Koji Fukada (Suis-moi, je te fuis – Fuis-moi, je te suis)

Né le 5 Janvier 1980 à Koganei

Japon

Réalisateur, scénariste, monteur, producteur

Au revoir l’été, Harmonium, L’Infirmière, Suis-moi, je te fuis / Fuis-moi, je te suis

Koji Fukada : « Je trouvais assez subversive cette remise en question du concept de femme fatale »

Découvert en France en 2014 avec Au revoir l’été, le cinéma du Japonais Koji Fukada sait se rendre imprévisible en décrivant toutes sortes d’embardées. La dernière en date nous plonge dans un diptyque Suis-moi je te fuis/Fuis-moi je te suis de deux fois deux heures : une histoire d’amour étrange et rebondissante qui souligne en filigrane les maux du Japon contemporain.

Quel processus a mené à ce film en deux parties ?

Le premier déclic fut ma découverte du manga original, The Mark of Truth (Honki no Shirushi, 2000-2003) de Mochiru Hoshisato, quand j’étais étudiant en cinéma. Quinze ans plus tard, mon producteur sur Harmonium (2016), à qui j’en avais parlé, est revenu vers moi, et on a présenté le projet à une chaîne de télévision locale, Nagoya TV. Le format sériel me semblait convenir à l’adaptation, un récit au long cours qu’il est difficile de faire entrer dans un long-métrage sans procéder à de nombreuses coupes, et donc faire sauter plein de détails de l’histoire. Les échos consécutifs à la diffusion de la série ont été extrêmement positifs. J’ai pensé qu’exploiter ce matériau pour le cinéma permettrait de dépasser son audience seulement locale.

Quelles sont les différences entre les deux versions ?

La série diffusée comportait dix épisodes de vingt-trois minutes chacun. J’ai commencé par tout mettre bout à bout en supprimant les génériques et les coupures pub, pour voir si ce serait exploitable en tant que tel. Mais le rythme ne collait plus, et l’ensemble, ramené à un seul bloc, donnait quelque chose de très monotone. Il a fallu déconstruire toute la dramaturgie pour en faire un véritable film. L’autre point qu’il a beaucoup fallu modifier, c’est le son. Pour la télévision, on avait « poussé » les dialogues, afin que la série puisse être vue partout, y compris sur smartphone dans un environnement bruyant. Pour la diffusion en salle, il a fallu tout remixer. Et c’est finalement ce travail-là qui m’a pris le plus de temps.

Comme certains de vos films précédents, celui-ci joue sur le motif de l’intrusion d’une personne dans le quotidien d’une autre. Est-ce cela qui vous a intéressé ?

En adaptant ce manga à l’écran, je me suis en effet rendu compte qu’il était corrélé à mes films précédents. Ce qui m’intéressait vraiment, c’était le portrait de femme qui s’en dégageait. Ukiyo y est d’abord perçue comme une aguicheuse, elle reconduit l’archétype de la « femme fatale », un motif récurrent, que ce soit dans la littérature ou au cinéma. Mais selon moi, elle n’est considérée ainsi que parce qu’elle évolue dans une société masculiniste, patriarcale. Je trouvais assez subversive cette remise en question du concept de femme fatale, qui plus est dans un magazine de bande dessinée de l’époque, consacré à un lectorat d’adolescents masculins. Pour l’adaptation, j’ai relu le manga sous cet angle-là, avec en arrière-fond tous les débats actuels sur les questions de genre.

L’histoire d’amour est ici construite sur une bascule du masculin au féminin…

Il faut bien voir que les deux personnages ne partent pas du même endroit. On a d’abord l’impression que c’est Tsuji, l’homme, qui a le plus à perdre, parce qu’il a une situation sociale dont Ukiyo, la femme, est dépourvue. Elle part de zéro. Le cheminement accompli vers une authenticité des sentiments est plus violent pour lui à cause précisément de cette différence de statut social. Elle ne peut pas tomber plus bas qu’elle ne l’est déjà, tandis que lui, ayant goûté au privilège d’être un homme dans une société masculiniste, est très affecté par la perte de son statut. C’était important pour moi de décrire cette société dans laquelle les hommes sont considérés comme des victimes dès qu’il leur arrive la moindre chose, alors qu’en réalité ils ont toujours été mieux lotis que les femmes.

Le film est également très critique envers la vie de bureau, la culture d’entreprise, qui consolide l’édifice de l’hypocrisie sociale…

La vie en entreprise au Japon reste structurée à peu près de la même manière que la vie en dehors de l’entreprise, c’est-à-dire avec des règles qui en général servent plutôt les intérêts de l’homme que ceux de la femme. Comme je n’y travaille pas moi-même, je ne suis peut-être pas tout à fait légitime pour en parler. Mais je peux parler de mon propre milieu professionnel, celui du cinéma. La maternité, par exemple, y est très difficile à assumer pour les femmes qui travaillent, incitées à quitter leur poste dès qu’elles ont des enfants. Ce qui n’inquiète que très peu les hommes de notre corporation. Le Japon conserve des inégalités très fortes, probablement plus fortes qu’en France.

Aussi : « Suis-moi je te fuis/Fuis-moi je te suis » : l’amour à contretemps par Koji Fukad

C’est l’histoire la plus simple du monde : un garçon rencontre une fille et il leur faudra tout le temps d’un film pour reconnaître l’amour entre eux, parce qu’on ne sait pas bien quel autre nom donner à cet impératif persistant qui ne ressemble à aucun autre lien. Il leur faudra aussi le nommer : « Je t’aime » seront les derniers mots prononcés, comme une formule magique délivrant chacun de l’informulé. Romance ordinaire, dira-t-on. A ceci près que son cheminement, lui, ne l’est pas, mais fait même tout l’intérêt de ce nouveau film, divisé en deux volets, du Japonais Koji Fukada, réduction pour le grand écran d’une série télévisée en 10 épisodes adaptée du manga The Mark of Truth de Mochiru Hoshisato. De cette source feuilletonesque, le diptyque conserve les rebondissements successifs, la ligne sinueuse, toutes choses que reflète bien la forme chiasmatique de son double titre : Suis-moi je te fuis et Fuis-moi je te suis.

Tsuji (Win Morisaki), modeste commercial dans une entreprise de jouets, fricote avec plusieurs de ses collègues, bien que le règlement intérieur prohibe toute relation amoureuse au sein d’un même service. Tout dans sa vie sentimentale est à l’avenant, transpirant l’indécision, comme l’ersatz de conjugalité qu’il maintient avec sa supérieure Naoko (Kei Ishibashi), à la discrétion de sa garçonnière. Un soir, au « konbini » du coin (la supérette japonaise), il tombe sur Ukiyo (Kaho Tsuchimura), une inconnue égarée, qu’il sauve dans la foulée d’une panne de voiture sur un passage à niveau. L’incident aurait pu se clore ainsi, mais cette femme mystérieuse, véritable nid à problèmes, ne cessera plus de se rappeler à lui. Intrigué autant qu’irrité par son comportement erratique qui cache surtout une véritable dégringolade sociale, Tsuji s’obstine à lui prêter main-forte, paye ses dettes, l’héberge, la soustrait à la convoitise de ses créanciers yakuzas. Complexe du chevalier servant ou séduction déguisée ? La réponse est plus simple : quelque chose en lui le pousse à le faire.

On connaissait jusqu’alors Koji Fukada, 42 ans, figure de la jeune scène indépendante nippone, comme un contempteur acide et clinique de la société japonaise, dont l’œuvre prolixe et inégale, constituée d’objets très différents (le dessin animé La Grenadière d’après Balzac, la fable futuriste Sayonara, le drame déliquescent de L’Infirmière), n’hésitait jamais à appuyer sur la pédale de l’ambiguïté et du malaise. En puisant dans la culture populaire, le cinéaste arrondit les angles les plus obtus de son cinéma, et aussi bien poursuit l’un de ses plus récurrents motifs : l’intrusion d’un tiers dans un quotidien bien réglé, qui va en bousculer les assises et en provoquer le déraillement – c’était notamment le cas dans Hospitalité (2010), Harmonium (2016) ou L’Infirmière (2019). Si Tsuji représente à sa façon un ordinaire nivelé, celui du salariat encravaté et de la commodité sentimentale, Ukiyo déboule dans sa vie comme un vent de fiction. Ses incohérences, ses errements font miroiter à son endroit un monde obscur, un contre-récit parallèle, qui contrevient aux mornes habitudes et petits arrangements du quotidien. Entre le jeune salarié et elle s’installe une relation arythmique, instable, toute de contretemps et de déphasages, faite d’énergies et de mouvements contradictoires et qui les entraîne tous deux dans une longue perspective de temps – plusieurs années.

Jeu de répétitions

D’abord du côté de Tsuji, la mise en scène relaye son regard sur Ukiyo, attiré mais d’abord surplombant, empreint de réprobation face à une indigence jugée inconvenante. De subtils glissements de perspective révèlent toutefois que sa position n’est pas exempte d’équivoque, lui qui au bureau court plusieurs lièvres à la fois ou laisse mijoter sa « régulière » dans l’indécision.

D’un volet l’autre, la mise en scène opère un magnifique renversement de point de vue, qui fonctionne aussi comme une inversion des pôles masculin et féminin. Alors qu’on bascule aux côtés de la jeune femme, Tsuji se retrouve à son tour en position de demande et donc de faiblesse, et sera même un temps évacué du récit, rejoignant ces limbes obscurs dont était sortie Ukiyo. Un jeu de répétitions et de symétries s’installe ainsi de l’un à l’autre qui semblent évoluer sur des orbites opposées, mais se reconnaissent une adhérence par le vide, par le manque. La mise en scène sans effusion de Koji Fukada travaille ici dans un cadre plus classique qu’à l’accoutumée, évitant certaines outrances passées dans la recherche d’une originalité à tout prix. C’est ici avec mesure, habileté et une touche bienvenue de romanesque (sans graisse ajoutée), qu’il distille les présages extirpant les personnages de leur brouillard quotidien : un emballage de jouet déchiré, un feu d’artifice tiré en pleine nuit, une cicatrice au poignet, leurs passages par des milieux interlopes (yakuzas, bars à hôtesses), sont autant de signaux qui les rappellent à une autre existence, comme aux affres de sentiments maintenus sous cloche par le monde social.

D’une scène à l’autre, le cinéaste déploie toute une rhétorique du basculement, du glissement : zooms à progression lente, soudains changements d’axe, jeux sur les parois et les reflets, qui accompagnent les relations pendulaires de personnages pris dans un perpétuel chassé-croisé, cherchant comme à se mettre en phase. Toute la beauté du film réside dans cette formidable tapisserie de détours et de contournements qui retardent indéfiniment l’acceptation des deux amants. Entretemps, Fukada cartographie une société japonaise et un monde du travail qui fonctionnent comme une grande machine à refouler les sentiments véritables, selon des termes rationnels et verticaux qui encouragent la partition hermétique entre vie professionnelle et vie privée – soit une forme de schizophrénie institutionnalisée. Dans ce paysage corseté, la désaliénation en passe par l’irrationnel, aux forces duquel Tsuji et Ukiyo devront se vouer entièrement, se sabordant socialement pour mieux renaître l’un à l’autre, se retrouver au bout d’un chemin qui coïncide évidemment, par un bel effet de boucle, avec son origine. Et si cela prend, comme ici, deux fois deux heures, c’est parce que dans un monde qui organise socialement sa négation, l’amour est à recommencer depuis le début, et à reculons.

Par Mathieu Macheret pour Le Monde.

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