Né le 16 octobre 1962 à New York
Etats-Unis
Dramaturge, scénariste, réalisateur
Tu Peux compter sur Moi, Margaret, Manchester by the Sea
Il a longtemps récrit les scénarios des autres avant de passer derrière la caméra, et de livrer bataille aux grands studios d’Hollywood. Alors que sort aujourd’hui le puissant mélodrame “Manchester by the sea”, son troisième film en seize ans, Kenneth Lonergan semble enfin tenir sa revanche.
Vous aviez presque 40 ans quand vous avez tourné votre premier film, Tu peux compter sur moi (2000). Vous étiez alors scénariste, qu’est-ce qui vous a poussé vers la réalisation ?
Kenneth Lonergan : A la base je suis dramaturge et, en plus des pièces que j’écrivais, j’ai longtemps retouché des scénarios pour des studios hollywoodiens. Cela signifie être au service du producteur et du réalisateur du film, qui gardent la propriété artistique du projet, mais c’est un bon moyen de gagner sa vie. On ne peut de toute façon jamais contrôler le destin d’un scénario à Hollywood. C’est ce qui m’a décidé à devenir réalisateur, car à cette place, on a quand même davantage la main sur le script.
Votre travail de réécriture de scénarios vous a conduit à exprimer des critiques assez vives sur le système hollywoodien…
Il y a des films hollywoodiens que j’aime beaucoup. Je m’oppose simplement à la mécanique de la réécriture sans fin dans l’usine hollywoodienne. Et ce n’est pas la faute des scénaristes. Le problème est que les studios pensent pouvoir contrôler les ventes d’un film en changeant son contenu, et c’est sur le scénario qu’ils veulent intervenir. Comme les directeurs de studios ne savent pas faire le travail d’un preneur de son, ils laissent les preneurs de son en paix. Et ils ne peuvent pas intervenir sur le travail du metteur en scène, car tout le monde ne sait pas diriger un film. Tout le monde ne sait pas non plus jouer devant une caméra, les comédiens sont donc tranquilles eux aussi. Mais tout le monde sait lire et écrire, et ça donne le droit de faire et défaire le travail des scénaristes. Le montage est également considéré comme un domaine où les dirigeants de studios ont un savoir-faire, une autorité. Au bout du compte, tout n’est heureusement pas si mauvais. Beaucoup de cinéastes indépendants arrivent encore à faire leur chemin dans ce système.
Le texte est-il plus respecté au théâtre ?
Au théâtre, tous ceux qui entourent le dramaturge sont là pour servir sa pièce. Si c’était vrai aussi au cinéma, on verrait bien plus de bons films ! Mais aujourd’hui, le théâtre est, comme le cinéma, dominé par le star system, c’est la présence d’acteurs connus qui permet qu’une pièce soit montée. C’est dommage car beaucoup de comédiens de grand talent restent dans l’ombre alors qu’ils mériteraient de grands rôles dans de grandes productions. Pour les dramaturges, le problème est que le théâtre ne permet pas de vivre, et beaucoup abandonnent. Moi, j’aime tant le théâtre et le cinéma que je suis prêt à affronter toutes les difficultés.
Votre second film, Margaret (2011), est devenu emblématique de ce que peut être un bras de fer désastreux avec un studio hollywoodien. Que s’est-il passé ?
D’abord, il n’y a eu aucun problème. Aucun problème pour l’écriture, aucun problème pour le tournage et même aucun problème pour le montage. Mais ensuite, les conflits avec le studio ont commencé. Il s’agissait de Fox Searchlight, des gens qui se sont toujours présentés comme des partenaires des cinéastes indépendants. Il y a pourtant eu beaucoup d’interférences de leur part. Ils étaient très butés, j’étais très têtu. Tout ça a pris des proportions insensées. Les gens du studio étaient tellement furieux contre moi qu’après avoir imposé leur montage, ils n’ont même pas donné au film une vraie sortie en salles. C’était vraiment infernal !
En plus, mon producteur a fait un procès au studio et m’en a fait un à moi aussi. Finalement, j’ai pu terminer le film dans la version que je désirais pour une édition en DVD et j’étais très reconnaissant que cette solution puisse être trouvée. En un sens, tout s’est bien terminé mais ça a été un cheminement très dur. Dans ma version, Margaret dure trois heures et dix minutes. La version plus courte n’est pas aussi bonne et elle paraît paradoxalement plus longue !
Manchester by the sea est donc pour vous, comme pour le personnage de Casey Affleck dans le film, un retour à la vie ?
Je ne sais pas jusqu’à quel point le personnage de Casey revient à la vie. Il y revient un peu et j’y reviens un peu moi aussi. Mais ce qui lui arrive est beaucoup plus grave que ce que j’ai vécu.
Vos trois films racontent des vies confrontées à des tragédies imprévisibles. Ce sont des éléments classiques en termes de scénario…
Sans doute, oui. Mais il n’y a jamais eu de ma part de volonté d’utiliser précisément ces éléments-là. Je ne me suis moi-même réendu compte que très récemment qu’on pouvait faire ce lien entre mes trois films. A chaque fois qu’on se lance dans une nouvelle histoire, tout est nouveau. Les répercussions du drame sont d’ailleurs très différentes dans chacun de mes trois films. Il y a toujours un accident, une tragédie, mais ensuite le point de vue qu’on a sur l’histoire varie à chaque fois.
Margaret parle d’une adolescente qui essaie de tracer sa voie à travers une vie devenue compliquée, avec toutes sortes de gens qui lui barrent le chemin. Manchester by the sea ne raconte pas cela, c’est l’histoire d’un homme qui a tout perdu et qui essaie simplement de s’en sortir au jour le jour. Que font les gens quand la vie prend une tournure terrible et qu’ils ne peuvent rien y faire ? C’est le sujet du film.
Est-il délicat d’écrire l’histoire de personnages qui ont vécu des épreuves et en souffrent encore ?
C’est très délicat. J’ai essayé de respecter la réalité humaine, l’émotion d’une telle situation. Je suis père et, dieu merci, je n’ai rien eu à vivre de tel. Mais, même quand tout va bien, on vit avec des peurs qui sont parfois terribles. Ou bien on lit deux lignes dans le journal sur une famille décimée dans un accident et, l’espace de quelques secondes, on se projette dans cette tragédie. J’ai toujours été perturbé par ces drames quotidiens qui surgissent n’importe où.
Quand j’écris, je ne pense jamais en termes de cinéma de genre ou en cherchant des repères dans des films que j’ai vus. Je me dis simplement : si c’était vrai, que se passerait-il ? Si j’ai l’impression que c’est artificiel, comment puis-je arriver à un sentiment de vérité ? C’est comme si l’histoire était en moi. Tout mon travail est alors de permettre à cette histoire de s’exprimer dans toute son authenticité. Tout doit être au service de cela, je ne pense à rien d’autre.
La structure de Manchester by the sea est très élaborée, avec des retours en arrière qui se mêlent au présent. S’agissait-il pour vous d’éviter les pièges du mélodrame et d’aborder l’émotion avec tact ?
Non, il s’agissait de trouver l’histoire que je voulais raconter. Les retours en arrière semblaient très justes pour définir le personnage que joue Casey, qui revient sans cesse à sa vie d’avant le drame en se demandant ce que cette vie est devenue. Il continue à vivre en partie dans le passé. Quand il passe la porte de chez lui, c’est comme s’il entrait dans ce passé et ça devient insupportable. Mais cet homme doit revenir en arrière, sur les lieux de sa vie d’avant, pour aider son neveu, par amour pour son frère qui vient de mourir. Le retour en arrière, c’est son histoire.
Votre mise en scène est simple, épurée, classique…
Oui, je crois. On a essayé de rendre le scénario le plus juste, le plus expressif possible. Il faut chercher la vérité, dans les petits moments comme dans les grands : quand le personnage que joue Casey revient chez lui et qu’il n’a pas la commande à distance pour ouvrir la porte du garage, comme quand il tombe par hasard sur son ex-femme en ville et découvre qu’elle est enceinte.
Au cinéma, quand quelqu’un meurt, on passe directement au cimetière à la scène suivante. Mais dans la vie, quand quelqu’un meurt, il y a toutes sortes de choses à faire auxquelles on n’aurait jamais pensé, des coups de téléphone, des formalités à régler. J’ai voulu raconter la réalité pour être dans la vérité.
Avez-vous été guidé par le travail d’autres cinéastes ? Dans la description d’une communauté soudée autour d’un drame, Manchester by the sea fait parfois penser à Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino…
C’est un de mes films préférés, peut-être m’influence-t-il. Cimino décrivait des personnages appartenant à une communauté russe orthodoxe, un milieu très spécifique dans une petite ville en Pennsylvanie, et il nous donnait l’impression de connaître ces vies, de les comprendre. Ce qui était si spécifique devenait universel. J’adore quand un cinéaste arrive à cela, c’est magique.
J’admire tant de réalisateurs… Mais je ne peux pas me permettre d’avoir leur travail en tête quand je tourne. Il m’arrive parfois de penser à un film où une solution intéressante avait été trouvée, mais j’essaie surtout de penser à l’histoire comme si elle était vraie, tout le temps. Je sais que c’est inventé mais je fais comme si tout existait.
Beaucoup de gens voient dans votre film la preuve que le cinéma américain peut continuer à être très bon, ce dont on finit parfois par douter. Qu’en pensez-vous ?
Je crois que les acteurs de Manchester by the sea sont vraiment très bons. Mais je ne peux pas faire de commentaire sur mon propre travail, ce serait immodeste. Disons que j’ai fait du mieux que je pouvais. C’est vrai que le cinéma américain est souvent fabriqué selon des formules toutes faites, mais on trouve encore beaucoup d’exemples du contraire.
Il y a au cinéma quatre catégories dans lesquelles tous les films peuvent se retrouver. Première catégorie : la grande qualité que les gens ne reconnaissent pas. Deuxième : la grande qualité que les gens apprécient. Troisième : la mauvaise qualité que les gens prennent pour de la bonne. Et quatrième catégorie : la mauvaise qualité que personne n’aime. Je vous laisse décider où ranger Manchester by the sea !
Frédéric Strauss pour Télérama le 14/12/2016