Nicolas Saada

saada5 septembre 1965   Paris

France

Réalisateur, scénariste, journaliste, critique

de cinéma, animateur radio

Espions, Taj Mahal

Entretien avec Nicolas Saada

Comment vous est venue l’idée de Taj Mahal ?

Fin 2008, quelques jours après les attentats à Bombay, je dînais chez des amis, et l’un d’entre eux me raconte que sa nièce était dans l’hôtel pendant l’attaque et qu’elle a pu s’en sortir grâce à une communication permanente avec son père qui se trouvait à l’extérieur, grâce à son sang-froid et son instinct de survie. Ce récit m’a complètement sidéré et je me suis dit qu’un jour, j’en ferai un film.

Comment avez-vous écrit le scénario ?

J’ai réalisé un long entretien avec elle pour qu’elle me raconte dans le détail cette nuit enfermée dans l’hôtel, et aussi le pourquoi de ce voyage, de sa présence là-bas. Même si ce n’est pas directement le sujet du film, cette partie autobiographique m’importait autant que les péripéties. Je voulais faire un film catastrophe mais j’aimais l’idée que le genre se greffe sur une histoire vécue et lui donne une caisse de résonnance inattendue. J’ai toujours résumé le film comme ça : un film catastrophe intimiste.

Narrativement, psychologiquement, ce que cette jeune fille m’a raconté était très pur. Je me suis dit qu’il fallait que je reste le plus fidèle possible à son récit, sans le surcharger de signifiants. Il ne s’agissait pas d’exploiter son témoignage mais de lui donner une forme.

Le film est particulièrement d’actualité…

Oui. Mais c’est le fruit d’un hasard étrange : j’ai développé le projet deux ans avant de trouver un producteur et de le tourner. Pendant le montage, il y a eu l’attaque de Charlie Hebdo et de l’Hypercacher. Le film et l’actualité se sont catapultés sans que je ne l’anticipe. C’était très violent. J’ai commencé le montage la semaine du 5 janvier…

La géopolitique, le discours idéologique sur les attentats, les responsables, les causes… c’est important, mais on ne parle jamais des victimes immédiates qui sont plongées dans l’œil du cyclone. Le récit de cette jeune femme me donnait l’occasion de raconter cette terreur de l’intérieur.
Avec Taj Mahal, j’avais envie d’être en prise avec la brutalité et la réalité du monde. Le témoignage de Louise (ce n’est pas son vrai nom) est précieux parce qu’il est celui d’une survivante. Le témoignage des survivants est quelque chose qui m’a toujours bouleversé.

Vous prenez le temps de filmer les jours d’avant la catastrophe…

Dans cette période de vie un peu en suspens, on sent quand même une harmonie au sein de cette famille. J’avais envie de montrer ce temps qui va devenir révolu, volatilisé par la catastrophe, notamment pour Louise. La question de la jeune fille est une question de cinéma assez passionnante. La jeune fille n’est plus une enfant mais n’est pas encore une femme. J’aimais l’idée de capter quelque chose de l’enfance qui est en train de s’effilocher et de disparaître pendant cette partie d’attente.

Avant même la catastrophe, Louise est déjà un peu perdue au milieu d’une réalité qui lui échappe…

J’ai essayé de coller le plus fidèlement possible à ce que la vraie Louise me racontait de son arrivée en Inde, de sa difficulté à s’installer, de ce sentiment d’entre deux quand elle et sa famille sont à l’hôtel: cet hôtel est un peu un no man’s land. Certes, c’est un palace, mais un palace dans un pays du tiers monde, où le prix d’une suite reste abordable pour un Occidental. Pier Paolo Pasolini, dans les premières pages de L’Odeur de l’Inde décrit très bien cette sensation qu’on est dans un faux palace, où l’odeur de l’Inde est toujours présente. La rencontre de ce nouvel espace provoque en Louise beaucoup de questionnements, on la sent indécise et intranquille. L’attaque est comme un précipité, le prolongement à une autre échelle, de ses inquiétudes.

Cette sensation de perdition est accentuée par le contexte de l’Inde dont on dit souvent à quel point elle brouille les frontières habituelles, notamment entre la vie et la mort…

A mesure des repérages en Inde, j’ai commencé à saisir les contours et les contradictions de ce pays et je me suis dit qu’effectivement, ce pays était une caisse de résonnance troublante pour l’itinéraire de Louise. Louise se pose des questions assez élémentaires, propres à son âge, avec du temps devant elle pour y répondre. Et puis d’un seul coup, elle est confrontée à des questions existentielles extrêmement puissantes et abruptes : est-ce que je meurs ou est-ce que je vis ? Cette expérience la propulse brutalement dans des questions qui ne sont pas de son âge. Et en même temps de tous les âges…

A ce sujet, j’ai relu le Journal d’Hélène Berr un peu avant le tournage. Elle décrit son quotidien dans le Paris occupé. Ses aller-retours avec ses amis, ses cours d’anglais avec ses cousins… Et puis un matin, on lui interdit tout : prendre le métro, aller aux cours. Tout se dégrade très vite. Et elle se retrouve à Drancy. Quand j’ai demandé à la vraie Louise ce qu’elle retenait de cette histoire, elle m’a répondu : « on est seul. »
Comparer cette expérience terrifiante à celle de la solitude. C’est vraiment ce que Louise traverse pendant cette nuit : elle comprend que ses parents ne peuvent plus jouer le rôle de guide.

Et au cœur de cette expérience de la solitude, vous filmez quand même que le plus important est de garder le lien : au téléphone avec les parents, avec la touriste italienne à la fenêtre voisine…

Là encore, c’est ce qui est réellement arrivé. Le récit de cette jeune fille est sidérant. La dramaturgie est diabolique. Au moment où l’on se demande ce que Louise va faire seule dans cette chambre, surgit cette voix. Le paradoxe avec cette Italienne, c’est : si loin, si proche. Elles se parlent, elles se voient, elles n’ont pas besoin de téléphone, mais au fond la situation se répète, et Louise joue auprès de cette femme le rôle que jouait son père auprès d’elle. Elle doit la rassurer, lui faire croire qu’elles vont s’en sortir, même si elle n’en sait pas vraiment grand chose.

Comme dans Espion(s), on sent votre plaisir à filmer l’action, et la confiance que c’est en filmant l’action qu’on filme l’humain…

Oui, filmer l’action, c’est filmer les corps, les gestes, les visages… Le cinéma américain l’inscrit dans un espace plus ample, plus large. Il y a une différence d’échelle entre le cinéma d’action américain et le cinéma français. Bresson et Melville l’ont compris mieux que personne, et leur cinéma est aussi prenant que minimaliste. Bresson filme les parties du corps, les visages, les mains, les jambes. Il inscrit l’action dans un regard très morcelé et rapproché.

Comment avez-vous abordé la mise en scène, notamment pour cette longue période de claustration dans l’hôtel ?

Avec le chef opérateur Léo Hinstin, on a cherché un mouvement permanent. Mais le mouvement, ça ne signifie pas forcément suivre quelqu’un avec la caméra, c’est aussi jouer avec les variations de plans, réfléchir sur les changements d’axe. Le découpage me passionne, c’est lui qui donne un mouvement très mélodique aux images. Et comme on était en studio, j’avais la liberté de mettre la caméra à peu près où je voulais. Léo et moi avions le même désir esthétique : faire un film assez cadré, composé. Pour la première fois, j’ai utilisé le 2.35, qui nous permettait de faire des effets de composition sur les profondeurs, les hauteurs, les espaces.

Et le travail sur la lumière ?

On a beaucoup réfléchi sur l’idée non de la nuit, mais de la pénombre et des ténèbres : comment passer du réalisme de la nuit à la métaphysique des ténèbres ? Notamment en enlevant le bleu, qui est une constante des nuits au cinéma. Quand on voit Taj Mahal, on s’aperçoit que les nuits sont presque en noir et blanc. Et puis il y le jeu sur l’ocre et les oranges du feu, qui vient du film d’horreur.

Le son est un élément essentiel du suspense et de l’angoisse, c’est essentiellement à travers lui que l’on « assiste » à l’attaque terroriste…

Avec l’ingénieur du son Erwan Kerzanet, le monteur son Séverin Favriau et Stéphane Thiébaut le mixeur, on a évoqué l’esthétique sonore du film très en amont. A partir du moment où l’on choisissait d’être uniquement du point de vue de Louise, on savait que l’attaque des terroristes serait exclusivement prise en charge par le son. Quand Louise va se coucher sous le lit par exemple, on entend des coups contre la porte et ce mouvement sonore l’accompagne, devient presque musical. Je viens de la radio et je suis passionné par ces questions de dramaturgie liées au son.

Ce choix de mise en scène permet aussi de ressentir à quel point Louise ne maîtrise pas ce qui est en train de se passer puisqu’elle ne le voit pas. Et nous non plus…

Oui, du coup on partage son sentiment d’impuissance. On voulait assumer ce côté hyper angoissant et théâtral. En même temps, on se basait toujours sur la réalité pour styliser. Les terroristes ont vraiment essayé d’ouvrir ainsi les portes. Quand on lit des contes pour enfants, il y a toujours un moment où le héros ou l’héroïne est caché sous un lit, dans un placard ou derrière un arbre, pas loin du loup. Il entend, il est en danger de mort et il ne peut qu’écouter. Le film a une dimension de conte, avec l’hôtel dans le rôle du château de la princesse. Ma référence pour la fin du film était Barbe Bleue. « Sœur Anne ne vois-tu rien venir ? », c’est vraiment ce que m’évoquent les deux filles au balcon. Erwan est parti une journée avec l’équipe son et une quinzaine de figurants dans un hôtel abandonné à Bombay pour mettre en scène une fausse attaque terroriste. Je lui avais laissé des consignes très précises sur le déroulement de l’attaque, essentiellement basées sur les archives filmées de l’hôtel. Et donc Erwan a réalisé un enregistrement sonore de l’attaque, préparé comme un tournage, que l’on a utilisé ensuite comme base.

Etait-il difficile de faire jouer Stacy Martin seule dans une chambre d’hôtel ?

Stacy avait une oreillette dans laquelle elle pouvait écouter à la fois le texte de son père au téléphone, lu par un comédien, et de temps en temps, les sons de l’attaque pour qu’elle puisse se repérer dans le jeu. Stacy a fait de la danse, elle est très précise dans ses gestes et ses directions de regards, qu’elle est capable de répéter d’une prise sur l’autre.

Je voulais que le film soit un hommage à l’absolu courage de Louise. Et du coup à l’absolu courage de Stacy, qui a accepté de jouer seule pendant douze jours. En tant que cinéaste, c’est très intéressant de chercher un regard juste sur les personnages féminins, qui sorte des questions assez banales du désir.

On ne se pose justement pas la question de sa beauté, de son pouvoir ou non de séduction…

Pour le rôle, il fallait un visage qui soit passionnant à regarder pendant ce long moment où le personnage est seul à l’écran.
J’ai mis du temps à trouver une actrice pour le rôle de Louise. J’ai rencontré plus d’une demi-douzaine d’actrices, mais sans vraiment réussir à en choisir une. Le processus a duré presque un an. Puis un jour, Antoinette Boulat, la directrice de casting, m’a parlé de Stacy Martin.
Tout ce que je savais d’elle, c’est qu’elle parlait français et anglais, qu’elle avait l’âge du rôle et qu’elle finissait le tournage de Nymphomaniac de Lars von Trier : le film n’était pas terminé.
Je l’ai rencontrée: on a fait une lecture, et quelques essais. Elle m’a parlé du scénario. Je l’ai tout de suite trouvée très vive, réactive : ses remarques sur le personnage étaient pertinentes, justes. De plus, Stacy est curieuse de tout. Elle a une vraie connaissance du cinéma, une grande culture. Elle est à la fois sophistiquée et très spontanée. Pour un rôle comme celui de Louise, c’était idéal. Stacy a aussi une grande intelligence de la caméra : elle a réussi à faire évoluer son personnage, à faire passer cette transition de la jeune fille à la jeune femme. A la fin de Taj Mahal, elle n’est plus la même, et le spectateur le ressent uniquement par son regard et sa manière de bouger. C’est assez exceptionnel. Stacy est une actrice aussi physique que cérébrale, capable d’intégrer le style même du film, de la mise en scène. C’est autant une actrice qu’une collaboratrice de travail.

Et Gina Mckee pour jouer la mère de Louise ?

Le père de Stacy est français, et sa mère est anglaise. J’avais envie de recréer un couple franco-anglais pour Stacy, afin qu’elle se projette dans le rôle en s’inspirant de son propre environnement.
J’ai réfléchi à plusieurs actrices pour le rôle de la mère, mais j’ai tout de suite pensé à Gina Mckee que j’avais aimée dans Jimmy P d’Arnaud Desplechin. Je l’ai rencontrée à Londres : elle m’a parlé du rôle, de cette femme en mouvement constant. Gina inventait beaucoup de choses pour faire exister le personnage : pour elle, la mère avait déjà été en Inde, c’était un pays qu’elle connaissait. Gina a assumé le rôle physiquement, elle incarne le personnage sur un versant presque animal : elle avance, elle ne veut rien analyser.

Et Louis-do De Lencquesaing pour jouer le père ?

Louis-Do impose d’emblée une allure, une élégance, un physique. Il contraste avec Gina: leur couple fonctionnait très bien aux lectures. Et la famille était du coup très crédible. Il y a deux mouvements dans le personnage du père : au départ c’est un homme pressé, a airé qui n’a pas toujours le temps disponible pour sa famille. Quand l’attaque commence, il perd son assurance, et réalise que chaque minute va compter. Quand il réapparaît, il est changé, plus inquiet, plus émotif. Je connais Louis-Do depuis longtemps, et on s’est tenu à cette « feuille de route » du personnage. Il n’a pas d’espace autre que dans le lien avec sa fille et la relation avec Gina. Il n’a que sa parole pour soutenir Louise. Le rôle était très difficile, parce qu’il joue sur un mélange entre l’absence et la présence, y compris pendant l’attaque. Louis-Do a su trouver cet équilibre.

Et Alba Rohrwacher qui incarne « l’italienne » ?

Pour ce rôle, il était important d’avoir une actrice qui puisse faire exister le personnage en très peu de temps. Alba Rohrwacher s’est imposée. Je l’avais trouvée extraordinaire dans La Belle Endormie et La Solitude des nombres premiers. Elle donne au personnage à la fois une fragilité et de l’énergie. Alba est blonde, très différente de Stacy. Tout d’un coup, c’est l’irruption d’une autre couleur dans le film, comme si la vie reprenait ses droits dans l’histoire.

Comment avez-vous abordé le travail sur les costumes, les décors ?

J’ai travaillé avec Caroline de Vivaise, que j’avais rencontrée sur Espion(s), et qui a été une fidèle collaboratrice de Patrice Chéreau.
Elle a vraiment une science très subtile du costume de cinéma. C’était un défi , cette chemise de Louise qui évolue, se patine pendant les cinquante minutes d’attaque dans le film. Louise passe de l’état quasi de princesse à celui de zombie. L’autre défi du film était de reconstruire cette suite du Taj Mahal et cette façade en décor, un décor qu’il fallait raccorder avec nos prises de vue effectuées en extérieur en Inde. Notre chef décorateur, Pascal Le Guellec, a assuré cette entreprise colossale.
Pascal et son équipe ont effectué un travail sidérant : ils ont ramené de Bombay une tonne d’accessoires pour le décor de la Suite. Il fallait raccorder des décors naturels avec le studio, la vraie et la fausse façade du Taj Mahal, des extensions de décors sur fond vert. On a obtenu l’autorisation de filmer la façade, ce qui nous a permis d’en faire un Taj Mahal numérique pour les effets spéciaux car il était impensable de tourner au pied du vrai Taj Mahal. Le film est donc un panaché d’images très différentes. Parfois, d’un plan à l’autre, il y a sept sources d’images !

Vous qui êtes cinéphile, avez-vous été guidé par des films en particulier ?

Plus généralement, les cinéastes qui m’ont guidé, souvent inconsciemment, sont Preminger, Carpenter et Argento, des maîtres dans l’art de faire glisser le quotidien dans un autre monde : peu à peu, un décor présenté dans un cadre réaliste devient étrange, abstrait. J’ai aussi regardé d’obscurs giallo italiens des années 70 pour filmer certains déplacements de Stacy. Et évidemment, il y a Hitchcock, le cinéaste auquel je reviens toujours.
Au final, je me rends compte que ma cinéphilie est revenue plus littéralement dans Taj Mahal que dans Espion(s), qui était à priori un film davantage propice à cet exercice. Peut-être est-ce parce que je me mets au service d’un récit qui a vraiment eu lieu, d’une personne réelle. D’emblée, je suis davantage dans l’acceptation de moins maîtriser, d’être dépassé par cette histoire dont je ne suis pas l’auteur.

Pourquoi la référence à Hiroshima mon amour ?

Ce n’est pas une référence, il se trouve que c’est vraiment le film que regardait la vraie Louise ce soir-là ! C’est hallucinant, ce film fait tellement écho à ce qui est en train de se produire !

Dans Hiroshima mon amour, Resnais met à égalité la souffrance de tout un peuple avec celle de l’héroïne… De la même façon, ici, vous accordez à cette fille privilégiée le droit de vivre une tragédie au milieu d’un pays défavorisé.

La solidarité entre les gens dans la catastrophe possède une puissance qui abolit justement les frontières du social et la question des privilèges de classes. Des types en chemise et cravate jetant leur attaché-case par terre le jour du 11 septembre pour aller porter secours à une serveuse dans un bar envahi de poussière: ce sont des images qui m’ont marqué à vie.
C’est aussi le sens de la scène de la cérémonie, après l’attaque. J’avais dit aux trois acteurs : « vous serez seuls au milieu du chagrin des autres. » Et ils l’ont merveilleusement joué. Cette communion avec tous ces visages était pour moi un moment important, une manière aussi de rendre le film aux Indiens
Au moment de l’attaque de Charlie Hebdo et de l’Hypercasher, toute l’équipe indienne nous a envoyé des mails : ils avaient connu le traumatisme des attentats de 2008 et ils savaient exactement ce par quoi on était en train de passer.

Et filmer l’Inde, cette promiscuité, ce grouillement à la fois vivant et angoissant ?

Nos interlocuteurs lors de nos premiers voyages en Inde nous ont mis en garde contre la difficulté de tourner à Bombay, l’impossibilité de contrôler quoi que ce soit. On nous a même proposé de tourner tout le lm en studio, ce qui était hors de question : on savait qu’on allait faire la chambre d’hôtel en studio, on avait envie de tourner la rue en Inde ! Heureusement, nous avons rencontré Guneet Monga, la productrice de The Lunchbox, qui prouvait justement que l‘on peut filmer à l’épaule librement dans les rues de Bombay.

Le vrai bonheur a été de pouvoir filmer Stacy dans la rue, de filmer la mosquée soufie Haji Ali, un lieu à la fois de visite et de recueillement. Je ne voulais pas jouer au touriste, ni faire croire que je connaissais l’Inde comme ma poche. Je voulais trouver la bonne mesure et pour les scènes de deuxième équipe, c’est- à-dire notamment des plans un peu documentaires de Bombay, je suis allé chercher le chef opérateur Piyush Shah, que j’ai rencontré il y a vingt-cinq ans lors d’un voyage à Delhi. Il travaillait alors avec le grand documentariste indien Mani Kaul. C’était émouvant de le voir, à côté de Léo Hinstin, toutes ces années plus tard. Ils avaient les mêmes références esthétiques et techniques. Pyush m’a permis de donner au film quelque chose qui dépasse le côté couleur locale.

Dans un moment presque hallucinatoire, Louise répète en boucle : « Je ne veux pas que le feu me touche…»

Cette phrase véridique, j’ai dit à Stacy de l’envisager comme un mantra, quelque chose qu’on se répète pour sortir d’un état et aller dans un autre. Pour moi, ce moment est une bascule dans quelque chose de presque magique. Louise commence à accepter la situation, à agir « de l’intérieur », elle est presque possédée. Comme l’était d’ailleurs toute l’équipe: à un moment, on s’est senti poussé en avant par le film, alors qu’il était d’une grande complexité technique.

Vous filmez aussi l’idée qu’au milieu de la catastrophe, surviennent les miracles : la « résurrection » du mari italien, l’homme qui donne ses chaussures à Louise…

Le retour à la vie du mari est vraiment une résurrection mais en filmant, je n’ai pourtant pas du tout pensé à cette dimension religieuse du film. En revanche, je tenais à sa dimension métaphysique, que transpire tout le temps la question de la vie et de la mort. Quant à l’épisode des chaussures, il est vraiment arrivé à la vraie Louise. Je trouvais que c’était bien de le filmer par rapport à l’Inde qui est, j’ai l’impression, un pays qu’on n’a pas besoin de comprendre, où il faut juste accepter ce qui arrive.

Comment avez vous choisi les musiques ?

J’ai demandé à Nicolas Godin, un des membres du groupe Air, de composer plusieurs thèmes : le thème de Louise, le thème du message, le thème des parents… En plus de cette musique originale, j’ai choisi un collage de musiques existantes : John Adams, Nick Drake, Caetano Veloso, Philip Glass… J’ai écrit le scénario avec ces musiques dans les oreilles et elles m’ont guidé tout au long du travail d’écriture. Il y a aussi des musiques indiennes, notamment la musique du générique du Monde D’apu de Satyajit Ray pour la scène de la cérémonie.

Pouvez-vous nous parler de l’épilogue du film, du retour ?

L’apparition de la sœur joue un peu comme une épiphanie, dans un moment de consolation impossible, dans cette cuisine… Je crois qu’il est aussi compliqué de filmer trois personnes dans une cuisine qu’une nacelle avec deux cent quarante figurants à Bombay ! Comment filmer un retour, un passage du temps avec très peu de choses : le regard de la sœur, une main qui en caresse une autre et une mère qui fait semblant de vivre tout en regardant sa fille ? D’un seul coup, Louise n’est plus la même. Elle est devenue une jeune femme. Quand Louise sort du cadre à la fin, l’idée pour moi est que le film la laisse tranquille : elle sort autant du cadre que du film.

Et puis j’aimais la perspective, après avoir joué sur les codes du genre, de clore dans un style proche du pur film d’auteur français, en me disant : je ne veux pas choisir entre John Carpenter et Vivre sa vie, je n’ai pas à choisir, j’aime le cinéma à des endroits très différents.

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