Nabil Ayouch

Nabil_Ayouch_2014

1er Avril 1969   Paris

Franco-Marocain

Réalisateur, Producteur de cinéma

Mektoub, Ali Zaoua Prince de la Rue, Whatever Lola Wants, Les Chevaux de Dieu, Much Loved

 

 

 

Interview de Nabil Ayouch

 

Vos films sont très ancrés dans le monde contemporain. Dans Much Loved, vous abordez le sujet de la prostitution. En quoi vous semblait-il un spectre important pour parler du Maroc d’aujourd’hui ?

Je me suis toujours intéressé à ce sujet, pour la simple et bonne raison que le rôle tenu par ces femmes dans la société marocaine m’a toujours interpelé. Dans Ali Zaoua, prince de la rue, mon deuxième film, la mère de l’un des quatre personnages principaux est prostituée. Dans Les Chevaux de Dieu aussi… Le sexe est fondamental dans la société arabe, notamment la frustration qu’il génère et qui laisse très peu d’espace à l’amour pour s’exprimer, aussi bien dans la sphère privée que publique. Et, en ce sens, les prostituées servent de catalyseur, encore plus qu’ailleurs.

Pourquoi la frustration serait-elle plus importante dans les sociétés arabes ?

Je pense qu’il y a des environnements dans lesquels l’amour s’épanouit plus facilement que dans d’autres. Et dans le monde arabe,

c’est particulièrement difficile. Dans certains pays, on peut se faire arrêter simplement parce qu’on se balade main dans la main, et des lois empêchent des hommes et des femmes non mariés de vivre ensemble. Les habitudes, la contrainte et l’hypocrisie sociales font que, lorsqu’on est en situation d’aimer, on nous refuse l’espace nécessaire pour apprendre. Car aimer s’apprend, c’est un sentiment qui doit être encouragé, pas contredit. On a besoin de passer par différentes phases pour connaître l’autre. Si on ne peut pas les vivre, on ne peut pas aimer et la femme se retrouve alors considérée comme un ventre, une personne qui est là pour s’occuper des hommes et élever des enfants, mais pas comme une compagne.

Comment êtes-vous entré dans le quotidien de ces femmes prostituées ?

Des années d’intérêt, de questionnements sur la prostitution dans le monde arabe se sont transformées en une envie de plus en plus forte d’explorer ce milieu. J’ai d’abord rencontré des prostituées à Marrakech pendant deux jours. Je m’attendais à ce qu’aucune ne veuille parler mais c’est le contraire qui s’est passé : je me suis rendu compte à quel point elles avaient besoin de parler, de se libérer, de s’ouvrir. Et à quel point leur parole était fondamentale à entendre.
Ce qu’elles avaient à dire était tellement fort, tellement prégnant que j’ai eu envie de revenir les voir. Je venais d’ouvrir une brèche qui a conduit à un travail d’enquête qui a duré environ un an et demi, et pendant lequel j’ai rencontré entre deux cents et trois cents jeunes femmes. Elles m’ont raconté leur vie, leur solitude, leurs blessures, comment elles en étaient arrivées là. Et aussi la manière dont elles se voyaient elles, avec évidemment une perte d’amour propre terrible… Ces filles sont des guerrières, des amazones des temps modernes.

Le film s’approprie une réalité mais avec aussi un grand désir de fiction, de créer des personnages…

Au départ, je me demandais si je n’allais pas partir sur un documentaire ou un docu-fiction. Mais je me suis rendu compte qu’en dehors de toutes ces histoires que j’avais entendues, j’avais la mienne à raconter, c’est-à-dire mon lien à ces femmes, ce qui m’avait bouleversé en les entendant, mon regard porté sur elles. Je voulais m’approcher le plus possible d’une forme de naturalisme qui donne à voir ce qu’est réellement la vie de ces femmes, mais le film est une vraie fiction, que j’assume comme telle, avec des partis pris, notamment en termes de réalisation, d’image, de montage.

Vous préférez les longues séquences aux brefs moments…

Dès lors que je décidais de pénétrer l’intimité de ces femmes, d’être dans leur point de vue, je n’avais pas envie d’être dans l’anecdotique, j’avais besoin de prendre mon temps. L’important était d’être extrêmement proche d’elles, de leurs émotions, de ce qu’elles vivent, de leur vérité. Je n’avais pas envie de refaire plusieurs fois les scènes, pour ça j’ai décidé de tourner avec deux caméras, dont l’une devait tout le temps rester au plus près des personnages, aller chercher les détails qui révèlent tout.
J’ai aussi essayé d’aller chercher en moi ma part de féminité pour raconter cette histoire, je voulais que ce soit un film « de femme ». Much Loved n’est pas un film sur la prostitution mais avant tout le portrait de quatre femmes. D’où aussi le désir de travailler avec une équipe très féminine : la directrice de la photo, la première assistante, ma compagne avec qui nous avons fait les recherches et travaillé le texte… J’avais besoin d’être plein de leur énergie pour faire ce film.
A la vision de Much Loved, on sent chez vous une envie de donner à voir avant de convaincre ou dénoncer… Je ne veux en aucun cas être moralisateur, condamner, exercer un jugement de valeur, qu’il soit négatif ou positif. Je cherche simplement à dire. Et dire, c’est montrer. Montrer ce qu’est la vie de ces prostituées, montrer leur rapport aux hommes, leur rapport entre elles, à la société, à l’hypocrisie sociale et à la famille, censée être un pilier qui les soutient et qui représente en réalité davantage un manque cruel. J’avais envie de dire cette réalité, loin des mythes. Sans retenue, sans concession ni fausse pudeur. Lever le voile sur cette économie, c’est mettre chacun face à ses responsabilités, à ce qu’il refuse de voir.

Comment avez-vous trouvé vos actrices ?

Ce ne sont pas des actrices professionnelles. Je les ai rencontrées pendant la phase d’enquête. Elles ne sont pas prostituées mais connaissent ce milieu très bien de par les quartiers où elles habitent. On a beaucoup travaillé en préparation sur des exercices qui faisaient appel à leur intériorité. J’ai cherché en elles ce qui les blessait, je les ai aidées à se débarrasser de certaines choses. Ce travail leur a permis de changer le regard qu’elles portaient sur elles-mêmes, de s’aimer et de rentrer petit à petit dans la peau de leurs personnages.
Et sur le tournage, on improvisait beaucoup. Je leur disais où j’avais envie d’emmener la scène, ce qu’elle racontait et je les laissais proposer beaucoup de choses, notamment en termes de dialogues. Ce travail à leurs côtés fut un bonheur. Nos échanges ont porté ce film au-delà de toutes mes espérances. Elles ont accepté de se livrer, de se déshabiller et de me montrer leur âme, « sans maquillage », comme elles disent.

Vous filmez Marrakech comme une juxtaposition de milieux qui ne vivent pas vraiment ensemble… Notamment quand on voit la ville à travers le regard de Soukaina dans le taxi.

Lors de cette balade de jour, on sent Soukaina complètement étrangère à ce qui se passe autour d’elle, comme si elle était dans un vaisseau spatial flottant à travers la ville. Saïd, le chauffeur, a cette phrase qui résume tout : « Ville de fous ! », avec tous ces milieux qui se croisent mais ne s’entrechoquent pas. J’aime beaucoup que la ville soit comme un personnage, avec lequel ces femmes entretiennent une relation d’amour et de détestation. Cette ville leur apporte leurs clients, et donc de quoi manger, mais aussi la furie, l’humiliation, l’agressivité…

Ce mélange de détestation et d’amour pourrait décrire de manière plus large l’esprit du film. On est tout le temps trimballé entre violence, drôlerie et émotion.

J’ai essayé d’aller chercher ce qui est au plus profond de ces femmes et de le faire remonter à la surface. Pour moi, cette intériorité est belle à voir, belle à entendre, douloureuse aussi, pour elle et pour nous. Moi j’ai mal en tout cas quand je vois certaines images, certaines scènes de ce film. Mais cette émotion-là me transporte et j’aime la traverser avec elles. Aller chercher ce qui se passe dans les tréfonds de l’âme humaine est ce qui m’intéresse par-dessus tout. Toute société qui se construit a besoin de se regarder dans la glace, de regarder ce qu’il y a de beau, mais également de moins beau en elle. Sinon, c’est une société malade et qui souffre en silence. Le cinéma permet de mettre la souffrance en lumière et d’en parler.

En ce sens, le film est noir mais aussi très humain.

Oui, j’aime cette définition. C’est vrai qu’il y a de la noirceur, que l’on reçoit la dureté de cette chronique en plein visage et qu’elle nous fait mal et nous abime. Mais d’une certaine manière, c’est cette même dureté qui nous réconcilie ou nous lie avec ces femmes – selon le rapport que l’on entretenait avec elles auparavant.

L’émotion vient aussi de la volonté de ces femmes de transformer leurs expériences dures et humiliantes en récits vivants, drôles et crus qu’elles se racontent entre elles.

Oui, on voit l’union de ces femmes, leur solidarité, leur humour. Pour ne pas sombrer, elles rient, elles dansent, elles s’amusent des hommes, et d’elles-mêmes. Ces femmes ont de la distance, elles sont extrêmement lucides sur ce qu’elles vivent et très conscientes de leur pouvoir et de la place qu’elles occupent dans la société – en tout cas c’est ce qui m’a marqué en les rencontrant. Elles savent qu’elles jouent un rôle de régulateur face à des frustrations sexuelles terribles, face à une volonté de laisser sortir coûte que coûte les instincts les plus vils, face à une incapacité à aimer qu’ont les hommes, face à leurs familles qui seraient détruites sans leur aide.
Paradoxalement, cette lucidité est tragique car en retour de ce rôle qu’elles jouent dans la société, elles ne reçoivent que mépris, jugement et humiliation. Elles ne demandent pourtant pas grand-chose : juste un peu d’amour, juste que leur famille les regarde autrement que comme une carte de crédit. Leur solitude les agresse, les rend cruelles parfois. C’est dur d’être seules quand on est tellement entourées.

Vous n’en faites pas pour autant des victimes.

Parce que pour moi, ce ne sont pas des victimes. Je ne ressens aucune pitié à leur égard et je serais peiné qu’on en ressente en voyant mon film. J’éprouve de la tendresse et de l’attachement pour elles. Je les trouve épatantes dans leur liberté, dans leur capacité à faire vivre leurs proches à bout de bras et à souffrir en silence. Elles ont du courage, la rage au cœur des combattantes. L’idée n’était pas de tomber dans le pathétique, le tragique ou le misérabilisme. Ces femmes ne sont ni blâmables, ni formidables, ce sont des femmes, maitresses de leur destin et que l’on doit regarder comme telles.

Un homme fait exception : le client français, sincèrement amoureux de Noha…

Oui, cet homme – incarné par Carlo Brandt – l’aime profondément, il est sincère, et c’est ce qui la raccroche à lui. Même si elle continue à manipuler et à jouer, Noha ne brise pas ce lien vrai et rare, indélébile.

Et vous filmez la scène d’amour avec lui…

Je la filme parce qu’elle raconte des choses sur leur rapport. C’est d’ailleurs la seule scène d’amour du film où je laisse les corps s’exprimer.

Et le personnage de Saïd, le chauffeur ?

Je l’ai pensé comme une belle âme, qui est là et qui flotte au milieu d’elles. Il les conduit au sens propre et figuré. Il les guide, les protège, veille sur elles comme un ange gardien.

L’arrivée tardive de Hlima, la prostituée venue de la campagne, amène un ton franchement plus drôle.

C’est toujours un pari risqué de faire entrer un personnage important dans la dernière partie d’un film, mais Hlima amène de l’humour et de la fraîcheur, elle ouvre une jolie fenêtre. J’avais aussi envie de me rapprocher du personnage de Saïd, présent dès le début mais dont on sait finalement assez peu de choses. Et je trouvais intéressant de le faire du point de vue de ce nouveau personnage qui tombe amoureux de Saïd et vice versa.
Et puis Hlima représente une autre forme de prostitution. Une prostitution beaucoup plus basique et concrète, brute, correspondant à une forme d’exode rural. Ces filles qui viennent de la campagne sont dans un rapport primaire aux hommes, avec la possibilité, comme on voit dans le film, de se faire payer en légumes. Hlima nous permet également de découvrir une autre catégorie de clients que les Européens ou les Arabes du Golfe : les Marocains moins fortunés.

C’est aussi grâce à Hlima que les autres filles peuvent exprimer une part d’enfance, notamment quand elles dorment toutes ensemble…

Une part d’enfance, oui, mais Hlima est avant tout une bouée de sauvetage. Il n’y a qu’à voir la manière dont les filles se raccrochent à elle…

La musique accompagne la trajectoire des personnages et contribue à nous rapprocher d’eux.

Oui, la musique intervient de manière très intérieure, c’est ce que j’ai demandé aux compositeurs : allez, entrez dans ces femmes et sortez quelque chose qui vient d’elles, de leurs tripes, qui ne prenne pas trop de place mais en même temps exprime la douceur et le rythme de leur cœur.

La réalité de ces femmes est à la fois sans issue mais traversée par un sentiment de liberté.

Cette notion de liberté m’a tout de suite impressionné chez celles que j’ai rencontrées et c’est vraiment par ce prisme que j’avais envie de les raconter. Le monde arabe est au fond une société matriarcale où les femmes, malgré les apparences et des inégalités choquantes, sont dominantes au sein du foyer. Dans Much Loved, j’avais envie de cette anthropologie inversée – Saïd, leur protecteur, servant, conducteur, en est le reflet palpable. Ce sont elles qui gouvernent les hommes. Elles peuvent choisir un soir de ne pas sortir, de dire non malgré vingt-cinq appels d’hommes aux abois. Elles sont toujours habitées par ce sentiment de liberté.

Notamment lors de la dernière séquence à la mer…

Je n’avais pas envie de fermer le film mais au contraire de l’ouvrir sur cette notion de liberté, avec cette question : « Est-ce qu’on est obligées d’aller à la soirée du 28 ? » Il n’y a pas de réponse, chacun se fait celle qu’il a envie de faire. Elles surtout.

Et le titre du film ?

Le titre original est ZIn li fik, qui signifie « la beauté qui est en toi », et qui renvoie à l’intériorité, belle à voir et belle à entendre, que j’ai découverte chez ces prostituées. Quant au titre international, Much Loved, je l’ai trouvé à la toute fin, quand j’ai compris ce qu’étaient véritablement leur vie et la manière intime dont je la percevais. Much Loved, c’est à la fois être trop et mal aimé. Il y a aussi la notion d’usure – on utilise cette expression pour parler d’un doudou qu’on a chéri et qui à force d’avoir été serré et mâchouillé a été abimé…

Comment avez-vous vécu les réactions violentes que votre film a suscitées au Maroc après la projection à Cannes ?

Ces réactions m’ont profondément choqué et ouvert les yeux sur une violence latente, qui était là, enfouie, et qui avait juste besoin d’un révélateur pour exploser. Qu’un film arrive avec des propositions cinématographiques, ouvrant le débat sur un enjeu sociétal de taille et qu’on refuse ce débat… C’est ça qui est choquant. Ainsi qu’une incapacité à se regarder dans le miroir et préférer aller vers la haine, l’anathème, le racisme, la violence verbale, les menaces de mort… Hystérique et incompréhensible, de même que cette censure par anticipation alors qu’ils n’ont même pas vu mon film, juste quelques extraits sortis de leur contexte… Mais, par ailleurs, le Maroc est un pays bourré de diversités, de paradoxes. Beaucoup de gens m’ont soutenu dans cette bataille. Ils ont exprimé une envie de faire sauter ces verrous, d’arrêter cette hypocrisie qui nous tue, et m’ont accompagné dans ce qui est devenu un vrai combat pour la liberté d’expression et contre l’aveuglement. Aujourd’hui, j’ai envie de garder de l’espoir et, même si ce n’est pas facile tant les radicalismes sont forts, de continuer à me battre pour que ce film puisse un jour rencontrer son public au Maroc.

Propos recueillis par Claire Vasse

 

 

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