende et puis il y a les Etats-Unis, ce pays où chacun possède une arme. A 16 ans, je suis parti étudier dans le Wyoming. Sur le terrain de basket, je me suis battu avec un garçon. Il est allé aux vestiaires. Il a attrapé son sac, l’a ouvert : il y avait une arme dedans. Je n’en ai pas dormi pendant trois jours.

Ce n’est pas le seul endroit où l’on sent votre patte dans le scénario. « Jackie » – où plane sans cesse la main des services secrets et de la raison d’Etat – est, comme tous vos films, marqué par le fantôme de la dictature.

J’ai proposé un certain nombre de choses que l’auteur a acceptées. Au Chili, des milliers de personnes ont été torturées et tuées, mais il n’y a eu ni guérison ni justice. Le fait que j’aie été proche de ça m’a donné beaucoup de rage. Et la colère est essentielle au cinéma, comme l’amour et la curiosité : c’est l’histoire de ma vie, j’ai été fabriqué par ces trois éléments et c’est ce qui m’arrive avec mes personnages. Je les hais, je les aime, je suis curieux, je veux m’en débarrasser, je veux leur faire l’amour, je veux être près d’eux, je veux les peindre, les maquiller, les toucher mais, à un certain point, je ressens une profonde compassion pour eux. C’est la raison pour laquelle je ne pourrai jamais faire un film sur Pinochet. J’y ai pensé. Mais je ne pourrais consacrer un film à quelqu’un pour qui je ne ressens aucune compassion.

Et Trump ?

Jamais. La victoire de Trump, c’est le triomphe de l’ignorance. J’ai présenté Jackie à Holly-wood juste après l’élection. Et je n’ai pas pu m’empêcher de dire : « Voilà ce que vous aviez, pensez à ce que vous avez maintenant… » Entre Jackie Kennedy et Melania Trump, il y a une distance intersidérale. Peut-être que c’est ce qui va vous arriver en France avec Marine Le Pen. Je pense que pour des raisons folles l’humanité a besoin d’aller dans les crises les plus sombres pour ensuite évoluer. Il n’y a jamais eu un aussi grand respect pour l’humanité qu’après la seconde guerre mondiale. Pareil au Chili : il a fallu qu’on s’entre-tue pour comprendre qu’il faut respecter les droits de l’homme, et c’est horrible de penser que nous avons eu ce monstre au pouvoir pendant dix-sept ans. Je ne sais pas ce qui va se passer avec Trump, mais cela nourrit chez moi beaucoup d’angoisse, je suis heureux de savoir que mes enfants sont au Chili, loin de cette bataille.

Aller aux Oscars avec « Jackie » serait une victoire politique ?

Tout geste est politique. L’avons-nous planifié ? Savions-nous que Trump allait gagner ? Non. Nous avons pensé que nous allions avoir une ex-first lady pour présidente, et c’est le contraire qui est arrivé. Si Jackie va aux Oscars, je ne sais pas comment cela sera reçu, mais je sais que le film sera vu par des millions de gens. J’aime et je veux que mes films soient vus. Le sous-commandant Marcos a écrit : « Nous sommes venus vous apporter un problème et nous vous invitons à poursuivre avec lui… » C’est ce que je fais dans chacun de mes films : j’apporte une question et j’invite chacun à s’y frotter.

Entre les deux films, il y a de quoi devenir schizophrène, non ?

Ha ha ! Oui. Vous savez, je fais ce rêve récurrent : Jackie et Neruda jouent aux échecs. Dans le noir. Et ils parlent, ils parlent… Et, à chaque fois que je me réveille, je ne me rappelle plus ce qu’ils disent. Je pense à Bergman – les échecs liés à la mort –, en même temps je sais qu’ils ne sont pas sérieux, qu’ils se moquent… Cette drôle de conversation est probablement l’acte politique le plus important que j’aie jamais fait dans ma vie, et ce n’est pas un film, c’est un rêve.

Laurent Carpentier   « Le Monde » du 09/01/2017 

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