Réalisateur, acteur
Palombella Rossa, Journal Intime, La Chambre du Fils, Le Caïman, Habemus Papam, Mia Madre, Tre Piani
Tre Piani, adaptation d’un roman
Tre Piani est adapté du roman du même nom (« Trois étages » en français) de l’écrivain israélien Eshkol Nevo . Ce dernier y aborde des thèmes universels comme la culpabilité, les conséquences de certains choix, la justice ou encore la responsabilité qui accompagne le fait d’être parent. Nanni Moretti, qui pour la première fois n’est pas à l’origine de l’idée de base de l’un de ses films, explique :
« Les personnages, fragiles et effrayés, sont mus par des peurs et des obsessions, et finissent souvent par accomplir des actes extrêmes. Pourtant, leurs motivations émotionnelles et sentimentales sont toujours compréhensibles. Alors que dans le livre, les histoires s’interrompent au plus fort de la crise, dans le film il était important de les faire se dérouler jusqu’au bout, d’étudier les conséquences des choix faits par les personnages, de voir les répercussions que leurs actes ont sur leur vie et celle de leurs proches. »
Note d’intention du cinéaste
« A l’heure où nous parlons beaucoup de ce que nous laisserons à nos enfants en termes écologiques, nous parlons peu de ce que nous leur laisserons en termes éthiques et moraux. Chaque geste que nous faisons, même dans l’intimité de notre foyer, a des conséquences qui affecteront les générations futures. Chacun d’entre nous doit en être conscient et responsable : nos actions sont ce que nous laissons en héritage à ceux qui viennent après nous. »
Solitude
Tre Piani parle d’une tendance actuelle : l’effacement de la communauté au profit de la solitude. Nanni Moretti confie : « Pourtant, ce qui arrive à ces personnages nous montre à quel point nous sommes tous concernés par l’effort commun à faire pour se sentir membre d’une communauté. Le film est une invitation à s’ouvrir au monde extérieur qui emplit nos rues, à l’extérieur de nos maisons. Il ne tient qu’à nous de ne pas à nouveau rester enfermés dans nos « trois étages ». »
Chacune des trois histoires composant Tre Piani a été développée comme s’il s’agissait d’un film distinct, puis entrelacée avec les autres. Nanni Moretti précise : « L’alternance d’un personnage à l’autre n’autorise aucune suspension du récit, chaque scène devient nécessaire. La profondeur des thèmes abordés par le livre m’a suggéré d’adopter un style simple et sans ornement, qui ne permet ni distractions ni digressions. »
Note d’intention de l’écrivain
« Le livre Trois étages n’a pas été écrit en réaction à l’épidémie de Covid-19. La merveilleuse version cinématographique de Nanni Moretti a également été tournée, montée et prête à sortir avant que des expressions comme « confinement », « distanciation sociale » et « isolement » ne fassent partie de nos vies. Et pourtant, lorsque j’ai vu le film la semaine dernière, je n’ai pu m’empêcher de penser qu’il arrivait sur grand écran au bon moment. »
« Après des mois au cours desquels nous avons été contraints de garder nos distances, au cours desquels nous avons été séparés de force de nos parents et de nos amis pendant de trop longues périodes, Tre Piani nous rappelle avec force combien les relations intimes sont porteuses de bienfaits et de difficultés : au sein des couples, entre parents et enfants, entre voisins. »
AlloCiné
Entretien avec Nanni Moretti
Le personnage interprété par Margherita Buy dans Mia Madre est-il votre double ?
Je n’ai jamais pensé interpréter moi-même le rôle principal de mon film. Cela fait déjà quelque temps que je ne le fais plus, et j’en suis heureux. Avant, cela m’amusait; aujourd’hui je n’ai plus cette idée fixe de vouloir construire mon personnage film après film. J’ai toujours pensé que ce serait une femme et une réalisatrice. Et que cette femme serait jouée par Margherita Buy, pour une raison très simple : un film avec Margherita Buy comme actrice principale sera meilleur qu’un film avec moi en premier rôle… Elle joue beaucoup mieux que moi ! Margherita a porté sur ses épaules tout le poids du travail : sur soixante-dix jours de tournage,elle n’a été absente qu’une journée – pour une scène que j’ai coupée !
On a tout de même l’impression qu’il y a beaucoup de vous dans le film…
Dans la séquence devant le cinéma de Rome, Capranichetta, durant laquelle le frère de Margherita, que j’interprète, demande à sa sœur de briser au moins un de ses deux cents schémas mentaux, c’est comme si je me parlais à moi-même. J’ai toujours pensé qu’avec le temps, je m’habituerais à puiser au plus profond de moi…Mais au contraire, plus j’avance et plus je continue ainsi, plus la sensation de malaise augmente. Ceci étant, ce n’est pas une confession. Il y a des plans, des choix, des interprétations, ce n’est pas la vie.
Comment définiriez-vous ce travail : autobiographie, autofiction ?
Le terme autofiction, je ne l’ai pas vraiment compris. Et l’autobiographie…
Chaque histoire est autobiographique. Je parlais de moi quand je parlais du sentiment d’inaptitude du pape interprété par Michel Piccoli dans HABEMUS PAPAM, et aussi quand je mettais en scène les histoires personnelles ou le travail de Silvio Orlando dans LE CAÏMAN. Plus encore que de vouloir mesurer le taux d’autobiographie, ce qui compte, c’est d’avoir une approche personnelle vis-à-vis de toutes les histoires.
Comment avez-vous choisi John Turturro ?
Des réalisateurs qui ont fait beaucoup moins de films que moi n’ont aucun problème à appeler des stars internationales. Moi, je ne suis pas comme ça. Je l’ai appelé parce que je l’aimais beaucoup et il me semblait que son jeu n’était pas naturaliste. Mais aussi parce qu’on se connaissait un peu, parce qu’il avait déjà un rapport avec l’Italie – il a même tourné un beau documentaire sur la musique napolitaine : Passione. John avait vu quelques-uns de mes films, ce qui me rassurait beaucoup. Je reconnais que j’aurais du mal à devoir expliquer qui je suis, ce que je veux, comment est mon cinéma… Il parle et comprend un peu l’italien. Et il est aussi réalisateur. C’est bien de travailler avec des acteurs qui sont aussi réalisateurs, c’est plus facile de se comprendre.
Quand avez-vous commencé à imaginer le scénario de Mia Madre ?
D’habitude, je laisse passer beaucoup de temps entre mes films. J’ai besoin de mettre derrière moi l’investissement psychologique, émotionnel du film précédent. Je mets pas mal de temps à recharger mes batteries. Cette fois, dès qu’ Habemus Papam est sorti, j’ai commencé à penser à ce film. J’ai commencé à écrire quand dans ma vie, les choses que je raconte dans le film venaient d’arriver. Et cela a peut-être eu une influence sur la narration.
Comment avez-vous imaginé les différents modes de narration du film, où rêve et réalité se confondent parfois ?
Il est important de raconter une histoire de manière non académique, d’avoir une narration qui ne se contente pas de bien faire ses devoirs. Qui, tout en les connaissant, puisse se passer des règles du récit. Mais il est important aussi que ça résonne toujours à l’intérieur de soi, dans ce que l’on est en train de raconter. Il ne faut jamais avoir une relation banale avec la matière que l’on veut représenter. J’aimais l’idée qu’en voyant une scène, le spectateur ne comprenne pas tout de suite s’il s’agit d’un souvenir, d’un rêve ou de la réalité : tout cohabite dans le personnage de Margherita avec la même immédiateté : sa pensée, ses souvenirs, l’appréhension pour sa mère, le sentiment de ne pas être à la hauteur. Le temps de la narration du film correspond à celui de Margherita, de ses états d’âme où tout cohabite et avec le même sentiment d’urgence. Ce sentiment de ne pas être à la hauteur vis-à-vis du travail, de sa mère, de sa fille,je voulais le raconter à travers un personnage féminin.
Est-ce pour cela que vous avez écrit le sujet avec trois femmes, Chiara Valerio, Gaia Manzini et Valia Santella ?
Peut-être, oui mais ce ne sont pas des choses que l’on calcule, que l’on programme. Gaia Manzini et Chiara Valerio je ne les connaissais pratiquement pas, je les avais rencontrées à une lecture. Chacun de nous lisait un extrait d’un livre de Sandro Veronesi. Peu de temps après, quand j’ai décidé de commencer à travailler sur ce sujet, je les ai appelées. Valia Santella, au contraire, est une amie à moi, on travaille ensemble depuis longtemps.
Comment avez-vous imaginé le film que tourne Margherita ?
Il y a une scène que j’ai coupée où Margherita dit à sa fille : « Je ne suis jamais dans mes films », et sa fille lui répond : « Ben, tu ne dois pas forcément parler de toi dans tes films ». Et Margherita lui dit : « Non, pas forcément, mais j’aimerais faire des films plus personnels ». Voilà, je voulais que Margherita, submergée par la vie et ses problèmes, fasse un film politique plutôt qu’un film personnel. Dans la scène de la conférence de presse, un journaliste lui demande: «Dans un moment aussi délicat pour notre société, pensez-vous que votre film réussira à parler à la conscience du pays ? » Margherita commence à donner une réponse standard : « Mais aujourd’hui, c’est le public lui- même qui demande un autre type d’engagement… » Mais sa voix petit à petit s’estompe et on entend ses pensées : « Oui… Bien sûr, le rôle du cinéma… Mais pourquoi est-ce que je continue de répéter les mêmes choses depuis des années? Tout le monde pense que je suis capable de comprendre ce qui se passe, d’interpréter la réalité, mais moi je ne comprends plus rien ». Je voulais que la solidité, les certitudes de son film soient en contraste total avec son état émotionnel, ce qu’elle est en train de vivre et ce qu’elle perçoit d’elle-même. Je voulais qu’il y ait ce décalage entre un film très structuré et le moment délicat qu’elle est en train de traverser.
Comment avez-vous affronté le thème du deuil ?
Dans La Chambre Du Fils, j’exorcisais une peur. Ici je parle d’une expérience que de nombreuses personnes partagent. La mort d’une mère est une étape importante de la vie, et je voulais la raconter sans sadisme vis-à-vis des spectateurs. Cela dit, quand on tourne un film, on ne fait que ça, on est complètement dedans : on travaille sur les dialogues, sur la mise en scène, au montage, et du coup, le thème que l’on est en train de traiter ne nous frappe pas avec toute sa force. Même lorsque le sentiment est très fort, j’ai tendance à penser que le metteur en scène ne se laisse pas entièrement emporter.
Un film comme celui-là est-il plus difficile que les autres à tourner, à penser, à raconter ?
Non, je ne pense pas. Il y a eu juste un moment, pendant qu’on écrivait le scénario, où je suis allé relire dans mon journal les pages que j’avais écrites durant la maladie de ma mère. Je l’ai fait parce que j’imaginais que ces dialogues, ces répliques, auraient pu ajouter un poids et une vérité aux scènes entre Margherita et sa mère. Eh bien, la relecture de ces journaux a été douloureuse.
Qu’avez-vous lu ou vu d’autre pour préparer Mia Madre ?
Chez moi, dans les moments de travail intense, durant le tournage, les objets s’accumulent. Quand j’ai terminé de tourner Mia Madre, je me suis rendu compte que les livres et les films que j’avais imaginé devoir relire ou revoir – parce qu’ils avaient un rapport avec la douleur, la perte et la mort – je n’avais pas eu le temps de les relire ou de les revoir. Cela a été un soulagement énorme de me rendre compte que je n’en avais plus besoin. J’ai revu Une Autre Femme de Woody Allen, mais je n’ai pas revu Amour, de Michael Haneke, qui était sur mon bureau. Et surtout, je n’ai pas lu Roland Barthes. Après la mort de ma mère, une amie m’avait offert Journal de deuil, que Barthes avait écrit durant la maladie de sa mère. Cette amie m’avait dit que ça lui avait fait du bien. J’ai ouvert une page au hasard, j’ai lu deux lignes qui m’ont fait mal et je l’ai refermé. la fin du tournage, je l’ai retiré de mon bureau et je l’ai mis dans ma bibliothèque. Heureusement, je n’avais plus besoin de me plonger dans la douleur.
La mère est interprétée par une actrice que l’on ne connaît pas en France, Giulia Lazzarini.
Cette comédienne du Piccolo Teatro de Strehler a une histoire très différente de la mienne, et notre rencontre a été une rencontre heureuse. Elle n’a pas seulement réussi à me comprendre, à entrer dans mon film, mais, je ne sais pas comment, elle a aussi compris ma mère.
Votre mère était professeur…
Elle a enseigné pendant trente-trois ans au lycée Visconti de Rome. Lettres au collège et, les dernières années, latin et grec au lycée. Chaque semaine, au moins une personne me disait avoir été son élève. Parfois, il s’agissait même des personnes qui avaient aussi été les élèves de mon père à l’Université(il était professeur d’épigraphie grecque). Beaucoup de ses anciens élèves venaient lui rendre visite des années après avoir passé leur bac. Je n’ai jamais eu une relation de la sorte avec un de mes professeurs. Je vais dire une chose un peu douloureuse et qui me dérange un peu, mais je la dis : après la mort de ma mère, à travers les choses que me disaient ses anciens élèves, j’ai eu la sensation que quelque chose d’important de sa personne m’avait échappé, quelque chose que ses anciens élèves avaient réussi à saisir et à me communiquer. Quelque chose d’essentiel.
Qu’avez-vous appris en faisant ce film ?
Je ne peux pas répondre de manière précise à cette question : je me sens exactement comme avant de le tourner. La même angoisse, la même confusion, le même manque d’assurance. Je ne pense pas que c’est comme ça pour tout le monde, je pense que pour beaucoup de gens, l’expérience, la connaissance du métier, même une certaine froideur comptent. Moi, j’ai cette sensation très nette : je me sens toujours comme si je tournais mon premier film. Cette fois même avec plus d’anxiété. Il y a des gens qui disent que c’est mon film le plus personnel, peut-être est-ce pour ça. Mais je ne sais pas. J’ai quand même appris des choses. Je suis plus gentil avec les acteurs, plus solidaire, plus de leur côté, voilà. Et qu’ai-je appris d’autre? Ah, voilà, ça c’est une chose que j’ai apprise assez vite : que quand un film sort, il ne vous appartient plus complètement. Le public le voit, le transforme. Il y a des choses qui vous avaient échappé et que le public dévoile, qui s’éclaircissent…
« Je veux voir l’acteur à côté du personnage ». C’est l’une des répliques du film que Margherita répète souvent à ses comédiens…
C’est une chose que je dis toujours. Je ne sais pas si les acteurs la comprennent, mais à la fin, j’arrive à obtenir ce que j’avais en tête.
Propos de Nanni Moretti puisés dans divers entretiens donnés à la presse italienne – Avri 2015.