LA BETE. De Bertrand Bonello – France/Canada – 2023 – 2h26. Avec Léa Seydoux, George MacKay, Guslagie Malanda, Dasha Nekrasova…
Dans un futur proche où règne l’intelligence artificielle, les émotions humaines sont devenues une menace. Pour s’en débarrasser Gabrielle doit purifier son ADN en replongeant dans ses vies antérieures. Elle y retrouve Louis, son grand amour. Mais une peur l’envahit, le pressentiment qu’une catastrophe se prépare. Les quatre dernières années de Bertrand Bonello ont été denses artistiquement, avec trois longs métrages en tant que réalisateur, autant comme scénariste, sans oublier son rôle court mais inoubliable du père de l’héroïne de Titane de Julia Ducournau. Après une première mondiale à la Mostra de Venise l’été 2023, c’est du côté de La Roche-sur-Yon et sa compétition internationale de qualité qu’on retrouve La Bête, nouveau projet ambitieux du réalisateur de Saint-Laurent (2014). Son scénario est un kaléidoscope vertigineux où l’on voit se superposer des couches d’histoires, chacune située dans une trame temporelle différente, que ce soit le début du XXème siècle, le futur proche, ou encore un présent qui n’est pas tout à fait le nôtre. Toute la structure de cette histoire repose sur deux personnages, Gabrielle Monnier, jouée par Léa Seydoux, littéralement de tous les plans, et Louis, où l’on retrouve l’acteur britannique George MacKay (1917). La Bête n’est pas un film facile d’accès : l’enchevêtrement des scènes peut donner le tournis et le sens du script ne se donne pas aisément. D’une certaine manière, l’introduction du film, où l’on voit Léa Seydoux devant un fond vert, exécutant les directives d’une voix-off qui semble être celle d’un cinéaste, dédramatise tout de suite les possibles difficultés du spectateur à se retrouver dans les différents fils de la narration. Bonello expérimente et il y a quelque chose de jubilatoire à le voir mettre en scène son actrice face à diverses situations qui tournent toutes autour du même axe.
Il est avant tout question de peur « primale » dans La bête, le titre même représentant un point de fixation, une façon de définir ou de nommer cette inconnue qui habite les discussions et l’âme de Gabrielle. C’est un enjeu constamment en filigrane qui justifie à lui seul les multiples basculements de l’histoire. Une fois ce point de compréhension derrière nous, il est plus facile de contempler toute la splendeur du film, qui présente un lot de points de vue impressionnants par le biais des caméras, divisant l’écran en deux ou quatre plans, notamment grâce au motif de la caméra de surveillance d’une grande villa californienne. Ces idées permettent de se rendre compte ce qui anime Gabrielle de façon viscérale : elle doit faire un choix. Que faire de sa vie ? Doit-elle succomber à sa peur ? Vivre comme elle le souhaite ou se laisser aller aux injonctions d’une société qui s’est déshumanisée pour éviter les drames du passé qui ont désigné les affects, les sentiments, comme responsables de tout. C’est dans le dénouement de ces questionnements que Léa Seydoux rappelle quelle grande comédienne elle peut être, vibrante dans les cadeaux de jeu qu’elle offre. La bête est aussi un grand film en terme de direction artistique. Que ce soit l’atelier de poupées, les rues de Paris sous les eaux, ou Gabrielle au volant de sa voiture dans les collines de Los Angeles… Tout est beau et incroyablement travaillé pour donner vie à chaque séquence. La boite de nuit, changeant de nom chaque soir pour épouser celui d’une année du XXème siècle, est un modèle dans le genre, à la fois simple et épuré mais terriblement incarné pour donner l’effet souhaité à la scène, avec des musiques parfaites pour en rehausser le trait.
Si La Bête est un film difficile, c’est surtout un spectacle exigeant et virtuose qui met extraordinairement bien en valeur son duo d’acteurs. Bertrand Bonello montre admirablement à quel point il continue d’essayer de nouvelles choses à l’écran, revitalisant son cinéma avec de nouveaux défis visuels passionnants dans lesquels il ne faut pas craindre de se plonger. Cette immersion-là, si on l’accepte, offre des moments de délices cinématographiques rares qui vont bien au-delà des simples enjeux narratifs habituels.
– Critique du BLEU DU MIROIR –