USA
Réalisatrice, scénariste, monteuse
Old Joy, Wendy et Lucy, La Dernière Piste, Certaines Femmes
Kelly Reichardt revient sur le tournage de «Certaines Femmes» dans le Montana, ses inspirations et l’Amérique de Trump.
Auriez-vous pu tourner ce film ailleurs que dans le Montana ?
Les nouvelles de Maile Meloy que je voulais adapter s’y situaient, et elles avaient cette dimension si visuelle que je pouvais immédiatement me représenter les scènes et me demander où j’allais placer la caméra. C’est un Etat que je traverse souvent en voiture et que je voulais connaître mieux. Pourtant, j’ai aussi cherché en Idaho, ça aurait pu fonctionner, mais des raisons de financement ont tranché la question. J’avais initialement peur que les villes là-bas soient trop mignonnes et pittoresques, trop classiquement westernisantes. Mais on a trouvé ce ranch, absolument parfait. Et une fois installés, la région s’est imposée comme une évidence : c’était un Montana movie.
C’est-à-dire ?
Ces montagnes toujours à l’horizon qui enserrent d’immenses espaces, la vie très reculée qu’y mènent notamment les ranchers, qui doivent consentir à un réel effort pour croiser un autre individu. Et puis des conditions très éprouvantes pour tourner ! A cause du froid, notamment, de l’intensité du vent et de l’imprévisibilité du temps. J’espérais de la neige, je m’imaginais un film beaucoup plus blanc que brun. Et puis, enfin, il y avait beaucoup d’animaux à filmer, notamment les chevaux, qui n’en faisaient qu’à leur tête. Ce ne fut vraiment pas simple. Mon assistant me disait d’utiliser les chevaux qui voulaient coopérer plutôt que de m’entêter avec les autres, arguant que personne ne s’en rendrait compte («Un cheval ressemble toujours à un autre cheval»), mais je les différenciais si spontanément que cela me semblait absurde.
Il y a souvent des animaux dans vos films…
J’aime beaucoup les animaux, et je n’en utilise presque jamais qui soient dressés, ce qui engendre souvent un chaos difficile à juguler, lequel nécessite un dispositif très ouvert sur la spontanéité. Je ne sais pas pourquoi je m’inflige ça, de la même façon que je n’ai vraiment pas du tout de passion pour le froid, et je m’obstine pourtant à écrire des scénarios hivernaux (rires). Cela dit, ça me plaît toujours quand il y a des chiens sur le plateau, cela annihile la tension de tout le monde. Et jouer avec un animal est très stimulant pour un acteur, qui doit rester en permanence aux aguets pour répondre à l’imprévu, que ce soit le regard ou un coup de corne, plutôt que de se focaliser sur son texte.
Un fil discret sillonne le film, du pittoresque factice d’une danse à l’identité de votre troisième héroïne, comme une archéologie de la question amérindienne…
Oui, dès le premier plan, la première chose qu’on entend est une native song. C’était une chose très importante pour moi d’explorer ça au Montana, après avoir beaucoup lu l’écrivain de là-bas James Welch, qui a considérablement écrit sur les différentes tribus et communautés. Et quand j’ai fait mes repérages, je me suis dit que c’était l’un des endroits les plus «blancs» où j’aie mis les pieds ! Pourtant, partout où vous allez, au restaurant, à l’école, à l’hôtel, la moindre serviette, le moindre rideau, ou la manière dont les mannequins sont vêtus dans les magasins, tout fait référence à la culture amérindienne, sur un mode plus ou moins modernisé. Et pourtant, pour voir des visages bruns, il faut sortir des villes et aller dans les réserves. C’est fou combien c’est présent partout, et combien tous ces signes ont été intégrés sans qu’il en soit fait autant avec les personnes. Dans le segment autour du personnage de Michelle Williams, il y a cette dimension de mise à jour du western, avec cette femme qui veut mettre la main sur des pierres anciennes tout en s’efforçant de ne pas culpabiliser.
Au rang de vos inspirations visuelles, vous citez plus volontiers des photographes ou des peintres que des cinéastes. Vous êtes plus nourrie par des images figées ?
Je passe mon temps à décortiquer des films en tant que prof et, sur mon temps libre, je tends à aller vers d’autres choses. J’aimais les partitions chromatiques de Milton Avery. Il y a une humeur, un sentiment difficile à décrire dans les toiles d’Alice Neel, à travers par exemple les postures de ses figures féminines, qui m’a beaucoup inspiré. Et avoir sous la main les photos de Stephen Shore m’a servi pour les nombreux plans de parkings. Je voulais trouver de la beauté dans une vision d’un décor moche, qui ne soit romanticisé en rien. En tant que cinéaste tournant des fictions ancrées dans le présent, il faut savoir embrasser la laideur. Car les voitures d’aujourd’hui sont assez affreuses, tout comme une bonne part de l’architecture moderne de ces villes. Il faut se confronter à la mocheté, si l’on veut éviter de tomber dans l’illustration mignonnette ou l’imagerie pub. C’est un vrai enjeu de ne pas chercher à rendre les choses cool ou tendance en les filmant. Sur ce film, j’ai aussi dû réapprendre à tourner en intérieur, à me confronter aux quatre murs, après des projets majoritairement en décors naturels. J’ai beaucoup pensé au travail de Chantal Akerman, à sa façon de cadrer les espaces et d’accorder aux corps la liberté d’entrer et de sortir du cadre. C’est peut-être la part la plus plaisante de la fabrication d’un film, cette enquête que l’on mène, à travers des textes ou des images qui nous offrent des ressources, nous permettent d’approfondir des angles d’attaque par rapport à des problèmes que l’on se pose.
Pouvez-vous parler de Lily Gladstone, révélation du film ?
Elle est… autre. Et je ne peux pas prétendre la connaître bien, car je l’ai surtout vue sous les traits d’un personnage tout au long du tournage, pour ne presque pas la reconnaître lorsque je l’ai recroisée à l’occasion d’interviews ou de cérémonies. C’est extraordinaire comme on peut placer une caméra à 30 centimètres de son visage sans que cela semble l’affecter d’aucune manière. Rien ne la dérange dans le travail, elle a quelque chose de très enfantin dans sa spontanéité, son enthousiasme, et en même temps elle saisit tout à une vitesse folle, avec un investissement absolu. Je ne peux imaginer ce que serait ce film sans elle, sans ce qu’elle lui apporte émotionnellement. On ne sait jamais à l’avance ce qu’elle va faire. Toutes ses actions trouvent leur source dans l’instant présent et ont quelque chose d’un don qui vous est fait.
On parle beaucoup de bulles depuis l’élection de Trump, et les vies que le film dépeint ressemblent justement à des bulles sur le point d’exploser…
Le personnage de Fuller, dans la première partie, est celui qui aurait le plus nettement voté Trump. Il est complètement «Make America Great Again» : il a probablement passé les vingt-cinq dernières années à regarder Fox 5, et soudain le système ne travaille plus pour lui dès lors qu’il se retrouve avec un problème très légitime sur les bras. Il se sent trahi. Mais tout, dans ce coin, paraît sous cloche, avec l’encerclement des montagnes, alors qu’il y a beaucoup d’échanges avec la Californie – beaucoup d’argent vient de là-bas. J’étais dans le Nebraska une semaine avant l’élection, et personne ne voulait parler de politique, jusqu’au jeune garçon qui vendait du pop-corn dans la petite salle de cinéma locale. Même les gens avec qui j’ai traîné pendant trois jours ne voulaient pas cracher pour qui ils allaient voter. Cela semblait une question grossière, ce qui ne serait jamais le cas à New York ou sur la côte Ouest, et j’en ai conclu que tous ces gens ont voté Trump. Je vois bien à quel point l’endroit d’où je viens constitue une bulle, à l’intérieur de laquelle ces choses font l’objet d’une conversation constante. C’est une tout autre chose, assez étrange et dangereuse, que de vivre dans une bulle où l’on écoute Fox News en boucle sans jamais en parler.
Ça change quoi d’être scénariste et cinéaste dans un pays dont le Président a rendu la question de la fiction si politique ?
Ce qui se passe en Amérique aujourd’hui est au-delà de la fiction. Des séries comme Veep, par exemple, sont tout simplement dépassées.