De Alberto Rodriguez – Espagne – 2015 – 1h44 – VOST
Avec Raul Arévalo, Javier Guttierrez…
L’histoire se déroule en 1980, dans l’Espagne post franquiste. Deux flics, que tout oppose, débarquent dans une petite ville d’Andalousie pour enquêter sur la disparition de deux jeunes filles victimes d’un prédateur sexuel. Dans cette période où l’Espagne se trouve en équilibre entre la jeune démocratie et les vieux démons franquistes, les deux flics incarnent cette dualité avec d’un côté un jeune flic muté de Madrid et de l’autre un vieux loup au passé trouble, adepte des interrogatoires musclés.
Alberto Rodriguez dit avoir été influencé pour ce film par Le corbeau de Georges Clouzot.
Grand succès public et critique en Espagne en 2014, La Isla minima a été récompensé par dix statuettes au Goya 2014.
Sur Allociné : La Isla mínima
Critique Télérama
C’est un paysage insolite, jusqu’ici négligé par le cinéma. Et pourtant, quel potentiel dramatique ! Le delta du Guadalquivir, avec ses milliers d’hectares de marécages couverts de rizières, est un véritable labyrinthe végétal et aquatique. On s’y cache, on s’y perd, on y trafique toutes sortes de biens plus ou moins licites. C’est dans cet univers sauvage, à quelques kilomètres de Séville et de la « civilisation », que deux policiers venus de Madrid débarquent au début des années 1980 pour enquêter sur la disparition de deux adolescentes aux mœurs soi-disant légères.
La transition démocratique que vit alors l’Espagne n’a pas encore conquis l’Andalousie profonde. Dans leur chambre d’hôtel, les deux flics découvrent des photos de Franco et de Hitler accrochées au crucifix. Et dans les champs de riz, le système presque féodal des latifundios a de beaux restes : le grand propriétaire terrien est au-dessus des lois, avec la bénédiction des autorités, qui préfèrent réprimer les ouvriers agricoles en grève… Cette injustice, Pedro, le plus jeune des deux enquêteurs, ne peut s’y résoudre, même si son idéalisme lui a déjà coûté cher : il a écopé d’une mutation disciplinaire, quelques années plus tôt, pour avoir dénoncé un supérieur corrompu. Son partenaire a plus de bouteille (dans tous les sens du terme !) et moins de scrupules : Juan est le genre de flic qui tape d’abord pour discuter ensuite, et ne s’embarrasse pas trop des subtilités du code de procédure pénale.
L’opposition de style entre le « good cop » et le « bad cop » est un classique, sinon un cliché du polar. La Isla mínima la rend plus complexe, dévoilant aussi bien la part d’ombre du « gentil » Pedro (Raúl Arévalo, découvert en steward gay dans Les Amants passagers d’Almodóvar) que la séduction ambiguë du cynique Juan (Javier Guttiérez, impressionnant). A l’image des marais, où la fange sommeille sous l’eau trouble, les frontières entre la loi et le crime, entre le bien et le mal deviennent floues. Alberto Rodríguez utilise à plein ce surprenant décor naturel, tantôt écrasé par un soleil aveuglant, tantôt noyé sous le déluge d’un orage dantesque. Images étonnantes et scènes d’action spectaculaires : notamment la splendide poursuite automobile dans la poussière, sur les chemins étroits des canaux… Les visions oniriques d’oies sauvages dans le ciel, les apparitions répétées d’une « voyante » autoproclamée donnent, par moments, au film une dimension surnaturelle : il y a du True Detective, la formidable série de Nic Pizzolatto, dans cette traque au tueur en série qui réveille les fantômes du passé…
Critique de Samuel Douhaire (Télérama du 15/07)
Ce sixième film d’Alberto Rodríguez a obtenu 10 Goya en Espagne (équivalent des César français).
Critikat
Conflit de générations
Pedro, jeune policier idéaliste, est envoyé dans la région marécageuse du Guadalquivir, pour enquêter sur le meurtre de deux jeunes filles. Là, il fait équipe avec Juan, un vieux flic aux méthodes peu orthodoxes, héritées de sa carrière dans la police franquiste. Progressivement, le duo découvre de nombreuses disparitions féminines non élucidées dans la région qui pourraient bien attester de la présence d’un serial-killer. Mais, l’Espagne a beau ne plus être sous la coupe du dictateur, la méfiance vis-à-vis des forces de l’ordre persiste, compliquant diablement la tâche de deux enquêteurs.
Présenté comme le True Detective espagnol et auréolé de dix Goyas à la dernière cérémonie (l’équivalent des Césars), La Isla Mínima a de quoi attiser la curiosité du public français. Dès le générique et ses splendides et angoissantes vues aériennes du Guadalquivir, le ton est donné. Comme dans la série américaine à laquelle on le compare, le film tisse une analogie entre paysage et psyché, les sinuosités du fleuve épousant les tourments espagnols. Toutefois, bien que les deux fictions s’arriment au genre du polar, les comparaisons s’arrêtent là. Loin d’un quelconque ésotérisme, La Isla Mínima s’ancre a contrario dans le quotidien d’une région reculée (et d’une beauté plastique inouïe à qui Alberto Rodríguez rend un formidable hommage) où la grande Histoire peine à s’inscrire. En cela, l’enquête bicéphale offre un intelligent bilan générationnel du pays : les Anciens nourris par la violence d’État de Franco et inaptes à repenser le monde sous une nouvelle grille de lecture et les Modernes, idéalistes démocrates, ignorant le passé et prêts à tout pour s’en défaire. La confrontation de ces deux hommes, de leur parcours personnel, de leurs méthodes, déconstruit le manichéisme simpliste que le regard contemporain porte sur cette étrange période (les sept années entre la mort de Franco en 1975 et l’élection de Felipe González en 1982).
Viva España !
Si le cinéaste se contentait de cette salutaire introspection historique, La Isla Mínima serait d’ores et déjà une réussite mais la capacité du réalisateur à ne pas sacrifier le volet polar de son long métrage à la seule autopsie sociétale hisse le film à un niveau supérieur. Manœuvrant habilement entre rebondissements et enquête, Alberto Rodríguez livre un spectacle haletant, à l’image de cette course poursuite nocturne, où les découvertes macabres voisinent avec une tension dramatique jamais relâchée. De bout en bout, La Isla Mínima fascine par la maîtrise de sa mise en scène, la fulgurante beauté des espaces andalous qui n’ont rien à envier au bayou américain et l’impeccable prestation de son casting. Dépaysant par son cadre et familier par son usage des codes du polar, La Isla Mínima démontre que l’Espagne abrite en son sein des forces vives cinématographiques (plébiscitées par le public, la critique et les professionnels), réflexives sur le passé totalitaire du pays, déférentes envers leurs références anglo-saxonnes et incroyablement créatives et singulière.
Ursula Michel – Critikat