Jean Libon et Yves Hinant, deux piliers de l’ex-magazine “Strip-tease”, passent au long métrage sans abandonner ce qui fit le succès de l’émission. Rencontre à Bruxelles avec les drôles d’auteurs et la très drôle protagoniste du drôle de documentaire “Ni juge ni soumise”.
“Strip-tease”, émission voyeuriste ?
« Strip-tease est né dans les années 1980 de l’influence des comédies sociales à sketchs italiennes, rappellent les deux réalisateurs. Un cinéma populaire qui ne respectait pas grand-chose et faisait tout passer à la moulinette : Eglise, politique, famille, bourgeoisie, rapports hommes-femmes, sexe, etc. » De 1985 à 2012, « l’émission qui vous déshabille » aura imposé son style documentaire (pas d’interview, pas de commentaire, pas de musique) aux téléspectateurs franco-belges — une filiale française est créée en 1992 sur France 3…..
Accusé de voyeurisme ou de manipulation par ses détracteurs, Strip-tease a essuyé toutes les tempêtes mais n’a pas survécu au départ en « pension » (la retraite belge) de Jean Libon et Marco Lamensch, ses deux créateurs. Autre particularité de l’école Strip-tease, et clé de son succès : le temps. « Les films se font au tournage, même avec des images pas terribles, le monteur s’en sortira toujours », aime répéter Yves Hinant pour chambrer son ami Jean Libon, qui lui a donné sa chance, au mitan des années 1990, quand, jeune journaliste sportif mais fan de l’émission, il a frappé à la porte de son bureau de la RTBF. « Un bon réalisateur, c’est un bon régisseur », rétorque, vachard, le mentor, qui a vite abandonné la caméra pour se consacrer à ce qu’il fait le mieux : valider (ou pas) les images rapportées et construire une narration à partir de là.
Trois ans de tournage
Ni juge ni soumise aura ainsi nécessité trois ans de tournage dans le bureau de la juge d’instruction bruxelloise Anne Gruwez (prononcer « grué »). « Et les meilleures séquences ont été tournées dans les dernières semaines. » Un luxe que pouvait se permettre Strip-tease à la grande époque, quand l’émission payait ses réalisateurs pendant des mois avec l’espoir, pas toujours satisfait, qu’ils ramènent un sujet diffusable. Hormis dans Tout ça (ne nous rendra pas le Congo), le second magazine de reportages bruts de décoffrage lancé en 2002 par la paire Libon-Lamensch et dont l’irrévérence perdure, la télévision, belge ou française, n’offre plus guère d’occasion de développer une idée sur la durée, sans garantie de résultats ou de profit immédiat. « Est-ce que la télé n’est pas déjà morte ? » se demande Jean Libon en commandant une eau gazeuse.
Sens de la formule
Il faut pourtant de la patience et de l’opiniâtreté pour accoucher d’un documentaire aussi fort, aussi drôle, aussi bouleversant que Ni juge ni soumise. Les deux zozos connaissent la magistrate depuis quinze ans. Yves Hinant lui a déjà consacré deux films, diffusés dans Strip-tease. En 2008, Anne Gruwez avait un « rôle » secondaire dans Le Flic, la Juge et l’Assassin, faux polar de quatre-vingt-dix minutes dans lequel on suivait pas à pas l’authentique enquête d’un commissaire de Bruxelles sur le meurtre de la malheureuse Farida, égorgée avec un couteau à pain — les pièces à conviction étaient, successivement, une frite (retrouvée dans l’estomac de la victime), une côte de porc et des chaussettes sales. Les trop rares apparitions de la juge d’instruction, au sens de la formule impayable, laissaient le téléspectateur sur sa faim. Un second reportage de vingt-six cultissimes minutes, Madame la juge (2012), recentré sur sa truculente personne et les auditions de ses « clients » (toxicomanes, voleurs, assassins…) dans son bureau du palais de justice de Bruxelles, finira de convaincre Yves Hinant et Jean Libon que la meilleure cliente possible du long métrage qu’on leur propose de réaliser pour le cinéma, c’est elle.
Humanité rare
Attablée devant un carpaccio de bœuf au soja et un verre de sauvignon nature dans un néo-bistrot de la chaussée de Waterloo, exactement à mi-distance entre le palais de justice et la prison de Saint-Gilles, Anne Gruwez se révèle à la hauteur de son personnage. Pommettes saillantes, nez en trompette, yeux malicieux, elle roule les r avec un accent belge à couper à la guillotine. Pas si cabotine que ça, elle a d’abord été réticente quand Yves Hinant l’a à nouveau sollicitée. « J’avais peur que ce soit le film de trop. Mon métier, c’est d’enquêter et de mettre des types en taule, je vous rappelle. »
L’humour pince-sans-rire, à l’écran et à la ville, lui sert à tenir bon devant les horreurs de son quotidien. Les décapitations, les infanticides, les exhumations de cadavres (pour récupérer l’ADN), les descriptions atroces dont elle est témoin semblent n’avoir aucune prise sur elle. Pourtant, dans son bureau, elle rend la justice avec une humanité rare. Ne serait-elle pas autant psy que juge ? Elle acquiesce en citant le serment d’Hippocrate : « Guérir s’il y a moyen, soigner si faire se peut, consoler toujours. » Avant de se montrer plus ferme : « La justice est une affaire de raison et il ne faut pas y mêler du sentiment. » Et de prendre l’exemple du chariot de Platon conduit par deux chevaux, l’un représentant la Raison, l’autre la Passion. « Les deux chevaux doivent être menés à allure équilibrée, à défaut de quoi c’est le carambolage assuré. » Son char à elle, c’est une 2 CV bleue, une valeur sûre, qui a traversé les époques. On n’a pas encore trouvé mieux pour (s’)émanciper.
D’après Télérama, Jérémie Couston le 07/02/2018.