Jean-Paul Civeyrac

Affiche Jean-Paul Civeyrac24 décembre 1964  Paris,

Française

Réalisateur Scénariste

Fantômes   À travers la forêt

Dialogue entre Jean Paul Civeyrac et Jean Douchet à propos de Mon amie Victoria

Comment vous est venue l’idée de ce film ?

C’est Philippe Martin, le producteur, qui m’a suggéré de lire Victoria et les Staveney de Doris Lessing. J’ai trouvé le sujet très fort, et le récit étonnant dans sa façon virtuose — mais sans en avoir l’air — de faire miroiter beaucoup d’idées, d’actions, de contradictions au sein de situations pourtant simples. Ce qui m’a plu aussi, c’était

de contredire mon film précédent, entièrement concentré sur deux jeunes filles plongées dans une atmosphère violente et funèbre. Mon amie Victoria, lui, pouvait être plus doux, plus délicat, avec un charme romanesque, et son sujet permettait de déployer une vue plus large sur la société, de créer des personnages de différentes classes sociales, etc.

Connaissiez-vous le travail de la romancière ?

Pas vraiment. Je connaissais la militante communiste, féministe, et j’admirais la liberté qu’elle avait su trouver dans son parcours jusqu’au Nobel. J’avais peu lu son œuvre mais c’est parce que je ne lis quasiment pas de romans — je lis plutôt de la poésie, de la philosophie ou des essais sur l’art. Or, bien sûr, ce genre de roman est susceptible d’offrir des structures et des personnages riches sur lesquels s’appuyer pour construire des récits cinématographiques. Car — et c’est sans doute un paradoxe qu’il serait trop long ici d’expliquer — si je lis peu de romans, je suis très sensible au romanesque dans les films. Et pour Mon Amie Victoria, je pensais souvent au mélodrame hollywoodien classique, ou à James Ivory, qui me semble un cinéaste très intéressant dans sa manière de regarder ses personnages, en les aimant et les critiquant à la fois, tout en laissant libre le spectateur d’exercer son jugement.

Ce qui est intéressant dans le romanesque du film, c’est que Victoria ne semble pas prise dans les conflits du monde. Parce qu’elle se sait d’emblée perdante, et qu’elle est sensible à tout ce qui se passe autour d’elle, c’est comme si, volontairement ou non, elle ne se laissait pas pénétrer par l’extérieur.

Oui. D’ailleurs, elle se sent tellement perdante que son seul combat sera de vouloir offrir à sa fille Marie la possibilité d’une meilleure existence que la sienne — en espérant que la société l’accueillera mieux en son sein, et qu’elle sera aussi mieux armée pour y faire face. Entreprise douloureuse car Victoria sait très bien que sa réussite pourrait creuser un fossé entre sa fille et elle.

Dans cette histoire, tout est mélodrame, et en même temps, le film est dans le rejet de cela. Ce qui tient au mélodrame, c’est le conflit entre l’individu et la société. Or, la façon d’être au monde de Victoria la retire de ce conflit. De même, c’est n’est plus le sentimentalisme du mélodrame qui est ici travaillé, mais uniquement la sensibilité intériorisée d’un personnage.

Le roman de Lessing parle de la condition des étrangers, et des Noirs en particulier, dans les villes occidentales. C’est l’aspect socio-politique du récit. Mais j’ai essayé, en filmant Guslagie Malanda qui interprète Victoria, de trouver la formule poétique de l’étranger, c’est à dire d’excéder sa représentation simplement réaliste, et de créer une sorte de figure un peu énigmatique, pas sentimentale, de « dormeuse éveillée ». Pendant tout le film, Victoria vit tellement dans les replis de sa « sensibilité intériorisée », étrangère au monde et à elle-même, qu’elle paraît à peine ancrée dans le sol, et presque flotter dans l’existence. Il me semble que l’aspect politique du film s’incarne aussi de cette façon-là, dans cette sorte d’absence au monde et à soi-même, et qui résonne aussi comme un refus non formulé. D’où, par exemple, les scènes de somnambulisme, ou ce que dit de Victoria son amie Fanny dans la voix off : « Sans doute ne comprenait-elle pas vraiment elle-même ce qui la poussait à agir de la sorte », etc.

Le film s’ouvre sur l’image de deux enfants tournant autour d’un arbre. Comment vous est venue cette idée ?

Ce plan a été trouvé pendant le tournage, et c’est au montage que j’ai décidé qu’il ouvrirait la première séquence du film. Au cinéma, c’est toujours mieux quand les choses se passent ainsi, avec l’aléatoire de la vie, comme à tâtons, car cela permet de garder une fraîcheur que la volonté de contrôle absolu peut faire perdre. Et tout spécialement si l’on se hasarde à mettre en scène, même le plus discrètement possible, un peu de symbolisme à l’intérieur du réalisme des actions. Car, bien sûr, cet arbre évoque les racines, ces racines que possède et ne possède pas Victoria. En France, on parle beaucoup d’identité en terme d’appartenance alors qu’on devrait plutôt parler de provenance. Jean-Christophe Bailly dans « Le dépaysement » fait cette distinction qui me paraît très pertinente. Le racisme est souvent contenu dans cette notion d’appartenance. Victoria n’appartient ni à la France ni à l’Afrique mais en provient — j’ai envie de dire : comme vous, comme moi, comme nous tous! Et c’est à partir de là que se forgent de mille manières, au fil de transformations, bifurcations, rencontres, hasards, etc, toutes les nuances d’une identité. D’ou aussi, dans le film, cette maison de poupées que Victoria tient de sa mère, et qui évolue tout au long de l’histoire en connaissant plusieurs états. Ou encore ces trains que l’on regarde passer comment autant de chemins qu’on aurait pu prendre.

On remarque que vous filmez beaucoup en plans rapprochés. Très peu de personnages apparaissent de plain-pied. Et lorsque c’est le cas, c’est surtout dans la séquence située chez la famille blanche où là, en effet, on a les pieds sur terre, on est chez soi.

Oui, cette famille s’inscrit mieux dans le monde que Victoria. Mais ce à quoi j’essaie surtout de parvenir, c’est qu’un gros plan ne soit pas écrasant, saturant, qu’il ne soit pas une forme de chantage à l’émotion. Il me semble sinon qu’on voit moins les personnages et les personnes filmées que la volonté du metteur en scène de traquer, de piéger quelque chose dans l’expression d’un visage au lieu de le laisser librement advenir de lui-même. Ces gros plans essaient de faire apparaître un peu du mystère d’une vie intérieure, en laissant le regard du spectateur libre de circuler, en permettant à sa sensibilité d’entrer en relation avec celle des personnages — et aussi la mienne.

Le film est tout entier travaillé autour d’une intériorité par définition opaque, insaisissable. En comparaison, les situations extérieures, d’interactions humaines, paraissent simples, compréhensibles par tous.

Oui, et en même temps, j’espère témoigner de cette complexité socio-politique à l’œuvre dans le livre de Lessing. Ce qui m’intéressait dans ce récit, c’était de pouvoir traiter le cas d’une femme née en France, parlant sans accent, apparemment « intégrée », et malgré cela, perçue, et se percevant parfois elle-même — même si elle ne se le formule pas ainsi —, comme une étrangère dans son propre pays.

Un spectateur blanc se retrouve donc face à l’imposture d’une société supposée tolérante : d’emblée, Victoria ne peut pas s’intégrer.

Qu’elle soit de tradition chrétienne montre que le problème n’est pas la religion — comme certains cherchent à nous le faire croire tous les jours —, mais bel et bien la couleur de la peau, le fait que Victoria soit noire. Depuis que j’ai eu le projet de ce film, de nombreux événements au retentissement médiatique – à commencer par les attaques contre Christiane Taubira – sont venus me confirmer que j’avais eu raison de le tourner. Ne pas être blanc en France semble toujours rester un problème. Cependant, je n’ai pas cherché à faire un film « coup de poing », à mettre violemment le spectateur face à un drame, mais plutôt à l’inviter, par le biais d’un récit que j’espère émouvant, à avoir une compréhension intime de ce qui se joue entre les personnages. Le film n’est évidemment pas neutre, il a un point de vue, mais il n’oblige le spectateur à rien. Il entend décrire une situation où chacun joue sa partie avec plus ou moins de conscience, de distance, et de liberté.

On sent chez Victoria une immense sensibilité, et en même temps, elle demeure comme inaccessible. Cela rend la voix-off nécessaire pour l’approcher, et pénétrer tout à fait dans le film…

Dès que j’ai décidé d’adapter le livre, j’ai pensé qu’il fallait une voix off. Pour les raisons que vous énoncez, pour ne rien perdre des subtilités de Doris Lessing, et aussi pour la « musicalité » du film. J’ai essayé, en effet, de composer une sorte de ballade très douce, avec beaucoup de variations, et la voix off mêlée aux musiques, aux ambiances et aux voix des acteurs, me semble y contribuer fortement. Je sais que, généralement, la voix off est perçue comme une mise à distance du récit et des personnages, et c’est d’une certaine façon vrai, et ce film l’assume : j’aime penser en effet que le spectateur puisse naviguer dans Mon amie Victoria comme bon lui semble, sans ressentir de prise en otage de sa sensibilité et de son intelligence. Mais je crois également que la voix off peut contribuer au « charme » du film : c’est la voix du conteur qui envoûte son auditoire. Curieusement, ces deux fonctions contradictoires ne me paraissent pas incompatibles. J’aimerais en tout cas qu’elles ne le soient pas ici ; c’est l’un des paris esthétiques de ce film.

 

 

Ce contenu a été posté dans Archives réalisateurs. Mettre en favori.

Comments are closed.