Mr Turner

Mr TrunerDe Mike Leigh – Grande Bretagne – 2014 – 2h30 – VOST
Avec Timothy Spall, Marion Bailey, Paul Jesson…
Ce peintre misanthrope a créé une œuvre d’une beauté exceptionnelle et Mike Leigh le filme comme un autre lui-même. Dans ce récit fragmenté des 25 dernières années de sa vie, l’art de Turner est d’abord montré comme un métier, pas sans analogie avec celui du cinéaste.
Les apparences les plus contrefaites recèlent des trésors : on songe à ce paradoxe en voyant l’immense acteur Timothy Spall, justement primé à Cannes, faire du peintre anglais William Turner (1775-1851) un presque obèse au visage grimaçant. Cerné par la perte de ses proches, Turner s’est toute sa vie entraîné à ne voir que la beauté : innombrables paysages ou marines magnifiques, travail saisissant sans cesse recommencé sur la lumière.
De l’ogre difforme sort la conscience d’un éden perdu, c’est bouleversant.
Prix d’interprétation masculine à Cannes

Critique

Joseph Mallord William Turner, né en 1775 et mort en 1851, était un monstre. Invivable, bourru, laid et ahurissant de mépris envers ses proches. Ses éructations orales se transformaient, sur ses toiles, en halos gazeux, en nuages marins agités ou en brumes douces. L’ogre était, évidemment, un génie, l’un des plus grands de l’histoire de l’art britannique et certainement le plus marquant du romantisme anglais.

Résumé ainsi, Mr. Turner, film de Mike Leigh consacré aux vingt-cinq dernières années de la vie du peintre, pourrait faire office de repoussoir. D’abord parce qu’il s’inscrit dans le genre, aujourd’hui omniprésent dans le cinéma mondial, du biopic et que, comme d’autres, pointait le risque d’appliquer le traditionnel cahier des charges du «portrait de l’artiste maudit face à un monde cruel». Chez Mike Leigh, c’est tout l’inverse. Le réalisateur anglais filme la vie, parfois sordide, du peintre, son quotidien londonien, ses escapades en bord de mer. Le film est traversé par les apparitions de son entourage : un père débonnaire et malade, une ex-maîtresse furax, une bonne à tout faire pathétique, une amante dévouée et délicate… Avec, à chaque plan, son acteur fétiche, Timothy Spall, dont le jeu pour le moins habité lui a valu un prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes en mai, où le film était présenté en sélection officielle.

Tempête. Mais Turner n’est qu’un élément de Mr. Turner. Mike Leigh, cinéaste du collectif, du groupe, notamment avec Secrets et Mensonges ou Another Year, sait qu’un génie, aussi flamboyant soit-il, n’est rien sans son environnement social. L’académisme assumé de son film rencontre les cultural studies. Et alors que son comédien vocifère tout au long des 2 h 30 de Mr. Turner, le réalisateur esquisse avec une palette délicate les rivalités, débats d’idées qui agitaient la Royal Academy, l’Angleterre de la période romantique. Quant aux actes fondateurs de génie, ces scènes usantes dans de nombreux biopics, il glisse dessus, ne profite que très peu de leur potentiel marquant. Comme ce passage où Turner cherche à vivre l’expérience d’une tempête – la société est alors influencée par les écrits d’Edmund Burke qui voyait dans la météo agitée des preuves du sublime – et se fait attacher au mât d’un navire. Leigh évoque le moment avec abstraction, dépersonnifie l’action.

Chez Turner, les toiles encombrent une salle surplombée d’un drap couvert d’insectes morts. Le cinéaste fait exploser le cadre de la peinture, immerge sa caméra dans le halo lumineux qui a fait la postérité de Turner. Et, au début du XIXe siècle, le ciel se remplit de la fumée des machines, des chemins de fer, que l’artiste se met à peindre, trouvant des cousins mécaniques à ses brumes naturelles.

Influent. C’est la question même du progrès qui fait de Mr. Turner une belle et triste réflexion de Mike Leigh sur l’image. Entre le statut de la peinture à l’apparition de la photographie, et le rôle du cinéma dans la multiplication contemporaine des écrans, il y a les mêmes questions en jeu. Et le cinéaste de 71 ans fait de Turner, 76 ans à sa mort, son propre avatar.

Il s’amuse à évoquer les rivalités ou amitiés entre plasticiens (la haine avec John Constable, l’affection avec l’architecte John Soane), le rôle de la critique, en faisant apparaître le personnage de John Ruskin (très influent à l’époque avec ses écrits sur la peinture). Et surtout, il présente l’image, peinte ou photographiée, comme le résultat d’une opération de physique-chimie, proche de la magie. Avec Mr. Turner, Mike Leigh filme son testament au cinéma.
Clément GHYS – Libération


INTERVIEW

Mike Leigh évoque le rapport du peintre à la modernité. Mike Leigh a 71 ans, est né à Manchester et vit à Londres. Courant novembre, ce grincheux pince-sans-rire était de passage à Paris pour donner des interviews au sujet de Mr. Turner.

Vous souvenez-vous de votre découverte de Turner ?

Adolescent, je pouvais déblatérer sur Picasso, les impressionnistes… Mais, curieusement, Turner ou Constable n’évoquaient rien aux gens de mon âge, ils n’étaient que des motifs imprimés sur des boîtes de biscuits. C’est en arrivant à Londres, dans les années 60, pour intégrer une école d’art, que je l’ai vraiment découvert. J’avais une vingtaine d’années et je me posais des questions sur le rôle du cinéma, sur le réalisme. Il a été une des réponses.

L’idée d’un film biographique date de la fin des années 90, depuis Topsy-Turvy. Pendant les tournages, je me dis souvent que la chose la plus intéressante à filmer est la lumière. Pour cela, Turner est le sujet idéal. Les financements ont été lents à arriver, le film a mis très longtemps à mûrir dans ma tête. Je voulais juxtaposer sa personnalité, étonnante, violente et attachante, avec son travail, un écho direct au concept du sublime qui était alors naissant. J’ai choisi de présenter les dernières années de sa vie, parce que toute sa radicalité se déploie à ce moment. De toute manière, si j’avais dû filmer toute sa vie, cela aurait été hors de prix à tourner, et très difficile : il aurait fallu trouver un petit garçon obèse qui ressemble à Timothy Spall [l’acteur jouant Turner, ndlr].

Le film présente les dernières années de sa vie, dans une époque particulière, où la société britannique changeait radicalement…

Je suis toujours intéressé par la manière dont les choses se mettent à bouger à un moment précis, comment ces bouleversements modifient nos vies. Quand Turner allait à Margate dans le Kent, il prenait un bateau à voiles, qui mettait huit heures. Après l’industrialisation, cela prenait seulement une heure. Qu’est-ce que cela change de sa vision de la réalité ? C’est l’enjeu du film. De la même manière, j’évoque l’apparition de la photographie. Comment dépicter le monde quand un appareil permet de remplir ce rôle ? Ce qui est intéressant, c’est que Turner avait anticipé, accompagné, l’apparition de certaines technologies. Mon cinéma fait de la fascination pour les autres sa matière même. Je ne m’intéresse qu’à la façon dont un individu fonctionne, dans quel contexte sociologique, économique ou anthropologique, il s’inclut. Que l’on filme Turner ou un ouvrier, c’est la même chose. A quoi cela aurait-il pu servir de le mettre en scène comme un artiste déconnecté de son environnement ? C’est bien joli de parler de Turner et de sa lumière floue, mais pour lui, ce n’était qu’une façon de dépicter le monde réel. Il enregistrait le monde.

Alors que le film évoque un artiste vieillissant au cœur d’une époque de mutations, vous avez tourné pour la première fois en numérique…

Ce qu’il se passe dans le monde du cinéma est très impressionnant. On voit des laboratoires baisser le rideau, le milieu changer entièrement. Au début du XIXe siècle, la dynamique était comparable, les manufactures fermaient, des milliers de personnes se retrouvaient au chômage. Le défi est de faire comme Turner et d’essayer de comprendre le mouvement. Regardons Gravity, c’est un film mince en termes de scénario, mais il offre des possibilités excitantes. Ce genre de films distille des pistes d’exploration. De toute manière, les phobiques du progrès ont toujours été là. Dans les années 70, certains annonçaient la mort imminente du cinéma.

Turner est sans doute le peintre le plus célèbre de l’art britannique. Quel sens prend le patrimoine aujourd’hui ?

Il y a quelques années, une enquête nationale a été lancée pour connaître la peinture préférée des Britanniques. Les résultats ont donné gagnant le Dernier Voyage du Téméraire, cette illustration par Turner du remorquage par un bateau à vapeur du navire qui avait combattu à Trafalgar. C’est un tableau incroyable qui fait du commentaire politique implicitement, évoque la disparition d’un monde. Beaucoup ont voté pour lui parce qu’ils y voyaient une célébration patriotique idiote. Mais c’est l’inverse : des peintres comme Turner nous montrent autre chose. Mon rôle de cinéaste n’est pas de faire de la propagande pour le patrimoine britannique, mais de mettre en scène la vie d’un homme qui, comme Shakespeare ou Cervantes, a su, avec radicalité et simplicité, changer notre regard sur le monde.
Recueilli par Clément GHYS – Libération

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