Franco-Suisse
Photographe reporter, cinéaste
Des Tas de Choses, Icebergs, Left Foot Right Foot, Fortuna
Germinal Roaux est un réalisateur de talent aux choix radicaux : des cadres d’une grande justesse, une photographie en noir et blanc au service de ceux qui sont des oubliés de la société. Jusque dans leur âme.
Dès le premier plan d’un film, nous savons si un cinéaste a le sens du cadre ou pas. Qu’est-ce que le cadre pour le photographe que vous êtes et le plan séquence pour le cinéaste que vous êtes aussi ?
Germinal Roaux. Il y a beaucoup d’intuition dans le cadre, une sorte d’équilibre à un moment donné. Je pourrais faire référence au nombre d’or. Un escargot répond à ces règles. Dans la nature, il y a une harmonie, et pour nous, humains, tout à coup il y a un moment où c’est le cadre. La symétrie verticale tient, l’horizontale aussi, les éléments sont placés de manière à ce que cela soit agréable à l’œil. Nous sommes nous-mêmes constitués ainsi. Si nous regardons l’intérieur de nos cellules, l’ADN, toutes ces chaînes-là sont fabriquées avec cette règle géométrique hallucinante. Sur le tournage, je peux être insupportable avec le cadre. Nous décidons d’un cadre et comme je fais des plans fixes, la caméra posée, je viens souvent ennuyer l’opérateur pour baisser d’un centimètre, un petit peu plus à gauche, un petit peu plus à droite puis je déplace encore un petit peu jusqu’à trouver cet endroit… juste. Pour Fortuna, j’avais envie de poser le cadre parce que dans mon premier film, je travaillais beaucoup avec la caméra à l’épaule, mais dans ce lieu spécifique, ce monastère de haute montagne, avec son côté très minéral, je voulais essayer de faire sentir… le temps. Le temps est une notion difficile à rendre. Je l’ai découvert en allant dans des centres de réfugiés où je me suis rendu compte que les gens ne faisaient qu’attendre. Ils ont voyagé pendant des mois ou des années pour certains, ils arrivent là et ils attendent. Ils attendent qu’on leur donne des papiers ou pas, ils attendent de pouvoir rester ou pas. Ils sont devant un grand vide. Je voulais faire ressentir ce temps comme un défi de cinéma. J’ai décidé de faire un film avec quasiment que des plans fixes et une seule optique. Le format 1/33 donne une verticalité que je me le suis imposée en rencontrant la jeune actrice, en explorant les lieux, le monastère, en photographiant le décor. Le film avait besoin de hauteur. Il est planté dans la terre mais aussi dans le ciel car il se situe dans un univers de spiritualité. Puis il y a la verticalité de Fortuna qui est une jeune femme debout. Je tourne en numérique, en digital, avec une Alexa et je contrôle à la fois sur un Combo et dans l’œilleton de la caméra. Je reste très près du tournage, près des acteurs à qui je fais faire beaucoup de prises. Ce que Bruno Ganz, qui joue un chanoine, n’aimait pas tellement. Je filme jusqu’à ce que j’entende le vrai. Je filme en quête de vérité. Les constantes de mon cinéma sont le noir et blanc et le travail sur la lumière, le travail sur le cadre et ici, les plans fixes. Pour Fortuna, le travail sur la lumière de plan fixe m’a fait très peur parce qu’un long plan séquence demande une exigence du cadre et du jeu de l’acteur sur la longueur du plan. Sans avoir aucune possibilité de se rattraper après. Cela tenait au sujet et au fait que j’avais envie de réaliser un film très contemplatif. Car dans notre monde bombardé d’images et de sons en particulier à propos des migrants, je me suis rendu compte que nous n’étions plus informés. Nous étions arrosés de chiffres mais quelque chose dans notre cœur s’était glacé. Moi-même, je me sentais insensibilisé par ces centaines de morts en Méditerranée sans visage, abstraits. Mais une voix me disait : qu’y-suis-je ? Et j’ai pensé qu’avec le cinéma, la poésie, le temps, la contemplation, j’arriverais peut-être à me resensibiliser aux questions essentielles. Je ressentais un grand sentiment d’impuissance et puisque ma compagne fait de l’alphabétisation auprès de mineurs non accompagnés que j’ai pu rencontrer, cela m’a tellement bouleversé que j’ai voulu réaliser ce film.
Dans l’ensemble de vos films, votre intérêt va vers des gens qui n’ont pas leur place dans la société, les handicapés mentaux, les autistes, les migrants mineurs non accompagnés…
Germinal Roaux. Ce qui m’importe est que mon film naisse d’une rencontre. J’ai une fibre de documentariste et de photographe. Pour réaliser Fortuna, j’ai rencontré des réfugiés, des éducateurs, des moines. J’ai eu besoin d’aller voir les chanoines pour comprendre comment ils se comportent face à ce problème et je m’inspire de tout. Je sors mes antennes et je tente de capter. Après, c’est assez mystérieux mais l’observation me nourrit. De même pour les acteurs, j’ai besoin qu’ils « soient » leur personnage puis de trouver une façon de travailler avec chacun d’eux. Je ne travaille pas de la même manière avec Bruno Ganz qu’avec Kidist Siyum Beza, la jeune éthiopienne. Il faut trouver à chaque fois une façon de faire pour qu’il sorte quelque chose d’eux-mêmes et qu’ils ne soient pas seulement des acteurs qui jouent un rôle. J’ai vraiment besoin de voir l’humain derrière l’acteur, pour l’utiliser.(…)
TOUT ÇA EN NOIR ET BLANC. C’ÉTAIT OBLIGÉ ? LA PRODUCTRICE RUTH WALDBURGER N’A PAS FRONCÉ LES SOURCILS ?
Du point de vue artistique, Ruth Waldburger m’a laissé une très grande liberté. Quant au noir et blanc, c’est ma langue, et ça l’est
de plus en plus. Cela me semble le médium idéal pour raconter les histoires telles que je les conçois. On pourrait en parler longuement, même du point de vue philosophique, avec le jeu de l’ombre et de la lumière, et je crois que le spectateur est engagé de façon très différente devant un film en noir et blanc. Le cinéma peut nous ramener à une expérience du temps présent et c’est cela que je recherche. Mon souci est de rendre le spectateur actif, de lui donner un rôle, de l’inviter à réfléchir sur des questions essentielles de notre condition humaine. La vraie difficulté de l’écriture cinématographique c’est de réussir à écrire l’histoire non pas de l’extérieur comme si on l’observait, mais de l’intérieur comme si on la vivait et permettre à chaque spectateur de voir son propre film en lien avec son propre vécu. Un film devrait pouvoir s’écrire dans le regard de celui qui le regarde. Enfin, la conclusion de Fortuna reste ouverte…La fin n’est pas une fin, mais le début de la nouvelle vie de Fortuna, devenue femme. C’est une conclusion ouverte qui offre différentes interprétations et qui permet surtout de faire résonner le dernier long discours de Bruno Ganz sur la question du choix. J’ai d’ailleurs remarqué que la compréhension de la fin différait aux yeux d’un homme et d’une femme, l’un et l’autre interprétant des signes différents en fonction d’une différence d’approche, mais je ne vous en dis pas plus…
D’après Michèle Levieux pour « L’Humanité » du 17 octobre 2018 et les notes de production.