Jeff Nichols

MIDNIGHT SPECIALNé le 7 décembre 1978 à little Rock, Arkansas

USA

Réalisateur, scénariste

Take Shelter, Mud: sur les Rives du Mississippi, Midnight Special, Loving.

Jeff Nichols s’est fait connaître en 2007 avec Shotgun Stories, un post-western situé dans l’Arkansas rural, où il est né il y a trente-huit ans. Avec Take ­Shelter, Mud et Midnight Special, il a continué à explorer le sud des Etats-Unis, en s’essayant chaque fois à des genres cinématogra­phiques différents. Pour Loving, il s’est inspiré, pour la première fois, de faits historiques réels.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette histoire ?

J’ai été approché en 2012 par les producteurs du film : l’acteur Colin Firth, son producteur et partenaire Ged Doherty, et la réalisatrice du documentaire The Loving Story, Nancy Buirski.Ils m’ont envoyé ce documentaire incroyable, dont les riches images d’archives permettaient tout de suite d’imaginer un film de fiction. Ce qui m’a le plus frappé, c’est la sincérité de l’amour que se portaient ces deux personnes. J’en suis tombé amoureux.

Vous enveloppez vos acteurs, de fait, d’un regard très aimant. L’harmonie du couple se propage à son entourage.

Si on fait un film sur la sincérité de l’amour, mieux vaut placer le couple dans un environnement bienveillant – ce doit être clair qu’ils se sont mariés parce qu’ils s’aimaient, pas pour prouver quelque chose au monde. Aux Etats-Unis, où les gens sont très premier degré, on m’a reproché cette douceur, au motif qu’elle ne traduirait pas la nature des relations interraciales dans le Sud. J’ai dû expliquer que le lieu où se déroulait l’histoire, Central Point, n’était pas représentatif du Sud.

Pouvez-vous en dire un peu plus sur ce lieu ?

C’est une petite commune à l’extérieur de Richmond, en Virginie, où les races se sont mêlées ­pendant des générations – Noirs, Blancs, Indiens Cherokee. Les gens ont là une couleur de peau, des traits, très singuliers. Une des routes s’appelle Passing Lane. « Passing » est un mot que les Noirs employaient dans le Sud pour évoquer ces Noirs dont la peau est si claire qu’ils peuvent passer pour Blancs. Les gens étaient agriculteurs – la classe laborieuse rurale. Dans ces communautés très pauvres, il y a une solidarité de fait, une codépendance que j’ai aussi pu observer là où j’ai grandi, en Arkansas. Les gens ont besoin les uns des autres pour travailler, pour survivre. Le père du héros, Richard, par exemple, travaillait pour un Noir.

Dans une mise en scène très classique, vous injectez des ­petites doses de thriller, pour ­figurer la menace qui gronde. Cette idée du foyer menacé par des forces extérieures revient dans presque tous vos films…

Dans le Sud des lois Jim Crow [soit l’ensemble des textes qui, entre 1876 et 1964, ont organisé la ségrégation raciale dans le sud des Etats-Unis], la violence psy­chologique était permanente. On pouvait venir vous chercher n’importe où, à n’importe quel moment, y compris si vous n’aviez rien fait de mal. Les gens n’avaient pas la moindre prise sur leur sécurité. Le même genre de menace diffuse plane en effet dans Take Shelter ou dans ­Shotgun Stories.

En grandissant dans le Sud, vous étiez vous-même ­confronté à la question raciale…

Il y avait beaucoup de Noirs, partout. Cela ne pouvait pas vous échapper. C’était la vie de tous les jours, on ne passait pas son temps à la commenter. Je suis allé à Little Rock Central High, un lycée resté célèbre pour une affaire qui s’est déroulée en 1957, quand neuf jeunes Noirs ont voulu s’y inscrire. Le gouverneur les en a empêchés, mais le président a appelé la garde nationale pour les escorter dans l’école. On les a appelés les « Little Rock Nine ». Quarante ans après, cette école était majoritairement noire. J’étais le seul Blanc de mon équipe de basket. Mais la question raciale était toujours aussi centrale. Les réunions portaient immanquablement sur l’éman­cipation (« empowerment ») de la communauté noire, l’histoire des droits civiques, l’histoire des Noirs. Je réfléchissais constamment à la question, à la manière dont nous étions devenus ce que nous étions. Le soir, j’interrogeais mon père, qui me racontait des histoires de son enfance sur tel shérif raciste, sur les cantines et les lavabos ségrégués, sur ces Noirs qu’on traînait jusqu’au bus en leur donnant un aller simple pour ­Detroit, quand ce n’était pas pire…

Ce contexte n’affleure ­nullement, pourtant, dans vos films précédents…

Je ne voulais pas l’aborder dans mes premiers films, parce que pour moi, le Sud ne se réduisait pas à ce sujet. Et ce sujet est tellement fort qu’il suffit d’en distiller une goutte dans une histoire pour qu’il la cannibalise tout entière. J’ai toujours su que je m’y confronterais un jour, et que cela ne serait pas évident. Je suis un Blanc, né en 1978 : qui suis-je pour aborder la complexité de la question raciale dans le Sud ? En découvrant l’histoire de Richard et Mildred Loving, qui semblait tellement étrangère aux lieux communs sur le Sud, j’ai senti qu’il ­devenait possible pour moi d’aborder ces questions.

 Isabelle Regnier

Journaliste culture, critique de cinéma

 

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