Hongrie
Réalisateur, scénariste
Le Fils de Saul (Grand Prix du Jury Cannes 2015)
Entretien avec Laszloo Nemes
Comment est née en vous l’idée du FILS DE SAUL ?
Sur le tournage de L’Homme de Londres, à Bastia. Lors d’une interruption d’une semaine, j’ai trouvé dans une librairie un livre de témoignages publié par le Mémorial de la Shoah, Des voix sous la cendre, connu également sous le nom des « rouleaux d’Auschwitz ». Il s’agit de textes écrits par des membres des Sonderkommando du camp d’extermination, enterrés et cachés avant la rébellion d’octobre 1944, puis retrouvés des années plus tard. Ils y décrivent leurs tâches quotidiennes, l’organisation du travail, les règles de fonctionnement du camp et de l’extermination des Juifs, mais aussi la mise en place d’une forme de résistance.
Qui étaient les Sonderkommando, que faisaient-ils ?
C’étaient des déportés choisis par les SS pour accompagner les convois jusqu’aux chambres à gaz, les faire se déshabiller, les rassurer, les faire entrer dans les chambres à gaz, puis extraire les cadavres et les brûler tout en nettoyant les lieux. Le tout rapidement car d’autres convois de déportés allaient arriver. Auschwitz-Birkenau fonctionne comme une usine à produire des cadavres, puis à les éliminer. Lors de l’été 1944, elle fonctionne à plein régime : les historiens estiment que plusieurs milliers de Juifs y sont assassinés chaque jour.
Les membres du Sonderkommando bénéficient, le temps de leur mission, d’un relatif traitement de faveur : nourriture prise aux convois, relative liberté de mouvement dans leur périmètre… Mais pour eux, la tâche est épuisante, et ils sont éliminés régulièrement par les SS, tous les trois ou quatre mois, car il ne doit rester aucune trace de l’extermination.
Avez-vous un lien familial avec la Shoah ?
Une partie de ma famille a été assassinée à Auschwitz. C‘était un sujet de conversation quotidien. « Le mal était fait », avais-je l’impression quand j’étais petit. Cela ressemblait à un trou noir, creusé au milieu de nous ; quelque chose s’était brisé et me maintenait à l’écart. Longtemps, je n’ai pas compris. A un moment, il s’est agi pour moi de rétablir un lien avec cette histoire.
Pourquoi passer par les témoignages des Sonderkommando ?
J’ai toujours été frustré par les films sur les camps. Ils tentaient de construire des histoires de survie, d’héroïsme, mais ils reconstituaient surtout, selon moi, une histoire mythique du passé. Au contraire, les témoignages des Sonderkommando sont concrets, présents, matériels ; ils décrivent précisément, dans l’ici et maintenant, le fonctionnement « normal » d’une usine de mort, avec son organisation, ses règles, ses cadences, ses équipes, ses dangers, sa productivité maximale. D’ailleurs, les SS utilisaient le mot « Stück » (« pièces ») pour désigner les corps. Là, on produisait des cadavres. A travers ces témoignages, je pouvais pénétrer chez les damnés du camp d’extermination.
Mais comment raconter une histoire, une fiction, au sein du fonctionnement du camp ?
C’était évidemment problématique. Je ne voulais pas héroïser qui que ce soit, pas choisir le point de vue du survivant, mais pas non plus tout montrer, trop montrer de cette usine de mort. Je voulais trouver un angle précis, réduit, et déterminer une histoire aussi simple et archaïque que possible. J’ai choisi un regard, celui d’un homme, Saul Ausländer, Juif hongrois, membre du Sonderkommando, et je m’en tiens rigoureusement à son point de vue : ce qu’il voit je le montre, ni plus ni moins. Mais ce n’est pas un « regard subjectif », car on le voit comme personnage et je ne voulais pas réduire le film à un motif purement cinématographique. Cela aurait été artificiel. Il fallait surtout fuir tout esthétisme, tout exercice de style, toute virtuosité. De plus, de cet homme naît une histoire, unique, obsessionnelle, primitive : il croit reconnaître soudain son fils parmi les victimes et veut dès lors préserver son corps, trouver un rabbin qui dira le kaddish et l’enterrer. Toute son action est déterminée par cette mission qui semble dérisoire dans l’enfer d’un camp. Le film se concentre sur un unique point de vue et une seule action, ce qui lui permet de croiser d’autres regards et d’autres actions, mais le camp est perçu à travers le prisme du trajet de Saul.
Cela suppose un gros travail de documentation, un véritable travail d’histoire…
Avec ma co-scénariste, Clara Royer, nous avons appris ensemble. Nous avons lu d’autres témoignages, ceux de Shlomo Venezia et Filip Müller, mais aussi celui de Miklós Nyiszli, un médecin juif hongrois affecté aux crématoriums. Bien sûr, Shoah de Claude Lanzmann, notamment les séquences des Sonderkommando, avec le récit d’Abraham Bomba, reste une référence. Enfin, nous nous sommes également appuyé sur l’aide d’historiens comme Gideon Greif, Philippe Mesnard et Zoltán Vági.
Vous êtes-vous interdit des choses ?
Je ne voulais pas montrer l’horreur de face, ne surtout pas reconstituer l’épouvante en entrant dans une chambre à gaz tandis que les gens y meurent. Le film suit strictement les déplacements de Saul, donc s’arrête devant la chambre à gaz, puis y entre après l’extermination pour débarrasser les corps, laver, effacer les traces.
Ces images manquantes sont des images de mort, on ne peut pas toucher cela, le reconstituer, le manipuler.
Parce que je m’en tiens au point de vue de Saul, je ne montre que ce qu’il regarde, ce à quoi il fait attention.
Cela fait quatre mois qu’il travaille dans un crématorium : par un mécanisme de protection, il ne fait plus attention à l’horreur, donc je laisse l’horreur floue ou hors-champ. Saul ne regarde que l’objet de sa quête, c’est ce qui rythme visuellement notre film.
Comment filmer ?
Avec le chef opérateur, Mátyás Erdély, le décorateur, László Rajk, on s’était donné un code avant le tournage, une sorte de dogme : « le film ne peut pas être beau », « le film ne peut pas être séduisant », « ne pas faire un film d’horreur », « rester avec Saul, ne pas dépasser ses capacités de vision, d’écoute, de présence », « la caméra est sa compagne, elle reste avec lui à travers l’enfer »… Nous avons aussi voulu utiliser la pellicule argentique 35 mm et un processus photochimique à toutes les étapes du film. C’était le seul moyen de préserver une instabilité dans les images et donc de filmer de façon organique ce monde. L’enjeu était de toucher les émotions du spectateur – ce que le numérique ne permet pas.
Tout cela impliquait une lumière aussi simple que possible, diffuse, industrielle, nécessitait de filmer avec le même objectif, le 40 mm, un format restreint, et non le scope qui écarte le regard, et toujours à hauteur du personnage, autour de lui.
Saul porte une veste avec une grande croix rouge dans le dos…
Oui, c’est une cible. Les SS utilisaient cela pour mieux éliminer ces hommes s’ils fuyaient, et pour nous ce fut comme un viseur pour la caméra.
Vous aviez d’autres films en tête ?
Requiem pour un massacre d’Elem Klimov (1985) a été une source d’inspiration. Le film suit un garçon sur le front de l’Est en 1943 et reste avec lui à travers l’enfer de ses aventures d’une manière organique. Mais Klimov s’autorise des choses beaucoup plus baroques que nous.
Lors du premier plan du film, le flou est là, puis un visage soudain apparaît, celui de Saul…
Il sort du néant. Mon premier court métrage, With a Little Patience, débute comme cela également. Le spectateur, qui le voit surgir, comprend tout de suite qu’il va le suivre tout au long du film. On a beaucoup travaillé les gestes avec les acteurs. Les règles du camp, et la nécessité de la survie, imposent une gestuelle très précise : toujours regarder vers le bas, ne jamais croiser le regard d’un SS, marcher à pas réguliers, petits, rapides, baisser la tête, retirer son bonnet pour saluer, ne pas parler ou répondre clairement, en allemand.
On comprend rapidement qu’il existe plusieurs logiques contradictoires dans le camp : le règlement, la soumission aux SS, les solidarités entre membres des Sonderkommando, mais aussi des tensions, des rivalités, l’organisation d’une résistance.
Bien sûr, plusieurs attitudes existent au sein de l’horreur, du renoncement à la résistance. Et il existe plusieurs façons de résister. Dans le film, nous voyons la tentative de rébellion qui a effectivement eu lieu en 1944, la seule révolte armée dans l’histoire du camp d’Auschwitz. Saul, lui, choisit une autre forme de révolte, qui semble dérisoire. En poursuivant sa quête personnelle, Saul est conduit à naviguer entre ces différentes attitudes : récupérer le corps du garçon le conduit dans les salles d’autopsie, chez les médecins et anatomistes, trouver un rabbin le rapproche d’autres groupes de Sonderkommando ou de convois de juifs en route vers la mort, circuler dans le camp lui fait emprunter le chemin des résistants… Il voit tout cela par bribes, et le spectateur doit lui aussi comprendre par fragments. Personne n’a tout, chacun a des éclats et tente de construire une vision avec ça.
A un moment, Saul croise les résistants qui cherchent à photographier le processus d’extermination…
Ce qui est strictement interdit par les SS, bien sûr. A Birkenau, la résistance polonaise a introduit un ou plusieurs appareils photo chez les Sonderkommando, pour témoigner de l’extermination. Au prix de risques inouïs, ils ont réussi à photographier, juste avant la fermeture et juste après l’ouverture d’une chambre à gaz, les femmes qui s’approchent nues, puis les cadavres entassés, sortis dehors, qu’on brûle à même le sol.
Quatre photographies montrées lors de l’exposition Mémoire des camps, en 2001, quatre « images malgré tout »…
Ces quatre photos m’ont énormément marqué. Elles témoignent de l’extermination, comme des preuves, et posent des questions essentielles. Qu’est-ce que faire une image ? Qu’est-ce que l’on peut représenter ? Quel regard construire devant la mort et face à la barbarie ? Nous avons intégré ce moment au coeur du film, car cela correspond à un bout du trajet de Saul à travers le camp, il participe soudain, un temps, à la construction du regard sur l’extermination. Mais aussi parce que, comme mis en abîme, le statut de la représentation est interrogé là, et seulement là.
Le son joue un rôle important dans le film.
Avec l’ingénieur du son, Tamás Zányi, qui a participé à tous mes films, nous avons décidé de travailler sur un son à la fois très simple, brut, et aussi complexe, multiple. Il faut rendre compte de l’atmosphère sonore de cette usine des enfers, avec de multiples tâches, des ordres, des cris, et tant de langues qui se croisent, entre l’allemand des SS, les langues multiples des prisonniers, dont le yiddish, et celles des victimes qui viennent de toute l’Europe. Le son peut se superposer à l’image, parfois aussi prendre sa place, puisque certaines manquent et doivent manquer. Je comparerais cela à des couches sonores diverses, contradictoires. Mais il faut garder toute cette matière sonore brute, surtout ne pas la refabriquer en la polissant trop.
Qui est Saul, qui joue ce personnage ?
Géza Röhrig n’est pas un acteur, mais un écrivain, poète hongrois, qui vit à New York, que j’ai rencontré il y a quelques années. A un moment, j’ai pensé à lui. Sans doute car tout est mouvant et mouvement chez lui, sur son visage et son corps : impossible de lui donner un âge, il est à la fois jeune et vieux, mais il est aussi beau et laid, banal et remarquable, profond et impassible, très vif et très lent ; il bouge, remue vite, mais sait également très bien garder le silence et l’immobilité.
Ce personnage, et votre film, tentent d’opposer à l’usine de mort une cérémonie de la mort, à la machine des rites, au bruit une prière.
Quand il n’y a plus d’espoir, au fin fond de l’enfer, une voie intérieure dit à Saul : il faut survivre pour accomplir un acte qui a du sens, un sens humain, archaïque, sacré, qui est à l’origine même de la communauté des hommes et des religions, respecter le corps mort.
Propos recueillis par Antoine de Baecque