France
Directrice de la photographie, réalisatrice, scénariste
La Place, Belinda
La première fois que vous avez mené un projet en Alsace (« Tu n’es pas un ange »), pourquoi aviez-vous choisi cette région?
De par mon histoire, il se trouve que je suis liée à l’Alsace, Strasbourg précisément, bien que je n’y sois pas née et n’y ai pas grandi. Surtout, lorsque j’ai tourné le premier film, il y avait une sorte d’évidence à continuer avec un second, puis un troisième, etc. À chaque fois, le personnage d’un film me conduit vers le suivant, un peu comme un fil d’Ariane, chaque film étant tourné à quelques kilomètres de l’autre. Je me suis fabriqué comme un territoire de cinéma.
J’aime cette idée du territoire et que, au fond, chaque territoire parle du vaste monde. Il y a aussi une lumière particulière très cinégénique.
C’est important pour vous cette forme de fidélité à vos personnages ?
Pour moi, un film, c’est d’abord une rencontre avec une personne qui me touche, me porte et me donne envie de raconter une histoire, puis me mènera à une autre. J’espère ensuite, grâce à cette rencontre, pouvoir partager quelque chose de ce que j’ai vu, ressenti, grâce au film avec le spectateur, faire résonner des échos. Je ne traite jamais de « sujet », de thèmes, ni ne documente, mais j’espère construire des passerelles entre des mondes qui, dans la vraie vie ne se rencontrent pas. C’est à mon sens une des vertus du cinéma – et du roman aussi d’ailleurs : appréhender un monde « de l’intérieur », s’y projeter, ou pas, voir le monde avec ce que l’on est, certes, mais sous un autre angle.
Vous avez découvert le cinéma à travers les westerns. Y a-t-il une part de western dans « Belinda » ?
Les films de John Ford sont souvent traversés par des rituels, de ceux qui relient une communauté, des familles, des hommes entre eux. Il y a aussi souvent un trajet, au sens propre ou figuré, effectué par les personnages qui mènent un combat, surmontent un obstacle, gagnent une destination où ils seront enfin protégés, etc. C’est un peu le cas de Belinda qui affronte l’adversité mais ne lâche pas son cap, a une foi inébranlable en la vie. Je trouve ça profondément émouvant et courageux.
En regardant Belinda, on perçoit une porosité entre le documentaire et la fiction. On ne sait parfois plus trop ce qui relève de la fiction et de la réalité. Est-ce délibéré de votre part ? Etes-vous parfois proche de la mise en scène ?
Il y a peut-être dans chaque vie une histoire, une dimension romanesque. Les films sont là pour les révéler, et si, comme dans tout film, il y a une part de mise en scène, c’est pour mieux s’approcher d’une vérité.
C’est important dans votre démarche de filmer vous-même, de ne pas avoir de cameraman ?
Oui. Il y a d’une part le plaisir de filmer, ce qui est déjà une forme de lien, de relation avec les personnes, et c’est un élément de mise en scène fondamental : que choisir de filmer, comment ? À quelle distance filmer ? Etc. Tout cela participe de la mise en scène. Comme il n’y a pas de commentaire ou de question dans mes films, il s’agit bien de raconter une histoire, de la mettre en scène.
Belinda aurait pu être un film sur la misère sociale, sur une communauté en marge de la société. Or Belinda et les personnages qui l’entourent sont montrés dans l’exercice de leur libre-arbitre plutôt que terrassés par une réalité trop dure à affronter. Comment avez-vous réussi à éviter le pathos, le misérabilisme, c’était difficile ?
Non car la situation ne s’y prêtait pas (auquel cas d’ailleurs je ne l’aurais pas filmée). J’ai beaucoup d’affection pour tous que je connais depuis longtemps et d’admiration pour Belinda, pour son courage – qui, de surcroît, s’ignore -, cette façon de tenir un cap, des valeurs. Elle prend soin de ses parents, s’engage dans son lien à son futur mari, est fidèle aux autres et à elle-même, malgré une somme de difficultés certaines depuis l’enfance. C’est dans ce choix fort, ce libre-arbitre, cette foi en quelque sorte, qu’elle se révèle. C’est cela que j’ai choisi de filmer.
L’une des forces du film est de montrer Belinda à différents moments de sa vie, alors qu’elle est une petite fille, une ado, puis une jeune adulte. Vous êtes-vous inspiré pour la construction du film du film « Boyhood » ? A quel moment avez-vous pensé que vous pouviez utiliser ce matériau, ces images tournées il y a déjà longtemps ?
Je n’y ai pas pensé immédiatement. J’avais bien sûr vu « Boyhood », ce très beau film, et surtout lu pas mal de romans où l’enfance du personnage nourrit le récit (Dickens, Proust). Je pensais d’abord m’axer sur le récit au présent, avec le mariage exclusivement, mais c’est au fil du tournage que des images des films précédents, notamment de l’enfance, me sont revenues. Ayant déjà tourné deux films avec elle par le passé, des scènes, des souvenirs, certaines expressions de visage revenaient à ma mémoire. L’enfance est de plus une période très émouvante et riche pour nous tous et elle avait à l’époque, déjà, une vitalité, une force de vie hors du commun. J’ai alors pris cette décision au moment du montage.
Votre film est particulièrement intéressant aussi car il est rare dans le cinéma français qu’on filme le (sous)-prolétariat. On ne voit jamais au cinéma les Yéniches alsaciens au cinéma. Là, même l’accent de Belinda et de son ami contribue à forger des personnages qui ont une gouaille cinégénique, qui crève l’écran !
J’aime les accents, l’idée que les gens appartiennent à une histoire, une terre. Je suis surprise souvent dans les films de fiction que des gens de Marseille ou de Roubaix aient tous l’accent parisien là où dans « La femme du boulanger », certains films de Jacques Rozier, « Mouchette » de Bresson, et tant d’autres, l’accent participe à la véracité du film. Tant pis si quelques mots échappent, c’est tout de même plus intéressant que si la France entière parlait avec l’accent parisien, que certains d’ailleurs ont du mal à comprendre et trouvent « pointu ». J’ajoute que je n’ai pas voulu ou prétendu faire le récit d’une communauté, mais d’un destin individuel.
Allez-vous poursuivre l’exploration de cet univers ?
Pour l’instant, je dois « accompagner » le film, le présenter dans des ciné-clubs, etc., ce qui prend beaucoup de temps. Nous allons au passage, je l’espère, coopérer avec Frédérique Néau-Dufour, historienne, responsable du Centre européen du résistant déporté du Struthof pour travailler autour de la question de la reconnaissance de la déportation injustement méconnue de cette communauté. Et, oui, je souhaite continuer à filmer dans cette région.
Son accueil critique est exceptionnel: comment le vivez-vous ?
J’en suis bien sûre très heureuse, d’autant plus qu’il n’allait pas au début de soi de mener cette entreprise à bien, et je suis aussi fière pour Belinda, sa sœur Sabrina et les siens, ainsi que pour Monsieur Gersheimer, l’ex directeur du foyer « La Nichée », qui est formidable d’humanité et dont, au passage, les qualités ont été unanimement. Je pense à La Nichée à Algolsheim et à L’Hermitage à Mulhouse. J’ai commencé à filmer seule, sans structure particulière, accompagnée de mon ingénieure du son, Aline Huber, basée à Strasbourg, dont la confiance m’est précieuse. Il y a eu ensuite un producteur, mais cela a été un peu long de trouver un bon distributeur, malgré le Festival de Berlin, où le film a fait l’ouverture du Panorama. Puis nous avons eu la chance d’être sélectionné à Cannes, à l’Acid, hors compétition, et de rencontrer Elizabeth Perlié de New Story.
D’après L’Alsace.fr 6 mars 2018